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Chapitre 5 : Analyse de la critique de Jean-Paul II

1. Le concept de «personne

Le concept de «personne» occupe une place importante dans !’argumentation de Jean- Paul II. Il est à la base de sa critique tant du capitalisme néolibéral que du socialisme marxiste. Selon le pape, les conceptions capitalistes et marxistes du développement sont

«toutes deux imparfaites et [ont] besoin d’être radicalement corrigées1». En ce qui a trait au capitalisme, son erreur provient de son penchant économiste, c’est-à-dire lorsqu’on en arrive «à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique2». Pour ce qui est du marxisme, son erreur est anthropologique : l’individu est réduit à «une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social3». Dans les deux cas, c’est une conception de l’homme qui est condamnée par Jean-Paul II. Dans le cas du capitalisme, l’homme est considéré comme un être économique. Dans le cas du socialisme, l’être humain est aussi un être économique, mais il est en plus dissout dans le social.

La conception de l’homme qui sous-tend la critique de Jean-Paul II envers le capitalisme et le marxisme permet de comprendre pourquoi le pape s’oppose à ces deux doctrines. L’homme est «la route fondamentale de l’Église4» et c’est même le mérite de la philosophie moderne «d’avoir concentré son attention sur l’homme5». Pour le pape, l’homme est une personne. Qu’entend-il par cette notion? Jean-Paul II écrit : «[l’homme]

est une personne, c’est-à-dire un sujet, un sujet capable d’agir de manière programmée et rationnelle, capable de décider de lui-même et tendant à se réaliser lui-même6.» De manière équivalente, le pape écrit qu’une personne est «un sujet conscient et libre, c’est-à-dire un sujet qui décide de lui-même7». Ces définitions de la personne font ressortir quelques caractéristiques qui sont propres à l’homme. Il est un sujet8. Jean-Paul II reconnaît ainsi que l’homme possède une certaine autonomie, qu’il n’est pas un individu dont l’identité lui est donnée de manière hétéronome. De plus, ce sujet est un être rationnel «capable de décider de lui-même». Le pape donne une grande importance à la raison chez l’homme, raison qui fait de lui un être «conscient et libre» qui tend «à se réaliser lui-même». C’est pour cette

Jean-PaulII, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 414.

Jean-PaulII, «Le travail humain», p. 350.

Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 480.

JEAN-PAUL II, «Le travail humain», p. 320. Jean-Paul II cite ici son encyclique Redemptor hominis.

JEAN-PAUL II, Foi et raison. Lettre encyclique Fides et ratio sur les rapports entre la foi et la raison,

Montréal, Éditions Fides (coll. «L'Église aux quatre vents»), 1998, p. 9.

JEAN-PAUL II, «Le travail humain», p. 331.

Jean-PaulII, «Le travail humain», p. 332.

Gregory G. Baum affirme que cette conception de l’homme comme sujet est une nouveauté dans l’enseignement social de l’Église : «The concept of the human being as subject of society is new in Catholic social teaching.» (G. G. BAUM, «The Impact of Marxism on the Thought of John Paul II», Thought, 62, 244 [march 1987], p. 29.)

raison que Jean-Paul II affirme que l’Église cherche «à guider les hommes pour qu’ils répondent, en s’appuyant sur la réflexion rationnelle et l’apport des sciences humaines, à leur vocation de bâtisseurs responsables de la société terrestre9». Bref, l’homme est, pour Jean-Paul II, un sujet rationnel qui est capable de liberté et de décision.

Cette dimension rationnelle de l’homme fait de lui une personne responsable de ses décisions et de ses actes. Comment l’homme en arrive-t-il à prendre ses décisions et à agir?

Il doit rechercher la vérité et, lorsqu’il l’a trouvée, exercer sa liberté dans le sens que lui dicte cette vérité. Mais celle-ci n’est jamais pleinement acquise. Dans l’histoire de chaque homme et dans l’histoire de l’humanité, la vérité est découverte de plus en plus. «L’homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s’efforce de vivre selon cette vérité, de

!’approfondir dans un dialogue constant qui implique les générations passées et à venir10.»

La recherche de la vérité se renouvelle ainsi à chaque génération : on y garde ce qui est valable et on rejette ce qui est faux. La vérité, avec le temps, s’approfondit et se purifie.

Dieu fait partie de cette vérité et une raison qui se couperait de Dieu serait une raison qui amputerait la vérité d’un de ses éléments. La raison de l’homme ne fonctionne donc pas «à vide» : elle a devant elle une vérité qu’elle doit tenter de saisir et à laquelle elle doit obéir.

«L’obéissance à la vérité de Dieu et de l’homme est pour [l’homme] la condition première de la liberté et lui permet d’ordonner ses besoins, ses désirs et les manières de les satisfaire suivant une juste hiérarchie, de telle sorte que la possession des choses soit pour lui un moyen de grandir11.» C’est en recherchant la vérité que l’homme peut arriver, par exemple, à comprendre que la possession de biens n’est pas un but en soi, mais un moyen pour grandir. En résumé, l’homme, qui est une personne rationnelle et libre, doit rechercher la vérité et agir en conséquence.

Les problèmes que rencontrent le capitalisme et le marxisme proviennent d’une méconnaissance de la vérité. Dans le cas des démocraties capitalistes, il se produit un rejet de plus en plus marqué de toute vérité solide et universelle. Pour Jean-Paul II, ce rejet du

JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 392.

Jean-PaulII, «Centesimus annus», p. 532.

Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 520.

concept de vérité laisse la voie libre au pouvoir, à la loi du plus fort : «il faut observer que, s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir12.» Pour ce qui est du marxisme, le problème, selon Jean-Paul II, ne provient pas du rejet de la vérité, mais d’une compréhension partielle de celle-ci. En effet, en rejetant Dieu, le marxisme ampute la vérité d’un élément essentiel. «La lutte des classes au sens marxiste et le militarisme ont donc la même racine : l’athéisme, et le mépris de la personne humaine qui fait prévaloir le principe de la force sur celui de la raison et du droit13.» En rejetant Dieu, la dignité de la personne humaine se voit ignorée puisqu’elle se fonde sur l’acte d’amour de Dieu qui a créé l’homme à son image. Finalement, ce qui est commun au capitalisme et au marxisme, c’est un rapport tronqué à la vérité. Pour le pape, «aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et vivre selon la vérité14.»

Plus profondément, le capitalisme et le marxisme ont un problème d’ordre moral.

C’est par les décisions prises et les actes accomplis par les personnes que se révèle le rapport de celles-ci à la vérité. Si les hommes font une recherche sincère de la vérité, bien que cette recherche soit toujours entravée par le péché, ils ne pourront qu’agir selon la vérité. Les actes personnels non conformes à la vérité peuvent même être la cause de ce que Jean-Paul II appelle les «structures de péché15» qui semblent être impersonnelles et ne provenir que de circonstances ou de contextes sur lesquels les hommes n’ont pas de prise (par exemple, le marché mondial avec ses iniquités). Toutefois, le pape rappelle que ces structures n’existent que par l’action des hommes. Pour les combattre, il faut des «prises de position essentiellement morales16». Il ne s’agit pas de combattre les structures par un plan d’action politique, par la révolution ou par la violence. Il s’agit de transformer les cœurs, d’amener les personnes à se convertir. Ce qu’il faut, c’est «un changement des attitudes spirituelles17». Il faut que chaque homme se mette humblement à la recherche de la vérité et qu’il agisse en fonction des réponses qu’il trouve. Comme la vérité est unique et

Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 526.

Jean-PaulII, «Centesimus annus», p. 483.

Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 502.

Voir : JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 437 et suivantes.

JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 437.

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 440.

universelle, il ne pourra que se tourner vers Dieu et agir conformément selon celle-ci, en autant que sa condition d’homme pécheur le lui permet.

* *

En définitive, le concept de «personne» chez Jean-Paul II recouvre toute une conception de l’homme. Celui-ci est sujet et possède donc une autonomie. Jean-Paul II se situerait ainsi davantage, avec ce concept, dans la modernité accomplie. Toutefois, la notion de «personne» repose, chez Jean-Paul II, sur une conception de la vérité qui est intrinsèque à la personne. C’est pour cette raison que j’ai fait ressortir quelle était la compréhension de la vérité qui ressort de l’analyse des encycliques sociales : une vérité unique et universelle qui est atteignable par la raison. Cette manière de comprendre la vérité n’est pas celle de la modernité accomplie. Elle se rapprocherait davantage de celle de l’idéologie qui prétend comprendre rationnellement le mouvement de l’histoire produit par les hommes, ce mouvement étant un et universel. Jean-Paul II propose une compréhension de ce mouvement de l’histoire : l’homme découvre de plus en plus la vérité. C’est en tant que sujet rationnel qu’il poursuit cette compréhension. Manquer à ce devoir, c’est tomber dans l’erreur et les actions violentes.

Ce que l’analyse du concept de «personne» chez Jean-Paul II permet de voir, jusqu’à maintenant, c’est que sa critique de la situation économique actuelle repose sur un niveau plus profond : une anthropologie philosophique et théologique. Celle-ci se révèle à partir du concept de «personne», mais davantage lorsqu’est pris en compte la notion de «vérité» chez Jean-Paul II. C’est là que se révèle le schème idéologique. C’est là aussi qu’apparaît une limite de l’exercice : la notion de vérité n’est pas développée autant dans les encycliques sociales qu’elle peut l’être dans une encyclique comme Veritatis splendor18. Mais déjà, l’analyse de la critique du néolibéralisme permet de faire ressortir une tendance de fond chez Jean-Paul II.

En résumé, et en prenant les mots d’Émile Poulat, «par rapport aux premiers siècles chrétiens, les problèmes de la personne se sont déplacés de la théologie dogmatique à

JEAN-PAUL II, La splendeur de la vérité, Montréal, Éditions Paulines (coll. «Vie chrétienne», 45), 1993, 191 p.

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l’idéologie religieuse : la personne n’est plus seulement un principe ontologique, l’expression d’une perfection; elle devient une valeur et un enjeu liés aux aléas de l’histoire humaine19.» Le concept de «personne» pourrait s’inscrire dans le cadre de la modernité accomplie. Toutefois, l’anthropologie qui sous-tend cette notion de «personne», et particulièrement son rapport à la vérité, revêt plutôt les traits de l’idéologie.