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Marché ethnique du logement

1.5 Dapu : une forme extrême de marginalité résidentielle

1.5.2 Trois formes de dapu

Le dapu prend trois formes. La première est une chambre individuelle, la baojian (chambre privée), qui coûte 300 euros par mois. Il y a aussi une forme particulière de baojian, qui, malgré son nom, n'est qu'une chambrette adaptée à partir d'un cagibi d'une taille inférieure à quatre ou cinq mètres carrés. Les loyers de ces chambrettes varient entre 120-150 euros par mois. La deuxième forme est représentée par la collocation de deux personnes dans une chambre, chaque lit étant isolé par des rideaux autour, pour avoir un espace privé. Cette sorte de logement coûte 150 euros par mois. La troisième forme s'appelle chuangwei (espace de couchage). Une chambre contient 8–12 lits, dont chacun coûte quelques dizaines d'euros (jusqu'à 100 euros). Plusieurs enquêtés dapu chez d’autres, sous une forme ou une autre.

113 Depuis son arrivé au quartier de la Noue, Monsieur Ke Tianjie, célibataire, sous-loue toujours une chambre individuelle chez d’autres. Quand je l’ai rencontré en 2013, il habitait tout seul dans une chambre au bâtiment 7b, le loyer était négocié à 250 euros par mois.

Monsieur Niu Yese est marié mais vit seul en France, son épouse et ses enfants sont restés en Chine. Pour son logement en 2013 toujours, il avait choisi de partager une chambre avec une autre personne. Le sous-bailleur était un couple de Wenzhou, avec deux enfants ; il y avait trois les sous-locataires originaires du Fujian et un du Nord, ils étaient huit dans un appartement de 66 m2. Monsieur Niu Yese payait 150 euros de loyer mensuel.

Monsieur Tu Shangbei, l’ami de Monsieur Niu Yese, habitait dans le même bâtiment, à un autre étage. Comme son ami, il est aussi marié, mais vit tout seul ici, alors que sa femme et son enfant sont restés en Chine. En 2013 il était logé chez une famille de Wenzhou et payait 140 euros par mois pour sa chambrette d’environ 3 m2, convertie à partir d’un cagibi.

Pourtant, aujourd’hui dans le quartier, on ne rencontre que très rarement des cas de la troisième forme. Le chuangwei, espace de couchage, qui était une forme d’habitation très populaire entre 2003 et 2008, avec l’arrivée de nombreux nouveaux migrants seuls, en provenance surtout du Fujian, semble ne plus exister que dans la mémoire des migrants. Dans le quartier de La Noue, j’ai eu la chance de rencontrer deux habitants chinois originaires du Fujian, qui avaient pratiqué le dapu sous sa forme du chuangwei et étaient prêts à me raconter leurs expériences. Monsieur Qin Xiaoshan habite dans le quartier depuis son arrivée en France en 2003. Durant les premières années, il était logé chez un compatriote et a vécu ainsi dans cette forme de collocation, avec plusieurs personnes dans la même chambre. Pour lui, c’était une expérience désagréable, surtout le matin, quand il fallait faire la queue pour aller aux toilettes ou pour se laver.

Comme Monsieur Qin Xiaoshan, Monsieur Tu Shangbei n’a jamais quitté le quartier de La Noue après son arrivée en France en 2007. Lors des entretiens, il occupait une chambrette individuelle, mais les expériences antérieures du chuangwei constituent une composante importante de son expérience comme migrant.

« Après la sortie du centre de détention (en Allemagne), il est arrivé sur le territoire français. Son beau-frère qui était déjà en France l'a accueilli et l'a amené dans le quartier de la Noue. Il a été logé dans une famille originaire de la même ville, et la femme du « propriétaire » (ainsi qu'il l'appelle, même s'il s'agit, en fait, du locataire qui

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a signé le bail.) est une voisine du village. Il y avait trois lits superposés dans une chambre pour six personnes et il en avait un qui coûtait 110 euros par mois. Il a aussi eu l'expérience des « marchands de sommeil » : dans un T4, ils étaient 25 personnes, « quoi que tu fasses, il faut toujours faire la queue », a-dit-il. Il a vécu comme cela (un seul lit dans une chambre surpeuplée) pendant deux ou trois ans. » (Note d’entretien le

15/06/2013)

Après, Monsieur Tu Shangbei a partagé une chambre avec un ami originaire du Fujian. Suite à l'arrivée de la femme de son ami, il a commencé sa vie dans un cagibi aménagé en chambrette.

Entre ces trois types d'habitation, il a préféré la chambrette individuelle, pour la tranquillité. Lors de la période de sous-location, il a eu des mauvaises expériences : des gens qui buvaient beaucoup, ou qui faisaient venir leurs amis pour jouer au mah-jong tard dans la soirée. Ils faisaient tellement des bruits qu'il n'arrivait pas à dormir : il a souffert du bruit et des rythmes de vie différents de ses colocataires. Pourtant, malgré la tranquillité que lui a apporté la chambrette, il se sentait isolé et coincé, à l'étroit dans un espace privé si réduit : « quand je n'avais pas de travail, il fallait que je sorte, je restais toujours dehors, sinon, la petite chambre m'étouffait. C'était pire qu’une prison48. »

Cette forme d’habitat chuangwei a laissé une forte impression aussi sur les voisins, qui s'en souvenaient même après des années. Le 4 juin 2013, lors d’une réunion du projet de rénovation concernant les propriétaires du bâtiment 1 et 3, la proposition d'installer une entrée sécurisée avec les badges a provoqué des désaccords, car chaque foyer n’avait que deux badges. Des propriétaires chinois ont demandé s’il était possible d’en avoir davantage, un propriétaire français a répondu ironiquement, « bien sûr ce n’est pas suffisant pour les Chinois, ils sont dix dans trois pièces. »

Quand Madame Mu Lan m’a parlé de cette forme, elle avait un ton étonné, « dix ou huit

personnes cohabitaient dans une même chambre ! Les femmes se mélangeaient avec les hommes ! La première fois quand j’ai vu ça, je ne pouvais pas imaginer comment ils vivaient49. »

48 Entretien réalisé le 15/06/2013 dans un café à Belleville. 49 Echanges informels le 19/10/2016.

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