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Chapitre 5 : Analyse de la critique de Jean-Paul II

4. Le concept de «communion»

Un dernier concept occupe une place plus diffuse, mais non moins importante, dans les trois encycliques sociales de Jean-Paul II : le concept de «communion». Le pape écrit que l’Église sait bien que le conflit est inéluctable : « l’Église sait bien que les conflits d’intérêts entre divers groupes sociaux surgissent inévitablement dans l’histoire et que le chrétien doit souvent prendre position à leur sujet avec décision et cohérence54.» Toutefois, Jean-Paul II affirme qu’il est possible d’arriver à un compromis qui résout le conflit.

Lorsque les partis qui ne s’entendent pas recherchent ensemble le bien commun ou le bien général de la société, ils arrivent à trouver un terrain d’entente. L’ordre social en sera raffermi : «L’ordre social sera d’autant plus ferme [...] [que l’homme] n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination55». En d’autres mots, Jean-Paul II reconnaît qu’il peut y avoir des conflits, mais ceux-ci devraient être temporaires et peuvent être solutionnés lorsque les partis recherchent l’intérêt de tous et non pas des intérêts particuliers.

53 BUTTIGLIONE, La pensée de Karol Wojtyla, p. 56-57.

54 Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 482.

55 Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 496.

Le pape donne deux exemples où l’unité de la société a été ou est compromise. Le premier exemple apporté est celui du conflit entre capital et travail. Face à la division sociale qui régnait à la fin du XIXe siècle, le pape Léon XIII ne pouvait pas rester indifférent. Pour cette raison, il publia l’encyclique Rerum novarum. «Face à un conflit qui opposait les hommes entre eux, pour ainsi dire comme des “loups”, jusque sur le plan de la subsistance matérielle des uns et de l’opulence des autres, le Pape [Léon XIII] ne craignait pas d’intervenir en vertu de sa “charge apostolique” [...]. Son intention était certainement de rétablir la paix56». Encore aujourd’hui, devant les disparités causées par le système économique actuel, le pape Jean-Paul II ne peut pas rester indifférent. Il dénonce la division du genre humain qu’entraîne ce système. Devant des expressions telles que «tiers- monde» ou «quart-monde», Jean-Paul II écrit : ces expressions «témoignent d’une perception diffuse que l’unité du monde, en d’autres termes l'unité du genre humain, est sérieusement compromise57». Comme pour Léon XIII, il s’agit là d’une situation inquiétante qui incite Jean-Paul II à parler. Le deuxième exemple apporté par le pape est celui des anciennes colonies. Celles-ci doivent relever de nombreux défis : conquérir leur économie encore dominée par les étrangers, assainir les mœurs politiques, former des gestionnaires compétents, etc. En plus de ces défis, Jean-Paul II nomme celui de l’unité, puisque dans certaines anciennes colonies, les groupes ethniques qui habitent le territoire d’un État ne sont pas «complètement intégrés dans une authentique communauté nationale58». De plus, la division du monde entre le Nord et le Sud et entre l’Ouest et l’Est n’aide pas ces pays en voie de développement à sortir de la pauvreté : «la division actuelle du monde est un obstacle direct à la véritable transformation des conditions de sous- développement dans les pays en voie de développement et dans les pays moins avancés59».

Finalement, ces deux exemples montrent que le pontife met de l’emphase sur l’unité du genre humain et voit toute division en son sein comme un phénomène qu’il faut surmonter.

Mais le pape ne fait pas que constater le problème des divisions sociales. Il propose une solution, d’abord par la doctrine sociale de l’Église. Celle-ci est «une source d’unité et

Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 469.

Jean-PaulII, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 406.

Jean-PaulII, «Centesimus annus», p. 490.

JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 416.

de paix face aux conflits qui surgissent inévitablement dans le domaine économique et social60». Ce que l’Église enseigne sur la justice sociale devient ainsi un remède aux divisions sociales. En proposant son message, l’Église accomplit sa mission qui consiste à promouvoir l’unité du genre humain. En effet, l’Église est «sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen [...] de l’unité de tout le genre humain61». Cette unité prend sa source directement en Dieu. C’est en lui que Jean-Paul II ancre théologiquement le concept de

«communion».

Alors la conscience de la paternité commune de Dieu, de la fraternité de tous les hommes dans le Christ, «fils dans le Fils», de la présence et de l’action vivifiante de l’Esprit Saint, donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère d’interprétation. Au-delà des liens humains et naturels, déjà si forts et si étroits, se profile à la lumière de la foi un nouveau modèle d’unité du genre humain dont doit s’inspirer en dernier ressort la solidarité. Ce modèle d’unité suprême, reflet de la vie intime de Dieu un en trois personnes, est ce que nous chrétiens désignons par le mot «communion». Cette communion spécifiquement chrétienne, jalousement préservée, étendue et enrichie avec l’aide du Seigneur, est l’âme de la vocation de l’Église à être «sacrement» dans le sens déjà indiqué. La solidarité doit donc contribuer à la réalisation de ce dessein divin tant sur le plan individuel que sur celui de la société nationale et internationale62.

Jean-Paul II propose ainsi un «nouveau modèle d’unité du genre humain» qui prend sa source dans le Trinité : la paternité du Père qui fait de nous des frères du Fils et qui nous vivifie par l’action de l’Esprit. Cette unité des trois personnes est la communion dont les hommes doivent vivre et dont l’Église doit être le signe, le sacrement. Pour y arriver, les hommes sont appelés à la solidarité tant au niveau individuel que mondial. C’est ainsi que le «dessein de Dieu» se réalisera : réunir tous les peuples dans une même famille, eux qui ont une même origine en Dieu. Bref, le pape propose un modèle d’unité du genre humain qui prend sa source en Dieu et permet de dépasser les divisions sociales.

Cette unité ne sera pas réalisée seulement à la fin. Elle est déjà à l’œuvre actuellement par l’action de l’Église. D’ailleurs, à l’eucharistie, c’est déjà cette unité qui se met en place : «Ainsi le Seigneur, par l’Eucharistie, sacrement et sacrifice, nous unit avec

JEAN-PAUL II, «Centesimus annus», p. 471.

Jean-Paul II cite Lumen gentium. JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 406. Le même passage est cité à la page 430.

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 444.

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lui et nous unit entre nous par des liens plus forts que toute union naturelle; et il nous envoie dans le monde entier, unis pour porter témoignage, par la foi et les œuvres, de l’amour de Dieu, préparant l’avènement de son Royaume et l’anticipant déjà dans l’ombre du temps présent63.» L’eucharistie réalise déjà l’unité des hommes avec Dieu et entre eux.

Ils sont envoyés ainsi unis pour préparer l’avènement du Royaume. L’engagement dans le monde se fait en union avec le Christ. C’est en témoignant de cette unité que la paix en ce monde pourra devenir réalité. «L’objectif de la paix, si désiré de tous, sera certainement atteint grâce à la mise en œuvre de la justice sociale et internationale, mais aussi grâce à la pratique des vertus qui favorisent la convivialité et qui nous apprennent à vivre unis afin de construire dans l’unité, en donnant et en recevant, une société nouvelle et un monde meilleur64.» La poursuite de la paix ne s’accomplira pas seulement par des œuvres de justice. La paix adviendra par la construction de l’unité. En résumé, l’unité acquise en Dieu

par l’eucharistie doit se faire témoignage. C’est ainsi que la paix pourra devenir réalité.

Le témoignage d’unité qui est attendu du chrétien a certaines conséquences pratiques.

D’abord, cela touche, selon Jean-Paul II, le style de vie : «Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune65.»

Ainsi, le style de vie adopté devrait permettre de faire des choix économiques qui tiennent compte de la vérité (le vrai, le beau et le bon) et de la nécessaire communion avec tous les hommes. Les choix égoïstes sont ainsi écartés. Une autre conséquence pratique de la communion dont doit témoigner le chrétien est le travail. En effet, pour Jean-Paul II, l’unité du genre humain se réalise, entre autres choses, par le travail. Dès sa première encyclique sociale, Jean-Paul II écrivait : «La caractéristique du travail est avant tout d’unir les hommes et c’est en cela que consiste sa force sociale : la force de construire une communauté66.» Il a repris le même thème dans Centesimus annus : «le travail humain est par nature destiné à unir les peuples et non à les diviser67». Ainsi, le témoignage du chrétien

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 458.

JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 443.

Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 513.

Jean-Paul II, «Le travail humain», p. 369.

Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 499.

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ne se réduit pas à un «exemple» d’unité. Il doit travailler pour que, par son travail, advienne le dessein de Dieu : réaliser l’unité de tout le genre humain avec lui. Deux manières concrètes, donc, de témoigner de l’unité : un style de vie et le travail.

* *

Finalement, comment comprendre le concept de «communion» à partir de mon cadre théorique? Jean-Paul II dénonce les divisions sociales et voit dans ce phénomène une réalité à dépasser. Toute la doctrine sociale qu’il propose s’appuie sur le concept de «communion»

comme étant le terme de l’histoire. Cependant, il y a un travail de communion qui se fait déjà au présent. C’est le rôle de l’Église d’être ferment d’unité et d’aider à abolir les divisions qui séparent les hommes et les pays. En ce sens, il y a dominance, chez Jean-Paul II de la figure de l’Un. C’est un des traits de l’idéologie. Contrairement à la modernité accomplie, l’idéologie ne peut penser le social à partir de la division. Elle prend acte des conflits qui séparent différents groupes, mais l’objectif est de les dépasser. Si Marx voyait dans l’avenir une société sans classes, Jean-Paul II voit, lui aussi, dans l’avenir une fin des temps, une fin de l’histoire, où tous les hommes seront unis entre eux et avec leur Créateur.

Jean-Paul II a reconduit les schèmes de l’idéologie dans des catégories religieuses.

Le concept de «communion» dans les encycliques sociales est utilisé par Jean-Paul II pour justifier sa critique du néolibéralisme. Ce n’est pas le lieu où il développe le plus cette notion. L’analyse des autres écrits du pape sur le thème de l’Un, en lien, par exemple, avec l’œcuménisme, permettrait de préciser l’analyse effectuée ici68.