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Marché ethnique du logement

1.2 L’exclusion du marché formel locatif

1.2.1 L’accès au logement : double exclusion

L’accès au logement constitue l’un des aspects les plus importants de la vie des migrants, dans la mesure où trouver un endroit pour s’abriter est la première question à résoudre pour les migrants à leur arrivée, voire avant leur départ. Ils subissent, pourtant, une double exclusion lors de l’accès au logement dans la société d’accueil. Cette double exclusion se présente tout d’abord par le pourcentage faible des Chinois bénéficiant d’un logement social, et ensuite par les difficultés à accéder à un logement locatif dans le marché dominant du logement.

 Peu de présence des migrants chinois dans le logement social

Plus précisément, les immigrants chinois sont exclus du marché du logement public, principalement par leur statut juridique. Comme une grande partie de l’immigration chinoise « par le bas », lors des premières années de séjour en France, est en situation irrégulière, ils sont exclus du logement social, une institution spécifique qui n’accueille que des Français ou des migrants légaux ou régularisés.

Ce constat est, en premier lieu, affirmé par ma propre observation empirique (peu d’habitants chinois dans les logements sociaux en face de la dalle résidentielle de La Noue) et ce que Nicolas Jounin (2014) a constaté dans ses travaux. Dans une étude sur les migrants, il a remarqué la différence du comportement sur la question de l’habitation : pour les migrants chinois, « s’il y a bien concentration, c’est plus dans les quartiers que dans des institutions spécifiques. » (Ibid. : 145-146) La majorité des migrants chinois cherchent à louer un logement sur le marché privé.

93 Ce constat est également soutenu par les données quantitatives. Nous utilisons ici des données présentées dans un article de Nicolas Jounin44 (2014) pour indiquer l’écart entre

l’immigration chinoise et d’autres immigrés lors de l’accès au logement social. En 2008, en ce qui concerne la « part HLM des ménages ordinaires » de la population immigrée, les migrants chinois, avec 7% des ménages chinois résidant dans un HLM, représentent le pourcentage le plus bas parmi tous les migrants, alors que la moyenne de l’ensemble des immigrés est de 27%. Cette proportion est loin des autres groupes de migrants : environ 30-40% pour la plupart des groupes concernés, 71% pour les Mauritaniens, 55% pour les Congolais, 55% pour les migrants originaires de la République du Congo, même les migrants brésiliens, qui occupent l'avant- dernière place, occupent 14% des logements HLM, soit le double du pourcentage des Chinois. (Données citées de N. Jounin 2014 : 137).

A partir de cette comparaison sur les différents pourcentages des ménages immigrés dans les HLM, nous pouvons constater que les migrants chinois sont sous-représentés dans le logement public ou les foyers des travailleurs par rapport aux autres groupes migratoires. Tout cela est une invitation à mener des recherches sur le marché du logement privé, afin de bien comprendre l’accès au logement de cette population migratoire.

 Marché dominant du logement locatif : un accès difficile

Faute de pouvoir trouver une place au logement social, les immigrants chinois se tournent vers le marché du logement privé pour trouver un logement. Pourtant, leurs situations ne sont pas favorables non plus dans le marché dominant qui préfère les locataires ayant un dossier dit « solide », autrement dit, ceux qui ont une bonne situation socioéconomique. Les immigrants chinois subissent ainsi une exclusion du marché privé du logement. Le mécanisme de l’exclusion est souvent mis en œuvre via les agences immobilières.

A Paris, comme dans la plupart des métropoles, la demande pour la location ou l’achat et la vente d’un logement est tellement importante, que depuis longtemps ce marché est dominé par l’offre. L’agence immobilière choisit les locataires selon les critères donnés par les propriétaires pour qui la préoccupation majeure est d’éviter le non règlement du loyer.

44 La source des données de N. Jounin est du recensement de l’INSEE. Son tableau synthétise une série de données

disponibles sur le site de l’INSEE, dans Bernard et al. (2011), ou communiquées par le service statistique du ministère de l’Intérieur. Les données en romain datent de 2006, les données en italique de 2008.

94 Malgré la diversité des critères, il y a des points communs : les pièces d’identité, les justificatifs de ressources, la garantie, etc. En particulier, la demande d’une garantie exclut directement les nouveaux arrivants venant d’arriver, il est presque impossible pour eux de trouver un garant en France, sauf s’ils ont des amis ou de la famille très proche qui sont déjà installés. Le justificatif de ressources exige un travail régulier, stable, et, si possible, un contrat CDI ; en outre, les salaires doivent être au moins le triple du loyer, ce qui exclut une grande partie des travailleurs migrants, car ils ne reçoivent qu’un salaire modeste. En fait, le marché du logement formel préfère des gens ayant un travail stable, avec un salaire digne, ou venant de familles relativement à l’aise. De cette manière, les migrants « sans papier », venant d’arriver, n’ayant pas de travail, ni de justificatif de ressources, sont exclus du marché du logement locatif formel qui favorise les groupes économiquement favorisés. Les migrants, incapables de fournir ces justificatifs exigés, représentent, pour le marché locatif, un risque élevé, par conséquent ils se trouvent en une situation très défavorable face aux choix de l’agence immobilière, quand ils ne sont pas exclus complètement. Ainsi, leur marginalité sociale se traduit par une forme de marginalité spatiale, en l'occurrence, une marginalité résidentielle.

Il est important de noter qu'en pratique peu de migrants tentent leur chance sur le marché du logement formel. La plupart vont directement sur le marché informel. Cela implique que l’exclusion des immigrants prend une forme finalement à la fois plus discrète et plus extrême : l’absence au marché du logement dominant. Comment comprendre cette absence des migrants chinois ? Le sentiment que c'est « impossible » est tellement profondément enraciné, se diffusant via les réseaux sociaux qui tendent à renvoyer une image amplifiée ou grossissante de la réalité, que les nouveaux arrivants renoncent avant de tenter leur chance sur le marché dominant : les expériences vécues des anciens migrants sont suffisantes pour les décourager, ils considèrent d'emblée que c'est « impossible ». Avec la barrière de langue en plus, la plupart des immigrants chinois, une fois arrivée en France, cherchent un abri directement sur le marché ethnique du logement. L’exclusion montre ici sa forme extrême : les migrants renoncent avant d’essayer, autrement dit, les immigrants de bas se retirent ou s’absentent du marché dominant du logement locatif.

Il existe toutefois des propriétaires qui ne louent leurs logements qu’aux étrangers. Néanmoins, il est important de montrer que cette sorte de facilité s'accompagne souvent de demandes supplémentaires, comme des dépôts de garantie plusieurs fois supérieurs à ce qui est d'ordinaire demandé, un paiement de plusieurs mois de loyer en avance, un loyer plus élevé que

95 le prix moyen, un contrat de bail ne correspondant pas aux normes, une retenue de garantie sur des arguments de mauvaise foi, voire des comportements illégaux. Bien entendu, ces propriétaires profitent de la situation vulnérable des immigrants qui sont exclus du marché dominant, afin de maximaliser son profit. En conclusion, on voit là une des raisons institutionnelles de l’émergence des marchés secondaires ou informels du logement, à savoir le fait que le seuil de l’accès au logement dominant est très élevé pour les migrants, mettant en action une exclusion sous forme généralisée.

1.2.2 L’accès au logement des migrants chinois : problématiser la question de

l’habitat

L’intérêt académique porté sur l’accès au logement des migrants ne se dément pas, et cela reste l’un des thèmes les plus recherchés parmi les études sur l’immigration en France (De Rudder 1976, 1983, 1987 ; Patrick Simon 1999 ; Nadir Boumaza 1987 ; Blanc-Chaléard 2001 ; Lévy-Vroelant 2006, pour ne citer que quelques-uns). Le travail de Véronique de Rudder est parmi les premiers en France à traiter de l’habitation des migrants comme une question sociale. Pourtant, la plupart des études se focalisent sur le logement social, surtout les HLM, ou les foyers des travailleurs migrants (De Rudder-Paurd 1976 ; De Rudder 1983, 1987 ; Raad 2017, pour ne citer que quelques-uns), pour plusieurs raisons. Bien entendu, à l’époque, la plupart des migrants étrangers, majoritairement des migrants maghrébins et sub-sahariens, sont venus travailler en France sous contrat, ils sont logés dans des foyers de travailleurs. Ainsi, le foyer des travailleurs constitue le type d’habitation le plus typique de l’époque.

Or, la concentration de nombreux migrants dans un espace urbain donné, qu'il s'agisse de logements sociaux ou de foyers de travailleurs, constitue un phénomène social et politique décisif pour comprendre l’intégration des migrants. La concentration des migrants dans un logement social constitue ainsi le domaine privilégié des études sur le logement, ce qui nous demande à tenir une attitude réflexive sur le rapport entre objets de recherche et le politique, un sujet déjà argumenté par A. Sayad :

« La subordination objective de la science au politique, telle qu’elle se trouve réalisée dans ce domaine (peut-être plus que partout ailleurs) en raison de l’imposition d’une problématique qui est celle de l’ordre social (en toutes ses formes, démographique,

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économique, sociale, culturelle et, par-dessus tout cela, politique), oblige à s’interroger sur les conditions sociales de possibilité de la science globale (empruntant à toutes les disciplines de la science sociale) du phénomène migratoire en sa double composante d’émigration et d’immigration ; à s’interroger, plus particulièrement, sur les conditions sociales d’émergence de certaines questions qui n’existent comme objets sociaux qu’à la condition qu’on les construite, d’abord, comme objets de discours et, seulement après, comme objets de science. […] la sociologie de l’émigration et de l’immigration est inséparable de cette attitude réflexive qui consiste à s’interroger, à propos de chaque aspect étudié, sur les conditions sociales qui ont rendu possible l’étude, c’est-à-dire la constitution de l’aspect considéré en objet d’étude et sur les effets sur ce même aspect de l’étude qui en est faite. » (Sayad 1999 : 15-16)

On portera ce point de vue à l’égard de l’habitat des migrants dans la sociologie de l’immigration. Si certaines questions, telles que les banlieues, les HLM ou les logements sociaux, gagent plus de visibilité, car elles sont importantes politiquement, d’autres questions comme le marché du logement privé des immigrants sont alors moins visibles et moins intéressées par le regard politique. Différentes des études sur les premiers, les travaux portant sur le dernier sont beaucoup moins nombreux. Or, comment les données ci-dessus ont montré, à la différence des autres migrants, les migrants chinois sont peu présents sur le marché du logement public, mais se concentrent sur le marché du logement privé, qui reste encore un domaine peu exploré.

Or, l'espace résidentiel est d'une importance capitale pour les immigrés, y compris les Chinois.

 Tout d'abord, c'est le lieu dont ils ont en premier besoin lors de leur arrivée dans le pays d'accueil pour s'abriter, et également le « théâtre » le plus important de leur vie quotidienne.

 Deuxièmement, en France, un pays où l'identité voire l'existence doit être attestée par toutes sortes de documents, une pièce justificative de domicile constitue l'un des aspects les plus essentiels de la trajectoire migratoire.

 Troisièmement, l'espace résidentiel peut servir en même temps comme espace éventuel de travail, surtout pour les immigrés précaires : cette transformation de l'utilisation de l'espace – de logement d'habitation à un usage mixte travail- résidence – est parfois indispensable pour la survie des immigrants.

97 En outre, l’espace résidentiel est l'un des éléments les plus directs et les plus concrets de l'état économique et social des immigrés. La manière dont l'espace d'habitation est disposé reflète, dans une certaine mesure, les rapports internes au sein d'une famille et, surtout, les rapports entre les différents occupants du logement.

Comme la préférence d’un « bon » locataire du marché et les critères qu'il exige excluent les migrants chinois du marché du logement dominant et les poussent vers des marchés marginaux, les migrants chinois n’ont pas d’autres choix que de recourir à la communauté, ou aux informations qui circulent parmi ses compatriotes. C'est pourquoi le privilège donné par les migrants chinois à un accès au logement via la communauté chinoise ne doit pas être considéré simplement comme un repli ou la preuve du communautarisme des Chinois. Au contraire, il s’agit d’une réponse, d’un choix et d’une stratégie à la double exclusion, par les politiques migratoires et par le marché. Ici, nous cherchons à comprendre l’agency (capacité d’agir) des immigrants imbriqués dans ce mécanisme d’exclusion à travers une description et des analyses sur le marché ethnique du logement des immigrants chinois.

1.3 Le marché ethnique du logement : une stratégie pour l’accès

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