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Chapitre 1 : Le projet de Marcel Gauchet et la religion

4. Les compromis et l’idéologie

4.2 L’âge des idéologies

Avec la Révolution française, le pouvoir monarchique est tombé. La philosophie politique a cependant poursuivi dans la même tension que les rois avaient tenté d’assumer : le pouvoir vient du peuple, mais celui-ci doit être un et demeurer uni avec le pouvoir.

L’incapacité du roi à demeurer uni avec ses sujets a causé sa perte; le nouvel Etat, lui, sera capable de maintenir cette unité. C’est du moins l’acte de foi des penseurs de l’État moderne. Pour les penseurs classiques du politique, il existe un présupposé irréfragable, «à savoir le présupposé de l’unité sociale* 56». Alexis de Tocqueville est une figure emblématique des penseurs de cette époque. Pour lui, la démocratie est un devenir inéluctable des États modernes. Toutefois, il s’agit d’une démocratie sans conflit de fond.

Gauchet voit là un enfermement dans un mode de pensée unitaire. La limite de la pensée de Tocqueville consiste en un «enfermement obstiné dans la perspective d’une coïncidence démocratique, elle-même fondée sur le postulat d’une nécessaire cohésion positive du social57». C’est cette obsession de l’unité qui entraînera une autre sorte de compromis entre le monde de la religion et le monde de l’autonomie : l’idéologie58. Ce concept éclairera de manière significative le type de pensée de Jean-Paul IL

a) Les caractéristiques de l’idéologie

Pour Gauchet, il y eut passage, entre 1750 et 1850, de la religion à l’idéologie. La société développe alors un nouveau discours sur elle-même, discours qui n’est plus

M. Gauchet, «L'expérience totalitaire et la pensée de la politique», Esprit, 459 (juillet-août 1976), p. 4.

M. GAUCHET, «Tocqueville, l'Amérique et nous. Sur la genèse des sociétés démocratiques», Libre, 7 (1980), p. 54.

Gauchet préfère le terme «idéologie» à l’expression «religions séculières». Ce concept tend «à masquer la spécificité d’un mode de pensée qui ne retrouve le religieux qu’à son corps défendant, en lui tournant le dos et dans l’élément qui lui est le plus hostile.» (GAUCHET, La religion dans la démocratie, p. 28.) Les penseurs de l’idéologie n’ont emprunté les éléments de la religion qu’inconsciemment et leur projet n’était pas de «changer la religion». Toutefois, le concept de

«religions séculières» recouvre quelque chose de la réalité de l’idéologie : si le schème religieux de l’unité est reconduit, c’est pour le réaliser dans le siècle, par la raison. Parlant de la religion séculière, Gauchet affirme : «Séculière puisqu’elle ne croit qu’en l’action des hommes et en la puissance de leur société de se faire elle-même. Et religieuse néanmoins par la nature et la forme attribuées à cette puissance sur soi à venir. Contre la religion, explicitement, puisque c’est de la réalisation de l’autonomie qu’il s’agit; mais selon les voies et les moyens de la religion, implicitement, puisque c’est ]’héritage de !’hétéronomie qui guide en profondeur l’entreprise.» (GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 106.) C’est l’articulation d’un compromis intenable qui rend l’idéologie si complexe.

religieux. Celui-ci se caractérise d’abord par un nouveau rapport au temps. Si la religion, à son état pur, a le regard tourné vers le passé qui contient le fondement social et qui le rend inaccessible, l’idéologie regarde décidément vers l’avenir. C’est le début de la conscience historique : «Le passage du monde de !’hétéronomie au monde de l’autonomie tourne autour de l’avènement de la conscience historique, c’est-à-dire la conscience du caractère producteur du devenir59.» Le futur en vient à faire autorité. De plus, et c’est la deuxième caractéristique de T idéologie, l’avenir n’a pas la même signification que l’eschatologie chrétienne. Celle-ci se produira dans le futur, mais par une intervention impromptue de Dieu, tandis que l’avenir, pour les idéologues, sera le résultat des actions humaines. La pensée selon l’histoire «repose sur la consécration de leur activité créatrice [celle des hommes] dans tous les ordres, les sciences, les arts, l’économie, la politique60». Le mot

«progrès» fera son apparition. «Aussi la conscience de l’histoire ne se résume-t-elle pas en une conscience passive de la force génératrice de la durée; elle se prolonge dans une conscience active de la nécessité d’œuvrer à ces transformations productives61.» Ces caractéristiques de l’idéologie - la prise en compte de l’histoire et de la possibilité pour les hommes de construire l’avenir - ont des conséquences politiques. D’abord, le pouvoir sera ordonné à la société. Le gouvernement ne peut que provenir «d’en bas». Il deviendra vraiment représentatif. «L’idée de gouvernement légitime s’en trouve entièrement changée.

Il ne peut que procéder de la société et avoir pour fonction de répondre à ses besoins62.»

C’est l’acte de naissance de la politique. Bref, l’idéologie est un discours qui essaie de donner un sens à l’action des hommes en les orientant vers un but qui se verra atteint dans l’avenir.

Ces caractéristiques de l’idéologie permettent d’en comprendre la dynamique profonde. «L’idéologie va être le discours de la société sur elle-même chargé tout à la fois d’expliquer son histoire, de justifier les choix appelés par son travail politique sur elle- même et de fournir une définition de l’avenir63.» Cette dynamique de l’idéologie en révèle trois autres caractéristiques. Premièrement, l’idéologie doit expliquer l’histoire et ce, de

Gauchet, La démocratie contre elle-même, p. 93.

GàUCHET, La religion dans la démocratie, p. 23.

GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 93.

GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 96.

GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 96.

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manière immanente. La raison sera appelée en renfort et une multitude d’études sur le passé de la société et sur son fonctionnement seront entreprises. Il faut comprendre rationnellement le mouvement de l’histoire produit par les hommes. Deuxièmement, une fois compris ce qui s’est passé et comment fonctionne au présent la société, il faut se donner une image de ce qui s’en vient. Toutefois, l’avenir est un Autre aussi inscrutable que Dieu. Il s’établira une véritable croyance en l’avenir. C’est ce que Gauchet résume :

L’avenir, mais à condition de le savoir et d’en maîtriser le cours. Telle nous paraît être la formule générale qui permet de parler de l’idéologie en ses diverses variantes, comme d’une formation historique précisément située : un discours qui rompt avec !’explication religieuse des choses au travers de l’orientation vers le futur à laquelle il subordonne !’intelligibilité de l’action humaine, mais qui en reconduit néanmoins l’économie en quelque manière au travers de l’effort pour s’assurer de l’avenir, en nommer la direction avec certitude et subordonner sa production aux œuvres d’une volonté pleinement consciente [...]64.

Troisièmement, cette compréhension du passé et du présent jumelée à la foi en un avenir défini amène le débat politique, puisqu’il ne peut y avoir consensus sur la figure de l’avenir. En ce sens, il ne peut jamais y avoir une seule idéologie. Des idéologies s’affrontent, selon la figure de l’avenir qu’elles proposent. En d’autres mots, la prise en compte de l’avenir comme production des hommes entraîne une relecture du passé et du présent et le débat politique sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire.

Si l’idéologie succède à la religion, elle lui emprunte des éléments, à commencer par la croyance en une figure de l’avenir qui oriente le présent. Cependant, les emprunts vont encore plus loin. À commencer par la figure de l’Un. Si la religion dépossède l’homme de sa capacité à changer l’ordre des choses, c’est pour mieux unifier l’ordre social avec l’ordre naturel, ainsi que tous les hommes entre eux, empêchant quiconque de s’élever au-dessus des autres en se réclamant de l’origine. Ce schème de l’unité sera repris par l’idéologie :

«Une triple union - l’union spirituelle et matérielle des hommes dans l’union avec le pouvoir qui les unit à l’invisible - qui condense sans doute l’essentiel de ce que fut la structuration religieuse des sociétés65.» Sauf que l’unité, au lieu de se vivre au présent, qui voit de toute manière les hommes éminemment divisés - la société «sépare la société civile

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 257.

GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 103

et l’État, elle disjoint les individus, elle scinde les esprits, elle divise le travail, elle oppose les intérêts, elle met les classes aux prises66» -, cette unité, donc, sera réalisée dans l’avenir : «La promesse par excellence dont l’avenir va se charger sera celle de la restauration ou de !’instauration de l’unité collective67.» Il faut retrouver ce qu’offrait la religion par d’autres voies que la religion.

En résumé, les penseurs de l’âge de l’idéologie ne peuvent concevoir une société dont la division ferait partie de son mode d’être. «En face de l’indépassable évidence que l’unité est la condition normale et nécessaire de l’existence et du fonctionnement des sociétés, les divisions du jour font figure d’absolu scandale. Une théorie responsable de l’histoire ne saurait avoir d’autre objet que la manière d’en sortir et de les surmonter68.»

b) Un exemple d’idéologie : la pensée de Karl Marx

Un exemple d’idéologie est donné par Gauchet. Il s’agit de la pensée de Karl Marx.

Dans un premier temps, il peut sembler que la philosophie de Marx se situe à contre- courant de la pensée politique classique qui est structurée en fonction de l’unité sociale. En effet, Marx a théorisé le phénomène de classes au sein de la société capitaliste. Toutefois, la théorisation qu’il en donne conclut à l’abolition future de cet antagonisme. «Établir le rôle du conflit de classes dans l’histoire, pour Marx, c’est établir en même temps la certitude de sa prochaine abolition. Puisque se révèle la nature conflictuelle de la société, c’est que l’avènement de la société authentiquement une est à l’ordre du jour comme étape prochaine du devenir humain69.» Le communisme qui est proposé comme forme de société se situe dans cette logique : il s’agit d’une société où il n’existe plus aucune division. «Le communisme : d’abord une société où il n’existerait plus d’intérêts fondamentalement divergents entre les individus. Société une et même70.» L’application concrète de cette idée a toutefois conduit les États concernés au totalitarisme. L’État totalitaire est celui qui revendique d’avoir aboli toutes divisions sociales. «Voilà le critère décisif du totalitarisme : l'affirmation de l’unité sociale. Affirmation donc, en premier lieu, de la

GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 104.

GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 104.

GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 105.

Gauchet, «L'expérience totalitaire et la pensée de la politique», p. 5.

GAUCHET, «L'expérience totalitaire et la pensée de la politique», p. 6.

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suppression du principe d’existence des classes. Affirmation en second lieu de l’identité de l’État et du peuple71». Ainsi, non seulement la division au sein de la société est abolie, mais la division entre la société civile et l’État est supprimée, du moins en théorie. C’est ce qui conduit Marx à croire qu’une fois la lutte des classes terminée, l’État se résorbera dans la société. Bref, la division actuelle des classes sera supprimée par l’action politique des marxistes et, quand les classes auront disparu, l’État se dissoudra de lui-même.

c) Un autre exemple d’idéologie : l’institution asilaire

Un autre exemple du travail de l’idéologie se retrouve dans l’histoire de l’asile au XIXe siècle. Ce siècle a vu se développer les grands asiles. Pourquoi donc cette idée de l’asile qui regroupe un grand nombre d’aliénés sous un même toit et sous la direction d’un médecin-chef? Gauchet et Gladys Swain répondent : «C’est qu’en fait de cadre efficace, justement, il s’agit de promouvoir un système de socialisation assurant la prééminence du collectif sur l’individuel, ambitionnant même à la limite de dissoudre la séparation des subjectivités, plaçant en un mot à la disposition du gouvernant-guide une masse en acte, et une masse au sens, ou pas loin, formellement, des masses dont on dira plus tard qu’elles font l’histoire72». Encore ici, ce qui est visé, c’est l’abolition de toutes divisions des individus afin de les considérer comme un groupe uni. De plus, les aliénistes croient en la force de l’homme pour produire le social. Le «gouvernant-guide » qui contrôle tout dans l’asile peut agir sur chaque individu à travers les mécanismes de !’institution. C’est en établissant des horaires, des activités spécifiques, un milieu de vie aidant, etc., que le médecin-chef pourra agir sur l’intimité des fous et les faire sortir de leur folie. Au fond, ce qui s’est produit, c’est «la conversion de fond de la médecine aliéniste à ce qui sera durablement son ambition spécifique, et [...] l’illusion par excellence de sa visée, à savoir la volonté et la confiance dans la possibilité de faire s’exercer l’action thérapeutique tout entière par la médiation de l’institution73.» En donnant un cadre aux fous, les aliénistes ont confiance que ceux-ci réintégreront le cadre social qu’ils ont abandonné, mais qu’ils portent naturellement en eux. L’institution leur permettra de se mouler dans la forme perdue et de

GAUCHET, «L'expérience totalitaire et la pensée de la politique», p. 8.

GAUCHET et Swain, La pratique de l'esprit humain, p. 271.

GAUCHET et Swain, La pratique de l'esprit humain, p. 97.

«vivre à l’unisson dans l’ordre impersonnel et normal d’une pensée commune74». Cette trop rapide esquisse de ce que fut l’histoire de !’institution asilaire, que Gauchet et Swain prennent 500 pages à raconter, suffit cependant pour montrer comment l’idéologie formait un schème de pensée répandu.