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A partir d’avril 2013, j’ai entamé mon enquête de terrain dans le quartier de La Noue de Bagnolet, un quartier populaire immigré, avec une population chinoise importante. A l'est de Paris, Bagnolet est une ville du département de la Seine-Saint-Denis (93), caractérisée par sa forte concentration de population immigrée, ainsi que ses habitants d'origine populaire22. Située à la porte de Paris, Bagnolet est considéré comme « la banlieue de Paris ». Avec ses maires communistes depuis 1928, Bagnolet fait partie, depuis longtemps, de la banlieue rouge, « la ceinture de municipalités autour de Paris conquises par le Parti communiste à partir des années 1920, où s’est structurée une identité locale fondée sur la classe ouvrière » (Fourcaut 1995). A partir de 2014, l’élection d’une mairie socialiste met un terme aux mairies communistes de longue date et marque un changement politique important. Comme le montrent de nombreuses études de sociologie urbaine, la banlieue n’indique pas seulement une marginalité spatiale, mais aussi une marginalité sociale, « ces espaces (la banlieue rouge) restent marqués par des taux élevés de logements sociaux et une surreprésentation des classes populaires » (Raad 2017 : 34). Avec une forme de quasi-triangle, la ville de Bagnolet est entourée par Paris à l'ouest, Les Lilas au nord et Montreuil à l'est. Elle est composée de sept quartiers (voir la Figure 6 au- dessous) : au nord, la Dhuys, le Plateau, le Centre et les Malassis ; au sud, les Coutures, le Centre sud et la Noue. La Noue est le quartier le plus petit (en superficie) parmi ces sept quartiers et côtoie la ville de Montreuil. Malgré sa proximité spatiale avec Gallieni, terminus du métro ligne 3 qui traverse la capitale de l’est à l’ouest, le quartier de La Noue est séparé de Paris 20ème par un grand parc départemental de la Seine-Saint-Denis. Pour arriver à La Noue, la solution la plus rapide est de passer par le parc en gravissant les escaliers du parc qui mènent au quartier de La Noue. Pourtant, ce chemin n’est pas le préféré des habitants chinois, pour qui c’est un chemin « dangereux ». Ils l’associent aux vols et agressions violentes perpétrés contre eux. Des habitants différents, quel que soit leur âge et le genre, m’ont prévenue de ce danger à de nombreuses reprises tout au long de mon enquête. En se basant sur leurs expériences, les habitants chinois m’ont conseillé soit de prendre le bus, qui fait un grand détour avant d’arriver à La Noue (qui fait un détour plus grand en retournant à Gallieni), soit de marcher à pied en

48 prenant les rues qui entourent le parc, car « il y a toujours des véhicules, ça rassure ». Les habitants les plus réticents prennent toujours le bus, où l’on se trouve dans un endroit public et plus sécurisé, plutôt que de marcher tout seul dans la rue. Ils suivent ainsi une stratégie privilégiant leur sécurité, dont l’essentiel est d’« éviter d’être tout seul ».

Suivant leurs conseils, je prends le même chemin que les habitants locaux. Après être sortie du métro Gallieni, je traverse d’abord les grands boulevards où circulent de nombreuses voitures et des bus, et en montant quelques marches, je me retrouve devant la rue Robespierre, avec le portillon à l’entrée du parc et ses résidences juste en face. Je tourne à droite quelques mètres après l’entrée et me trouve dans un ensemble de hauts bâtiments, dont un de 30 étages. C’est un chemin raccourci qui aboutit finalement à la rue Capsulerie. Pourtant, les premières fois, J'ai été étonnée et apeurée quand j’ai croisé des jeunes dans ce quartier, qui s’habillaient avec des vêtements de couleurs foncées, souvent avec des capuches, et qui restaient toujours débout ou même immobiles. J’ai transmis mes incompréhensions aux habitants et leur réponse m’a choquée encore plus : « Là ils vendent de la drogue. Les gens que tu as vus sont des guetteurs, ils surveillent, ils vont avertir leurs associés si la police s’approche. »

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50 En fait, la drogue constitue une question sociale qui touche les quartiers populaires, surtout les plus défavorisés. Elle est ainsi souvent liée aux quartiers dégradés ou dangereux, à la délinquance juvénile (Fernandes 2002) qui relève de la sécurité publique (Setbon 1995), mais aussi à la marginalité sociale (Bergeron 2009 ) et à la précarité sociale (Jamoulle 2000). Or, si les habitants chinois sont fortement préoccupés par les vols violents, ils sont plus indifférents par rapport à la drogue et aux revendeurs. Pour eux, ce n’est pas une affaire qui pose des problèmes de sécurité : « Ne t’inquiète pas, ils ne feront rien contre toi, tu suis ton chemin, eux ils font leur business. » Contrairement à ma réaction relativement forte, de jeune chercheuse, nouvellement arrivée dans le quartier, qui ne m’attendait pas à être confrontée à ce trafic, les habitants chinois sont habitués à ce « business » illicite du quartier Capsulerie, et ils traversent ce quartier tous les jours en le considérant comme le chemin le plus court et le plus sûr.

La dalle de La Noue se trouve au bout de la rue de la Capsulerie.

Ce chapitre de méthodologie porte des réflexions sur trois questions majeures. D’abord, comment travaille-t-on sur l’invisibilité ? Et pourquoi ? Contrairement aux quartiers visibles tels que Belleville, « Triangle de Choisy » et « Temple » du 3ème arrondissement à Paris, qui sont caractérisés par une concentration des activités économiques ethniques dans un espace urbain donné, le quartier la Noue est avant tout un quartier résidentiel, manquant d’activités commerciales concentrées et ethniques, donc complètement ignoré et invisible dans l’espace public. Néanmoins, cette invisibilité n’implique pas que les pratiques de la vie quotidienne des migrants chinois (par exemple, les pratiques concernant l’habitat, les loisirs, le shopping, etc.), qui se déroulent dans l’espace résidentiel, soient moins intéressantes ou moins importantes que les activités économiques, tant pour les chercheurs que pour les habitants.

La deuxième question porte sur le rôle que je joue sur le terrain d’enquête, en tant que sociologue. Trouver une place dans son terrain d’enquête, ici un quartier résidentiel, est une des questions centrales lors du début de la recherche.

Enfin, la question des relations enquêtrice-enquêtés a accompagné ma réflexion durant toute la période de l’enquête de terrain, voire après l’enquête, lors de l’analyse des matériaux recueillis. Par quels aspects sociaux les relations enquêtrice-enquêtés sont-elles influencées ?

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Une invitation au Nouvel An chinois de Bagnolet : découvert du

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