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Des enquêtes antérieures (expériences, leçons et l’intérêt développé) : enquête multi-sites

Avant de m’installer définitivement à Bagnolet en 2013, j’avais fait des recherches à Paris et à Aubervilliers, deux villes où des habitants chinois étaient plus nombreux à l’association Pierre Ducerf où j’étais bénévole. J’ai conscience que l'identité des enquêtés potentiels était liée à l’association : la majorité des Chinois que j’ai pu rencontrer sont de nouveaux arrivants (moins de dix ans pour être plus précise), principalement originaires de Wenzhou, malgré la diversification de l’immigration chinoise. Par contre, les Chinois d’Asie du sud-est ou les nouveaux arrivants d’autres régions de Chine étaient rarement vus au sein de l’association, même si l’association cherchait à servir tous les Chinois ou immigrés d'origine chinoise quelle que soit leur région d’origine.

 A Aubervilliers

Avant de mener une enquête de terrain permanente à Aubervilliers, j’y avais fait des visites ponctuelles, soit sur demande de l’association Pierre Ducerf, soit pour des visites personnelles. A partir de février 2014, j’ai proposé à Madame Li, une collègue chinoise, salariée de l’association Pierre Ducerf, travaillant pour la plupart de temps dans des institutions publiques telles que l’école ou la PMI à Aubervilliers, de l’accompagner en tant que stagiaire dans son travail, afin de pouvoir « observer » et « participer ».

57 Le quartier « Quatre Chemins-Villette », où se déroulait principalement l’enquête de terrain, est un quartier résidentiel populaire et d’immigrés. Il fait partie d’Aubervilliers, une commune de banlieue parisienne. Comme Bagnolet, Aubervilliers appartient également à des villes de « banlieue rouge ». Avec des mairies communistes successives entre 1945 et 2008, la mairie est revenue au Parti socialiste à partir de 2008, mais, le Parti Communiste Français (PCF) a repris la mairie après l’élection en 2014.

Située au nord de Paris (la Porte de la Villette), Aubervilliers est une ville du département de la Seine-Saint-Denis (93), caractérisée par sa forte concentration de la population immigrée (avec une population de nationalité étrangère de 28 856 en 2013, soit 37,3% de la population d’Aubervilliers, contre 22,4% en Seine-Saint-Denis28), ainsi que ses

habitants d’origine populaire (avec 1 113€ comme médiane du revenu fiscal des ménages en 2013, contre 1 395€ en Seine-Saint-Denis et 1 682€ en France métropolitaine29). En ce qui

concerne la composition démographique, la ville d’Aubervilliers compte une population maghrébine importante. Néanmoins, depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, la présence des habitants chinois est devenue de plus en plus manifeste, et la population chinoise constitue aujourd’hui une des populations minoritaires les plus importantes à Aubervilliers, avec 3 317 Chinois recensés en 201030. Selon les autorités locales, « le nombre de Chinois a

très considérablement augmenté depuis 1999 et aujourd'hui, il est devenu la deuxième communauté étrangère la plus importante d'Aubervilliers. »

Depuis les années 2000, Aubervilliers a constaté une diversification de la population chinoise. Malgré une présence prédominante des Chinois originaires de Wenzhou, de plus en plus d’immigrés chinois venus du Fujian se sont installés dans cette ville proche de la capitale. De plus, parmi les habitants chinois, on rencontre des immigrés venant de la région Nord-est (anciennement appelée « la Mandchourie », une région mentionnée à plusieurs reprises dans les médias français et aussi dans des recherches scientifiques31, en raison de la présence sur le trottoir parisien de prostituées chinoises), et de différents endroits du Nord de la Chine, tels que

28 Sources venues de l’Observatoire de la société locale, Mairie d’Aubervilliers. Consulté le 03/11/2017 sur le site

la ville d’Aubervilliers : http://www.aubervilliers.fr/Les-donnees-locales.

29 Il s’agit de médiane du revenu fiscal disponible des ménages par UC et par mois en 2013, en basant sur le

recensement l’INSEE en 2013. Les données statistiques sont disponibles sur le site de la ville d’Aubervilliers : http://www.aubervilliers.fr/Les-donnees-locales. Consulté le 03/11/2017.

30 Cette donnée d’INESS est venue de la ville d’Aubervilliers. 31 Voir Zhao Yeqin (2009).

58 Qingdao (une ville du Shangdong), les provinces du Hebei (proche de Pékin) et du Henan, et la municipalité de Tianjin.

Dès qu’on sort du métro Aubervilliers-Pantin-Quatre Chemins (ligne 7), on se trouve au carrefour de deux grands boulevards, Avenue de la République et Avenue Jean Jaurès. Il s’agit d’un quartier très animé, avec plein de commerces du quartier, de pharmacies, cafés-bars, boucheries, de restaurants chinois, de boulangeries orientales, en passant par des épiceries, des supermarchés ou des salons de coiffure. Après avoir quitté les artères principales, on se trouve dans un endroit plutôt calme, dominé par des immeubles résidentiels. Malgré la répartition des immigrés chinois dans toute la ville, le quartier Quatre Chemins-Villette, jouxtant directement Paris et Pantin, constitue un des quartiers où se concentrent ces habitants chinois. La concentration des habitants chinois est plus manifeste dans les immeubles situés aux 2, 4 et 6 de la rue des cités, dont l’immeuble du 4 est composé de 19 étages, d’une hauteur de 65 mètres environs, alors que l’immeuble du 2 possède 13 étages et l’immeuble du 6, 17 étages. Beaucoup d’appartements de ces immeubles sont la propriété de Chinois, et l’accès des immigrés chinois est plus simple que l’accès au marché locatif public. Plusieurs institutions publiques, telles que l’école et la PMI, se trouvent également dans le quartier, à proximité de ces immeubles résidentiels. De nombreux habitants chinois travaillent à Aubervilliers, dans le secteur commercial des entrepôts, dans la restauration, les supermarchés chinois, ou les ateliers de confection, etc.

Pourtant, ce quartier est considéré par les habitants chinois comme un quartier dangereux. A partir de 2015, même les habitants chinois de Bagnolet, qui voulaient déménager, m’ont exprimé leur volonté d’éviter le quartier Quatre Chemins, classé en zone de sécurité prioritaire (ZSP) en 2013. Les habitants rencontrés m’ont conseillé d’éviter de marcher seule dans les rues isolées ou quand il fait nuit. Madame Li, interprète et médiatrice chinoise, m’a expliqué qu’elle ne travaillait jamais le soir et quittait le quartier avant qu’il ne fasse nuit.

 A Paris

Quand j’ai fait des enquêtes de terrain dans le cadre de mon master de sociologie entre 2011 et 2012, les familles chinoises que j’ai rencontrées n’habitaient pas toutes dans les quartiers asiatiques ou chinois. Quelques familles chinoises du quartier « Arts-et-métiers », en particulier des locataires, se concentraient dans certains immeubles, au lieu de se disperser dans tout le quartier. La plupart des familles rencontrées résidaient dans les 11ème et 20ème

59 arrondissements, un peu au-delà des quartiers dits « chinois » que sont « Arts-et- métiers/République » et Belleville. J’ai rencontré également une famille chinoise installée exceptionnellement dans le 17ème arrondissement, où elle était la seule famille chinoise de son bâtiment. Les familles immigrées rencontrées dans le cadre de l’association sont majoritairement des nouveaux arrivants, qui sont plutôt vulnérables. De cette manière, l’auteure est sollicitée, en général, comme interprète pour ces familles, pour les accompagner dans des institutions différentes, comme la PMI et l’école.

« Les intermédiaires » ou la méthode « boule de neige » ?

Entretiens, observation et participation

La méthode dite « Boule de neige » est la plus utilisée par les chercheurs travaillant sur des groupes sociaux ou dans des sociétés dont les liens interpersonnels sont très étroits. Prenons la société chinoise comme exemple : de nombreuses études qualitatives en sciences sociales, menées par des chercheurs tant chinois qu’étrangers, ont recueilli leurs matériaux via cette méthode de « boule de neige ». Pourtant, en employant cette méthode lors de mon enquête de terrain à Bagnolet, j’ai rencontré des barrières, et cela m’a invité à réfléchir sur les situations (la confiance ou la méfiance) des habitants-immigrés chinois, ainsi que sur les méthodes de recherche.

J'ai commencé par chercher un "intermédiaire" vers le quartier ou la communauté chinoise. Au début, cela a fonctionné. Grâce à Monsieur Sun, le patron du restaurant chinois en bas du bâtiment 3, et Monsieur Ke, le patron du café chinois du bâtiment 4, j'ai pu recueillir beaucoup d'informations générales par rapport au quartier et aux habitants chinois. Pourtant, ce type de contact reste très limité. En dehors de ces rencontres, j'ai pu croiser des habitants qui fréquentent ces endroits à la fois publics et commerciaux ; par contre, en dehors de ces rencontres toutes superficielles, je n'avais plus de contacts avec les habitants, et cela sans parler des contacts plus approfondis pour pouvoir faire un entretien.

Après avoir commencé mon stage au sein du centre, j'ai pu trouver une place appropriée au sein du quartier. J'ai fait la connaissance de Madame Jin, une habitante chinoise du quartier, qui m'a présentée à ses amis. Pourtant, cet essai de "boule de neige" n'a pas fonctionné. Ses amis restaient toujours réticents vis-à-vis de ma présence. Ce fut le cas aussi quand j'ai essayé

60 de me faire connaître auprès des habitants en me présentant régulièrement dans les espaces publics tels que les restaurants ou les cafés. Les habitants chinois m’ont à peine saluée.

Il est donc devenu impossible de demander aux patrons, personnes connues du quartier, de me présenter à d'autres habitants. Le problème n'est pas qu'ils ne voulaient pas le faire, mais plutôt que cela ne débouchait sur rien. Bien qu'ils connaissent presque tous les habitants du quartier et qu’ils veulent me présentent aux habitants qu'ils connaissent, les habitants restaient toutefois méfiants vis-à-vis de moi.

Dans ce cas-là, la méthode « boule de neige » n'a pas marché dans ce quartier. Les contacts restaient entre nous, et n’arrivaient pas à s’étendre à d’autres, bien qu'il s'agisse d'un quartier d'interconnaissance. La confiance - un préalable pour faire avancer « la boule de neige » et être présentée à un inconnu, pour avoir ensuite des interactions et enfin un entretien - n’a fonctionné que parmi les membres d’une même famille. Dans certains cas, la femme ou le mari a même refusé ma demande d’entretien avec l’autre, en m’expliquant, « je peux t’informer, je connais tout ce qui concerne mon conjoint ». C'était un obstacle que je n’avais pas prévu. Je sentais une méfiance à mon égard, non sans lien avec leur statut d’« immigrés irréguliers » et leur présence en France non justifiée.

Ainsi, j'ai dû trouver une autre méthode pour connaître le plus d’habitants possible, puisque la méthode « boule de neige » ne marchait pas. En même temps, comme j'avais commencé mon stage au centre, j'ai essayé de rester plus longtemps dans le quartier, en parlant avec les habitants, en fréquentant les endroits où ils allaient, afin de me faire connaître. Ainsi, l'accompagnement individuel doublé d'une observation participante est devenu ma méthode principale.

 Le mythe de l’ « entretien »

A la différence de l'entretien semi-directif composé de questions plus ou moins encadrées mais ouvertes, cette méthode participante me permet d'observer comment vivent les habitants chinois, leurs difficultés, leurs interactions avec les institutions publiques ou privées, ainsi que leur bonheur et soucis, en les accompagnant dans la vie quotidienne.

Au début, je ne me suis pas rendue compte de l’efficacité de l'observation participante, à cette époque-là, j’étais préoccupée de connaître les habitants, de créer des liens avec eux, afin d’avoir des rendez-vous avec ces enquêtés pour faires des entretiens semi-directifs. J’étais

61 tellement préoccupée par l’ « entretien », qu’après une longue période d’observation, j’étais angoissée du fait que ma présence régulière au quartier n’aboutissait pas à de nombreux entretiens. J’ai parlé de mon angoisse à mes deux directeurs, et grâce à ces échanges, j’ai commencé à réfléchir autrement aux différentes méthodes de recherche.

Bien entendu, l’entretien est une méthode efficace qui nous permet de recueillir autant de matériaux que possible dans un temps donné. Cette méthode est tellement efficace, qu’elle prend une part essentielle dans les manuels d’enquête. L’entretien prend ainsi une place essentielle dans les enquêtes sociologiques, surtout pour les jeunes doctorants. Entre doctorants, on échange sur le nombre et la longueur les entretiens qu’on a déjà faits, on s’interroge pour savoir si ce nombre et cette longueur sont suffisants pour défendre la validité de notre recherche. L’importance de l’entretien est tellement mise en avant, que l’entretien devient l’essentiel de la recherche : plus on fait d’entretiens, plus convaincant est la conclusion des recherches. L’efficacité et l’importance de l’entretien est bien évidemment indéniable, mais quand l’entretien devient le seul critère efficace pour juger la qualité de recherche, cela doit nous questionner sur le mythe de l’ « entretien ». N’étant qu’un moyen d’enquête, la validité de l’entretien n’est pas déterminée par le nombre. Une recherche ethnographique basée sur cent entretiens ne sera pas plus valide que celle basée sur cinquante entretiens. Par contre, l’entretien est un moyen efficace couplé avec les informations provenant d’autres méthodes, tels que l’observation participante. Imaginons une recherche ethnographique qui fait de nombreux entretiens dans une période courte, sans avoir d’interaction à long terme avec les enquêtés par avance, croyons-nous alors à la validité de cette recherche ? Si les chercheurs ne connaissent pas bien leurs enquêtés, comment peuvent-ils interpréter les discours des enquêtés ? Dans ce sens-là, plusieurs entretiens ne suffisent pas, il faut une interaction à long terme pour avoir des connaissances pour interpréter les informations. Le risque en effet est que l’enquêté veuille donner une image de sa situation éloignée de la réalité. Parfois cette image est quasiment une légende créée de toutes pièces pour se protéger. Ainsi, il ne faut pas non seulement écouter ce que les enquêtés veulent dire, mais aussi observer ce qu’ils font. En comparant les discours et les pratiques, on peut comprendre les discours transmis lors de l’entretien, ce qui nous permet de mieux saisir la complexité et les différentes représentations de soi des enquêtés (voir l’encadré 1 à la fin de ce chapitre).

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