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Marché ethnique du logement

1.6 Dapu : quelques hypothèses

1.6.1 Qui sont les sous-bailleurs ? Qui sont les sous-locataires ?

Dans le marché ethnique du logement, qui devient plus facilement sous-bailleur, et quel est le profil des sous-locataires ? Une étude systématique des différents aspects des habitants pourrait nous aider à mieux saisir la complexité de la communauté chinoise et la hiérarchie à la fois économique, sociale et résidentielle qui la structure.

Une fois sur le terrain, on constate très vite que les propriétaires et les sous-bailleurs sont majoritairement originaires de Wenzhou ; par contre, les sous-locataires sont des immigrés venant d'autres régions. La région d’origine semble, à premier vue, constituer le principal facteur d’inégalité entre les groupes. Suffirait-elle à expliquer les stratégies variées de logement des habitants chinois ? Or, selon les entretiens et les observations de l'enquête, cette différence

51 Voir l’article de Béguin et Lévy-Vroelant (2012) qui travaillent sur les jeunes qui habitent à des formes dites

122 s'explique plutôt par plusieurs éléments : le réseau interpersonnel des migrants, l’ancienneté dans l’immigration, la situation familiale et le projet migratoire des migrants.

 L’ancienneté et le réseau interpersonnel développé

Pour l’accès au logement, les immigrants chinois ont des difficultés diverses. Les migrants de Wenzhou, qui constituent la majorité des Chinois en France, sont plus nombreux et font partie d'une vague d'immigration plus ancienne que les autres. Contrairement aux immigrants chinois des nouvelles vagues qui sont arrivés en France seuls, sans aucun soutien, ni financier, ni sentimental, les gens de Wenzhou se trouvent insérés dans un réseau interpersonnel dès leur arrivée – ils ont tous plus ou moins quelques membres de leur famille qui y sont déjà installés.

La famille Zhou que je connais depuis 2009 est un bon exemple : quand la petite sœur est arrivée en France, la sœur aînée y était déjà depuis plusieurs années, donc elle a pu loger chez elle jusqu'à son mariage. Quand la deuxième sœur est arrivée, elle a pu trouver un appartement stable, malgré ses conditions défavorables, avec l’aide de la sœur aînée qui s’est présentée comme la garante lors de la location.

Ce réseau interpersonnel apporte un autre avantage, comme ce que nous avons montré plus haut (sous-chapitre 3.2) : pour les habitants de Wenzhou comme Madame Pipa et Monsieur Ke Tianjie, l’accès au logement en sous-location n'est accompagné d'aucun frais supplémentaire, alors que pour Monsieur Qin Xiaoshan, un habitant du Fujian qui n'a pas de famille en France, il fallait payer 300 euros pour que l’on lui trouve une place en sous-location. Aujourd’hui, avec ses réseaux rétablis dans la société d’accueil, il n’a plus besoin de payer pour un nouvel accès du logement.

L’ancienneté d’un migrant dans l’immigration est aussi un élément important pour comprendre la différence de type d’habitations. En général, plus un immigrant est resté en France longtemps, plus facile est son accès au logement, grâce aux liens développés et ressources accumulées avec le temps. Avec l’étendu du réseau interpersonnel, l’accès aux informations devient de plus en plus facile. L’ancienneté plus considérable d’un migrant implique en général la stabilisation de sa situation économique, la régularisation de son statut, et l’investissement plus profond dans la vie locale, des aspects importants qui incitent les migrants à s’investir dans des logements plus stables et qu'ils jugent plus dignes.

123  La situation familiale des migrants

La situation familiale influence également l’accès au logement ainsi que le type d’habitat possible. En général, quand ils sont en famille, notamment avec des enfants, les immigrants ont plus de facilité pour accéder au logement normal que les immigrants seuls. Leur situation financière est en général plus stable (au moins un de deux parents travaille, ce qui assure un revenu relativement régulier) et ils sont souvent en mesure de louer un appartement qui correspond mieux à leur besoin spatial.

Par contre, les immigrants seuls, limités par leurs ressources et en demande d’un espace résidentiel minimum (essentiellement pour dormir), n’ont pas ni la volonté ni la capacité d’accéder à un appartement et préfèrent, dans la plupart des cas, une sous-location. Comme le loyer constitue une part importante dans les dépenses des familles chinoises vivant en France, surtout à Paris et ses banlieues, l’investissement minimum dans le logement peut être ainsi considéré comme le témoin d'un effort pour minimiser les dépenses et épargner des ressources faibles. Ainsi, des propriétaires ou des sous-bailleurs en famille, souvent avec des enfants, et des sous-locataires seuls, constitue la combinaison la plus typique pour ceux qui pratiquent le

dapu dans le quartier enquêté.

 Projet migratoire

L’investissement au logement dépend également du projet migratoire des immigrants. Dans un contexte de globalisation, bien qu’il n’y ait plus de départ définitif pour les immigrants qui font souvent des allers-retours entre le pays d’accueil et leur pays d’origine, ou qui se déplacent entre des pays multiples, nous pouvons distinguer deux sortes d’immigrants, en fonction de leurs projets migratoires : ceux qui ont un projet migratoire « définitif », et ceux dont le projet migratoire reste « non défini ». L’essentiel de la vie des premiers (le mariage, la scolarisation des enfants, le travail, etc.) se passe en France. Ils investissent plus dans le logement, ce qui correspond bien à la situation des immigrants originaires de Wenzhou qui sont en général en famille et ont une forte volonté de rester en France. Dans le cas des seconds, leurs projets migratoires changent en suivant l’évolution de leur situation socio-économique et de la possibilité d’être régularisé. Leurs investissements dans le logement varient également. Les immigrants originaires de différentes villes du Nord de la Chine font partie de cette seconde

124 catégorie52. Vivant en France seuls ou en couple, sans enfants scolarisés, ils ne veulent pas

investir énormément dans le logement, surtout pour ceux qui restent temporairement en France. Moins ils dépensent ici, plus ils peuvent envoyer d'argent chez eux en Chine.

La séparation de ces éléments n'est cependant possible qu'en théorie. En pratique, ils sont imbriqués et se cumulent : le réseau interpersonnel d’un migrant s’étend avec l’augmentation de son ancienneté dans l’immigration, et le projet migratoire est lié étroitement à la situation familiale et économique des migrants.

Pour résumer, les sous-locataires sont majoritairement composés des migrants qui vivent seul en France, pour une ancienneté courte. N’ayant pas de projet migratoire clair et défini, avec des revenus très limités, ils préfèrent la sous-location chez d’autres. Certains d’entre eux n’ont même pas l’intention de rester en France, ils ne viennent que pour gagner de l’argent et retourner en Chine avec leur épargne.

Contrairement aux sous-locataires, les sous-bailleurs ont pour la plupart des projets migratoires déterminés - régulariser leur statut et réaliser leurs projets professionnels, qui visent la réussite économique - malgré leurs conditions de vie défavorables. Bien que les sous- bailleurs se trouvent souvent en situation irrégulière, avec des emplois précaires et des revenus modestes, ils attendent avec impatience le moment de pouvoir remplir les conditions de demande de régularisation. De cette façon, le logement est important sur le plan administratif : une adresse postale valide, en plus les justificatifs de domicile, constituent des preuves indispensables pour les migrants lors de la régularisation dans le futur.

Il faut éclaircir que les locataires parmi eux qui choisissent de sous-louer une part de leur espace résidentiel, cherchent plutôt à baisser leurs dépenses de logement plutôt que de tirer profit de cette activité, ce qui les distinguent des marchands de sommeil. Les logements qu’ils louent sont ainsi devenus une ressource rare qu'ils peuvent commercialiser. C’est pourquoi certaines familles chinoises, une fois devenues propriétaires, ne prennent plus des sous- locataires car ils considèrent « qu’il est si confortable d’habiter avec sa seule famille53 ! »

52 Les gens du Fujian ont des projets migratoires variés, ce qui les distingue à la fois immigrants de Wenzhou et

de ceux du Nord. Certains veulent aller en Angleterre et ne considèrent pas la France comme leur pays de destination, si bien qu'ils sont tout le temps prêts à partir. D'autres, surtout des migrants de 20 à 40 ans, suivent le modèle des migrants de Wenzhou et s’installent en France ; d’autres, plus âgés (souvent plus de 50 ans), n’ont pas encore pris leur résolution à rester.

125 La sous-location n’implique pas que les sous-bailleurs chinois soient indifférents à l’espace privé, ni au confort de l’habitat. En revanche, la demande de confort, quoique secondaire pour les migrants en situation socio-économique vulnérable, est importante et révélatrice de l’amélioration des conditions de vie : une fois leur situation améliorée, les migrants s’intéressent plus à la qualité de la vie et au confort, en s’investissant plus dans leur logement et dans la société d’accueil. Nous présentons ci-dessous deux cas de propriétaires, dont un qui sous-loue son appartement, et l’autre qui ne le fait plus. La comparaison de ces deux cas pourrait nous aider à éclaircir les logiques économiques derrière le dapu.

Madame Yan Shouyi, ancienne locataire du bâtiment 3 et propriétaire du bâtiment 2, préfère continuer à sous-louer son appartement à d’autres migrants chinois même après son accès à la propriété. Ancienne salariée dans la restauration, elle a dû arrêter le travail à cause de problèmes de santé. Ainsi, son mari, également salarié dans la restauration, est la seule personne qui travaille pour nourrir la famille, y compris trois enfants. Même si elle touche les allocations sociales (logement, chômage, etc.), sa famille a toujours des revenus modestes. Au cours d'un entretien, « elle m’a dit qu'elle avait fait le choix d’héberger des personnes

extérieures à la famille non pas pour gagner de l’argent, mais pour compenser les dépenses de la vie quotidienne. Ils doivent rembourser plus de 700 euros par mois à la banque, en plus des charges et d’autres frais, cela fait plus de 1000 euros (de dépenses associées au logement). »

(Note de l’entretien le 05/10/2016)

Madame Meng Li, Chinoise originaire du Fujian, est née en 1982 et mariée, avec un fils et une fille. Arrivée en France en 2003, elle est régularisée en 2013 avec son mari. Quand elle était locataire au bâtiment 4, elle était sous-bailleur et a sous-loué son logement à deux personnes, son cousin et le fils de sa cousine. Actuellement propriétaire du bâtiment 7, elle ne veut plus sous-louer son appartement. Elle travaille dans la restauration, alors que son mari travaille dans le bâtiment (la rénovation intérieure). La situation économique de cette famille est plus favorable que la famille de Yan Shouyi, avec tous les deux travaillant à temps plein et un contrat de travail en CDI.

(J’ai cru que Madame Meng Li habitait toujours au bâtiment 4, mais elle m’a amené directement au bâtiment 7. Je lui ai demandé si elle a déménagé, elle m’a dit qu’elle a déménagé depuis un an.)

« DJ : Tu as acheté ton appartement ? ML : Oui, je l’ai acheté.

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(L’appartement se trouve au 12e étage)

DJ : C’est mieux ici qu'au bâtiment 4 ?

ML : Bien sûr ! Il y a trop de monde au bâtiment 4, mais au bâtiment 7, on utilise ça (elle me montre son badge). Elle ajoute : Mais maintenant ils ont installé ça aussi au bâtiment 4.

DJ : Tu fais encore le dapu maintenant ?

ML : Non, on ne fait plus, on habite tout seul en famille. C'est beaucoup plus confortable ! »

(Note d’entretien le 19/03/2017) Les deux familles sont, l’une comme l’autre, propriétaires. Pourtant, elles diffèrent sur deux points : d’une part, les deux parents de la famille Meng Li travaillent, alors que dans la famille de Yan Shouyi, il n’y a que le mari qui travaille ; d’autre part, la famille Meng Li a deux enfants, alors que la famille de Yan Shouyi en a trois. Ces deux points impliquent au final à la fois moins de revenus et plus de dépenses pour la famille de Yan Shouyi. Comme elle l’explique dans l’entretien, Madame Yan Shouyi a choisi de sous-louer leur appartement, limitant ainsi leur propre espace résidentiel. La stratégie concernant l’espace résidentiel reflète de cette façon la situation socio-économique des familles migrantes concernées.

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