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Chapitre 3 : La modernité accomplie

2. La sociologie transcendantale

2.1 Les conditions de possibilité de la société

Une première condition de possibilité de la société est la division. L’unité entre le sujet, le collectif et le principe fondateur volera en éclats avec l’avènement de la démocratie. Gauchet affirme : «c’est l’antagonisme de la société avec elle-même qui la fonde en tant que société, qui lui permet d’exister, qui la fait tenir ensemble17.» Les sujets n’ont pas à être unis avec le collectif. Au contraire, l’État est maintenant compris comme une instance véritablement séparée de la communauté. De plus, l’union avec le fondement n’est plus une nécessité absolue. Au contraire, !’expression des différences de points de vue constitue le jeu de la démocratie. La société demeure sujette d’elle-même, mais dans un

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 234.

GAUCHET, La religion dans la démocratie, p. 22.

L’expression est dérivée de ce qu’affïnne Gauchet : «on a plutôt affaire à un accomplissement de la modernité qu’à un arrachement à ses valeurs.» (GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. XV.) Gauchet, «L'expérience totalitaire et la pensée de la politique», p. 18.

autre sens que celui premièrement entendu. «Ce n’est pas la présence qui la [la subjectivité]

constitue, c’est la différence. Ce n’est pas la conjonction avec soi qui l’articule, c’est la division d’avec soi18.» C’est la fin d’une unité, mais c’est le début de la conscientisation que !’Autre n’est plus dans le ciel, mais bien dans l’autre qui occupe le social et qui empêche d’en faire une totalité. Par conséquent, la pensée politique moderne sera un long effort pour conceptualiser cette altérité immanente.

Un autre effet du passage d’une société hétéronome à une société autonome apparaît dans le rapport au temps des démocraties. Si les sociétés primitives avaient un rapport privilégié avec le passé, les modernes s’organisent davantage en fonction du futur.

«L’avenir est l’orientation temporelle obligatoire, la légitimité faite temps, d’une société supposée détenir son principe d’ordre en elle-même19.» En effet, si la légitimité ne vient pas de Dieu, elle provient des actions humaines qui ont une fin qui ne vient pas d’ailleurs, mais qui se trouve dans la sphère humaine. Cette fin devient une fin temporelle, une fin dans le temps. C’est une des conditions qui rendent possible la subjectivité sociale. La réflexivité collective est nécessaire parce que le groupe social n’est pas totalement présent à lui-même. Se comprendre demande du temps et s’effectue en référence à un autre : «ce qui sera20». Cet autre se présente au sein de la sphère terrestre. Cependant, il s’agit d’un «soi d’une espèce extrêmement particulière, puisque destiné toujours à être rejoint, en dépit de sa transcendance toujours renaissante, puisque promis à devenir soi, dans la course sans terme après un horizon qui recule21.» «Ce qui sera» sera «nous», mais ce «nous» n’est jamais atteignable. Chaque période apporte de nouveaux éléments qui éloignent toujours davantage l’atteinte d’une identité sûre. L’homme intègre le changement social dans sa pensée en effectuant une réflexion toujours à perfectionner pour atteindre un jour la vérité sur soi, vérité dont la possession devient un horizon de plus en plus loin. En résumé, le social s’institue à partir d’un pôle séparé de lui et qui ne se situe plus dans l’au-delà, mais dans la temporalité de la sphère humaine.

Gauchet, Le désenchantement du monde,p. 253.

Gauchet, Le désenchantement du monde,p. 254.

GAUCHET, Le désenchantement du monde,p. 255.

GAUCHET, Le désenchantement du monde,p. 256.

Une société qui accepte que l’avenir soit ouvert se donne un État ayant des caractéristiques particulières. Tout d’abord, il se forme une bureaucratie importante. Cela peut sembler contradictoire avec l’idée que l’État ne peut plus exercer un pouvoir contraignant puisqu’il ne possède pas la clé de l’histoire. En fait, plus le corps social s’ouvre aux différences en son sein, plus celles-ci appellent une structure pour les gérer.

«La puissance multiforme des agents et des groupes [...] requiert l’appui régulateur de ses investissements [les investissements de l’État] comme sa puissance structurante de contrôle22». En même temps, plus l’État se développe pour assurer une base à l’expression des différences, plus la bureaucratie qu’il met en place se veut représentative de celles-ci.

Au fond, reconnaître que l’avenir est infigurable oblige chaque homme à travailler la sphère terrestre sans but collectif précis, en mettant sa singularité en jeu. Gauchet résume le défi :

«Plus il s’avère que nous n’en [l’avenir] savons décidément qu’une chose : c’est qu’il sera autre que ce que nous sommes en mesure de nous représenter, plus cette confrontation à nos limites nous oblige à nous assumer comme auteurs d’une histoire que rien ni personne ne détermine du dehors et qui ne comporte qu’une énigme : la nôtre23.» D’autre part, l’État assure une permanence, étant donné que la prise en compte du futur appelle une structure qui permette à la collectivité de se penser tout en sachant que cet exercice de réflexion ne cessera jamais. C’est ainsi que naissent des «personnes morales» : «la couronne, le royaume, le corps politique, plus tard, l’État, la Nation24». Alors que l’autorité politique devient de plus en plus impersonnelle, le groupe social en vient à se personnifier :

«L ’ impersonnalité essentielle du pouvoir est un effet de la personnification du collectif - État ou Nation - supposé réellement le détenir, laquelle découle de sa perpétualisation25.»

Comme c’est le collectif qui détient le pouvoir, ses représentants doivent être à l’écoute de ce qui s’y passe et ne peuvent diriger indûment sans être attentifs à ce qui s’y vit. Bref, il existe deux caractéristiques importantes de l’État moderne : la bureaucratie et la

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 263.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 267.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 269.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 269-270.

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personnification de l’État26. Ainsi, ce qui assure l’identité en modernité, c’est le changement et le changement géré à partir de l’État.

Avec la permanence assurée par la personnification du corps politique vient la séparation de la société civile d’avec l’État. Le pôle de permanence étant assuré par l’État, la société civile peut s’occuper d’agir sur la nature et le social, provoquant ainsi du changement. Celui-ci peut être assimilé grâce à un État qui administre impersonnellement les situations qui se présentent à lui, puisqu’il ne peut les comprendre toutes.

«Autonomisation de la société civile, cela veut dire libération d’un pôle pratique de mouvement par rapport à un pôle transcendant de stabilité. Lequel n’existe à son tour de façon véritablement indépendante qu’une fois le pouvoir impersonnifié, désincorporé, expressément “représentativisé”27.» La cohésion sociale n’étant plus assurée et commandée de l’extérieur par !’Autre, les membres de la société civile acquièrent une liberté d’action et plusieurs de leurs agirs peuvent s’effectuer sans aucune référence à l’englobant collectif. Le monde de l’économie et la liberté d’entreprise en sont deux exemples patents. L’ensemble des actions individuelles forment l’économie, mais personne ne peut en contrôler l’ensemble. «De ce point de vue, l’anonymat de la régulation marchande apparaît bien comme le double ou le symétrique dans son registre de l’impersonnalité du pouvoir démocratique28.» En résumé, la démocratie permet aux membres d’une entité une grande liberté d’action et assure, par le biais de l’État, la stabilité et la permanence qui rendent possible la conceptualisation d’un corps collectif : «d’un côté la production du changement, le temps de l’inédit radical, de l’autre côté l’intégration du changement, la sublimation temporelle du neuf en égalité invisible à soi29.»

Historiquement parlant, selon Gauchet, à une phase d’encadrement étatique suit une phase de libéralisation qui s’appuie sur les assises permanentes promues par l’État. Il se

26 Cette conception de l’État qui lui fait revêtir les traits d’un être sacré (Gauchet parle de «transfusion de sacralité dans le politique» - voir GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 226) dérange le théologien Jean Richard : «Voilà bien un morceau de théologie qu’un théologien aura beaucoup de peine à absorber. Car plus encore que la sécularisation, et même l’athéisme, ce que le théologien redoute par-dessus tout, c’est le retour du sacré sous la forme des faux dieux et des idoles dans une société prétendument sécularisée.» (Richard, «Société pluraliste, identité nationale et foi chrétienne», p. 208-209.)

27 GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 272.

28 GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 274.

29 GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 274.

ferait ainsi des cycles dans l’histoire. Qu’en est-il de la situation présente? Sommes-nous dans une phase d’étatisation ou dans une phase de libéralisation? Est-ce le collectif ou l’individuel qui préoccupe les hommes d’aujourd’hui? Pour Gauchet, l’homme contemporain comprend le collectif en fonction de l’individu. En fait, la démocratie suit une logique «procédurale-identitaire30». Qu’est-ce à dire? D’abord que l’unité collective ne passe plus par le politique, mais se fonde plutôt dans le sujet individuel. Celui-ci prend sa place dans la sphère publique en tant qu’individu identifié. La subjectivation se produit à travers une appartenance revendiquée. En d’autres mots, je me découvre comme sujet en me donnant une identité. Toutefois, celle-ci ne peut exister qu’en étant reconnue. D’où le rôle identitaire de l’État qui institue les identités qui composent la société civile. La reconnaissance de l’État est nécessaire à !’identification des citoyens. En même temps, qui dit identité, dit minorité. L’identité revendiquée par un sujet doit se distinguer des autres pour exister. Il ne peut donc y avoir, au sein d’une société, une seule identité. Une multitude de groupes réclament la reconnaissance de leur identité. La démocratie révèle ici son rôle procédural : «Pareille équité dans la prise en compte des opinions, des orientations, des appartenances ou des intérêts ne peut passer que par l’aménagement scrupuleux et l’observance rigoureuse des règles de procédure, les formes fournissant le seul rempart possible de la justice contre la pression des rapports de force31.» Pour qu’une identité ne soit pas favorisée par rapport aux autres, il doit y avoir des «règles de procédure»

identiques pour tous. Pour cette raison, les «formes» occupent une place importante dans la démocratie contemporaine. Bref, la démocratie devient de plus en plus un ensemble de procédures permettant aux identités d’être reconnues.