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Chapitre 1 : Le projet de Marcel Gauchet et la religion

1. Un projet philosophique

Pour bien comprendre le projet de Marcel Gauchet, j’en préciserai d’abord la nature pour ensuite expliquer ce qu’il entend par son «anthroposociologie transcendantale» et par sa notion de «Décision».

1.1 Une orientation philosophique

Quel est le projet philosophique de Gauchet? Tout d’abord, est-ce vraiment un projet philosophique? Gauchet l’affirme sans ambages : «Je passe par l’histoire, mais mon projet est d’ordre philosophique1.» Cependant, cette approche ne se limite pas au champ philosophique. Gauchet est de ceux qui croient à la nécessaire multidisciplinarité pour arriver à bien parler d’un problème; d’où son intérêt pour l’histoire et la psychologie. C’est ainsi qu’il dit : «il ne faut pas ériger en absolu les frontières disciplinaires; les disciplines correspondent à des exigences méthodologiques distinctes mais elles ne sont en aucune façon des essences2.» Ainsi, Gauchet a véritablement une visée philosophique sans pour autant se priver de l’apport d’autres disciplines.

1.2 Une anthroposociologie

Maintenant que le lieu d’où parle Gauchet est situé, il importe de s’attarder à la construction qu’il y bâtit. Voici ce qu’il dit de son projet :

Il m’est arrivé d’oser définir ce projet comme une anthroposociologie transcendantale, en dépit de ce que la formule peut avoir de ridicule par sa grandiloquence. Anthropologie au sens de théorie de l’humain, de ce qui fait l’humanité de l’homme; sociologie parce que les deux aspects me semblent inévitablement corrélés; transcendantale enfin, pour désigner la dimension proprement philosophique de l’ensemble, !’interrogation sur les conditions de possibilité. Qu’est-ce qui fait qu’il y a humanité et société possibles, voilà la question qui m’occupe. Et, pour la cerner plus précisément, je dirais que je cherche à comprendre l’articulation entre ce qui fait que l’homme est social par nature - autrement dit, ce qui commande !’architecture des sociétés - et

!’organisation psychique qui est la nôtre3.

Ainsi, Gauchet s’intéresse à l’anthropologie, à ce qui constitue «l’humanité de l’homme».

GAUCHET, La condition historique, p. 10.

GAUCHET, La condition historique, p. 9.

GAUCHET, La condition historique, p. 10.

Il vise donc une couche profonde qui serait commune à tous les hommes, qui serait universelle. Il ne s’agit pas d’exposer quelques attributs humains ou quelques caractéristiques. Gauchet tente d’atteindre le vrai de l’homme, ce qui le fait homme, sa

«nature». Ensuite, Gauchet ajoute la dimension sociologique qui est en corrélation avec l’anthropologie, puisque «l’homme est social par nature». Pourquoi l’être humain se donne- t-il des structures de vivre-ensemble telles que révélées par les études historiques? Qu’est- ce qui ,«commande !’architecture des sociétés»? Bien que ce ne soit pas dit ici explicitement, Gauchet postule un fond commun à l’humanité, lequel permet les différentes structurations connues du social, structurations passées ou présentes. Bref, il y a une

«nature» qui distingue l’homme et qui commande le social.

1.3 Le transcendantal

C’est ici que la notion de «transcendantal» prend tout son sens. Gauchet le définit comme «interrogation sur les conditions de possibilité». Il y a quelque chose de propre à l’homme qui rend possible sa vie individuelle et sa vie avec d’autres. Les deux dimensions sont intimement liées : «!’architecture des sociétés» et «!’organisation psychique» sont articulées l’une sur l’autre, articulation rendue possible par certaines conditions que tente d’identifier la philosophie transcendantale de Gauchet. Ces conditions sont appelées par Gauchet «schèmes organisateurs fondamentaux4». Là où l’homme existe, il ne peut qu’être informé par ceux-ci, c’est sa «nature», c’est son expérience transcendantale.

Toutefois, cela ne signifie pas que l’homme a toujours vécu et vivra toujours dans les mêmes dispositions. Les études historiques montrent que l’homme n’a pas toujours eu le même rapport à lui-même et qu’il n’a pas toujours vécu dans un type de société ou de communauté donnée. Comment concilier ce variable avec le transcendantal? En fait, celui- ci se définit comme «condition de possibilité». Il rend possible certaines structurations; il n’en commande pas qu’une seule. Le défi lancé à l’homme dans son rapport à soi et dans son rapport aux autres peut être relevé de différentes façons. C’est en ce sens que Gauchet affirme :

Pour le dire autrement, et abruptement : il y a du transcendantal dans l’histoire, et il est de la nature de ce transcendantal de ménager la latitude d’un rapport

4 GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. XIV.

réfléchi au travers duquel l’espèce humaine choisit de fait entre un certain nombre de manières possibles d’être ce qu’elle est. Ce sont aux conditions de possibilité mêmes d’un espace humain-social, d’une identité personnelle et collective, que l’on touche avec ces quelques axes invariables que l’on retrouve au fll des grandes mises en forme successives de l’être-ensemble5.

Le transcendantal n’est pas un déterminisme : il laisse une «latitude» qui permet à l’homme de faire certains choix parmi «un certain nombre de manières possibles» de vivre sa condition d’homme. Le transcendantal est un cadre à l’intérieur duquel un certain jeu est possible. Les quelques «grandes mises en forme successives de l’être-ensemble» révèlent ainsi le jeu permis, les différents choix offerts par l’anthroposociologie transcendantale. Le transcendantal permet donc de penser l’homme et la vie sociale à la fois à partir d’un socle inchangé au cours de l’histoire, mais un socle sur lequel peut s’édifier un certain nombre de manières de vivre ensemble : «S’il y a de 1 ’indétermination au plus profond de l’histoire, sa place est très précisément définie6».

Pour le dire autrement, Gauchet tente de concilier ce qu’il appelle !’«antinomie» de l’histoire, à savoir celle entre le «préformationnisme» - l’homme et la société seraient déterminés par une structure universelle existant depuis les origines - et le

«créationnisme7» - dans l’histoire, il y aurait du «nouveau pur qui surgirait des opérations de “l’imaginaire radical”8». Les deux pôles pris isolément mènent à des apories. Gauchet essaie plutôt de maintenir la tension entre les deux. La résolution de l’antinomie demande d’abord «d’aller chercher la “préformation” à un niveau beaucoup plus profond qu’on ne l’a fait d’ordinaire» : c’est ce que veut accomplir la recherche du transcendantal. Ensuite, la résolution de l’antinomie «demande d’identifier plus exactement la teneur des actes d’authentique “création” - sur quoi portent-t-ils au juste9?» C’est ce que tente de faire la recherche historique, à travers les grandes structurations du social qui ont émergé dans le

GAUCHET, Le désenchantement dit monde, p. XIV.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. XX.

C’est Gauchet qui parle. O. M0NGIN et P. COLIN, dir., Un monde désenchanté?, Débat avec Marcel Gauchet sur «Le désenchantement du monde», Paris, Cerf, 1988, p. 70. Sauf indication contraire, les citations tirées de ce livre sont toutes de Gauchet. On aura compris que le terme «créationnisme» n’est pas employé ici au sens courant, qui réfère à une doctrine fondée sur une interprétation littérale des récits bibliques de la création.

Gauchet affirme qu’il s’agit de la position de Castoriadis. M0NGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 70.

M0NGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 70.

temps. En résumé, le transcendantal chez Gauchet permet des possibles exploités dans le concret de l’histoire, exploitation qui nécessite des choix. Par le fait même, choisir un possible, c’est toujours renoncer à un autre.

1.4 La «Décision»

Cette affirmation de Gauchet soulève une question : qu’entend-il par «acte de création»? S’il se fait un choix parmi les possibles offerts par la structure transcendantale, qui fait ce choix10? Quelle en est la nature? Parlant des «articulations transcendantales », Gauchet affirme : «Elles ne composent pas une “essence” des sociétés toujours égale à elle-même ou un noyau de devenir qui se déplierait progressivement dans le temps. Elles sont reprises, réélaborées et mises en forme à un niveau qui illustre une certaine liberté de choix dans l’histoire11.» Si le transcendantal permet des possibles et que certains sont choisis au détriment des autres, en quoi consiste cette «liberté de choix»? L’enjeu pour Gauchet est d’éliminer tout déterminisme étroit. Cet enjeu est exemplifié par la question que Gauchet se pose sur «l’expérience européenne moderne». Comment expliquer la singularité de l’Occident dans l’histoire mondiale? Parlant de cette «expérience», il demande : «Relève-t-elle du déterminisme d’une histoire universelle dont elle serait la phase ultime de maturation? Ou bien constitue-t-elle une bifurcation relativement contingente? Dans mon idée, c’est cette seconde branche de !’alternative qui est la bonne12». Gauchet rejette tout déterminisme («préformationnisme») en même temps que toute pensée du «tout est possible» («créationnisme»). Voilà à quoi Gauchet tend. Mais cela n’explique pas encore ce qu’il entend par «choix».

Il donne une définition de sa notion de «choix». Parlant de !’«acte de départ» qui a permis aux premiers humains de vivre comme ils ont vécu, il dit que ce choix est un «acte inconscient, dont 1’effectuation exigerait pour être comprise qu’on éclaircisse le mystère de la forme sujet sans sujet du collectif13.» Ce n’est donc pas un membre du groupe social qui prend la décision, ni même le groupe lui-même à travers une consultation ou quelque autre

Gauchet parle lui-même d’un choix. Il affirme : «c’est bel et bien d’un choix qu’il faut parler».

Cf. GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 20.

M0NGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 70.

GAUCHET, La condition historique, p. 11.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 21.

13

processus de prise de décision commune. Il s’agit plutôt d’un «acte inconscient» qui se fait (il faut donc un sujet), mais sans sujet pour l’accomplir. D’où l’expression gauchetienne

«forme sujet sans sujet du collectif». Inconsciemment, les membres du groupe en sont arrivés à choisir l’un des possibles permis par le transcendantal. Ce choix, Gauchet en parle parfois en terme de «Décision» ou de «“Décisions” sans décideurs14». Bref, l’histoire n’est pas déterminée; elle est le fruit d’une certaine liberté.

Gauchet affirme que l’idée de Décision lui est venue de Heidegger. Selon Gauchet,

«on disposait pourtant d’un modèle pour penser un tel choix qui n’est le choix de personne, qui n’a été arrêté à aucun moment, mais qui s’applique néanmoins : celui fourni par Heidegger dans son histoire de l’être, pour expliquer le passage du dévoilement initial de l’Être chez les Grecs à son occultation dans la métaphysique15.» En effet, chez Heidegger, la métaphysique de la subjectivité est un possible de l’Être, une manière pour lui de se manifester. Il n’y a pas d’«opposition» entre les deux : ce sont deux manifestations d’un même substrat. C’est en tout cas la lecture qu’en fait Gilles Labelle : «Heidegger insiste sur le fait que cette métaphysique [la métaphysique de la subjectivité] est une manière pour l’Être même de se manifester; ce n’est pas qu’il n’y ait pas de subjectivité, mais plutôt que celle-ci est une possibilité, qui a pu être actualisée dans les temps modernes, contenue dans l’Être même16.» C’est la «méthodologie» qui est empruntée à Heidegger - l’idée d’un choix en faveur d’un possible et au détriment d’un autre - plutôt que le contenu explicite de sa pensée17. D’ailleurs, Gauchet n’hésite pas à dire que «le modèle heideggérien m’a été très utile même si, depuis, je suis devenu très critique à son endroit18». Contrairement à Heidegger, qu’il qualifie d’«antimodeme19», Gauchet assume la modernité. Il tente de montrer comment nous en sommes arrivés là, sans regretter et sans refuser la situation.

GAUCHET, La condition historique, p. 66-67.

GAUCHET, La condition historique, p. 66.

G. LABELLE, Institution symbolique et «Décision». Y a-t-il deux philosophies de l’histoire chez Marcel Gauchet?, texte polycopié, p. 12.

«Ce qui l’intéresse [Gauchet] chez Heidegger, c’est uniquement cette pensée en tant qu’elle peut fournir des outils en quelque sorte méthodologiques pour une Décision sans sujet.» (LABELLE,

Institution symbolique et «Décision», p. 9.)

GAUCHET, La condition historique, p. 67.

GAUCHET, La condition historique, p. 227.

En résumé, le projet philosophique de Marcel Gauchet consiste à identifier quelles sont les conditions de possibilités qui permettent à l’homme d’avoir certains rapports à lui- même ainsi qu’avec les autres, rapports aucunement déterminés, mais bien inscrits dans un champ de possibles.