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Chapitre 3 : La modernité accomplie

1. Histoire de la sortie de la religion

En Occident, malgré les tentatives pour garder unis les deux mondes, c’est la séparation qui prévaudra. Pourquoi? Parce que l’empire romain démoli a laissé une place à la création d’États-nations indépendants de l’Église, malgré les tentatives pour recréer un empire unifié. À l’opposé, la survie de l’empire romain d’Orient a entraîné la religion chrétienne de cette région de l’Europe à demeurer dans un monde d’unité ontologique.

Ainsi, la dynamique politique qui s’installe alors en Occident, bien qu’elle se pense encore sous l’égide de l’Un, commence à laisser se déployer le possible chrétien d’une séparation des sphères terrestre et céleste. Je présenterai cette histoire en deux temps : le Moyen Âge et le tournant moderne.

1.1 Le Moyen Âge

La première étape donnera le premier rôle aux ambitions pontificales. La chute de l’empire laisse vide l’espace symbolique qui commande depuis des générations la vie politique des communautés. Le pape met de l’avant des ambitions théocratiques qui sont à même de reconstituer un empire plus pastoral que politique : «La véritable communauté chrétienne, réalisation du plus haut dessein terrestre qui se puisse concevoir, ce sera le rassemblement de la totalité des fidèles au sein d’une Cité-Univers, entièrement subordonnée en ses mécanismes exécutifs et en ses rouages d’autorité aux fins éternelles,

Pluralisme culturel et foi chrétienne. Actes du Congrès de la Société canadienne de théologie,

Montréal, Éditions Fides [coll. «Héritage et projet», 50], 1992, p. 213.) À l’opposé, Thierry Laus voit dans le désenchantement un processus qui est à faire. S’inspirant de la déconstruction du christianisme de Jean-Luc Nancy, il écrit : «Le désenchantement semble dès lors à venir, comme un Devoir aussi bien qu’un processus. Tout comme la déconstruction.» (T. LAUS, «La fin du christianisme.

Désenchantement, déconstruction et démocratie», Revue de théologie et de philosophie, 133, iv [2001], p. 485.)

sous la houlette d’un pasteur unique, lui-même l’homme le plus proche de Dieu parmi les hommes exclusivement dévoués au service divin4.» Un véritable royaume spirituel unifié par le roi-pasteur et uni, à travers lui, à Dieu lui-même qui contient le principe de

!’organisation collective. C’est véritablement une reconduction du monde de l’Un. En fait, cela ne peut tenir de par !’originalité du Dieu chrétien. Le Christ, on l’a vu, se situe au bas de la pyramide sociale. Par conséquent, s’occuper de son salut, c’est s’occuper du Dieu autre et non pas d’un Dieu qui tient ensemble et l’ordre social et l’ordre naturel. Cet ordre social et cet ordre naturel ne sont pas liés au salut. Ils sont bons en soi, puisque Dieu s’y est incarné en la personne de Jésus, mais la communion avec le Dieu de Jésus ne passe pas par eux, mais bien par l’intériorité. C’est donc dire que le social et la nature ne doivent pas être gérés par le pouvoir spirituel, aussi théocratique se veut-il. Qui les gérera? La porte est grande ouverte pour un pouvoir temporel.

Gauchet affirme : «En face donc de l’impérialisme pontifical, surgit et se dresse immanquablement l’affirmation de la prérogative princière, et une affirmation offensive, puisque au bout d’elle-même elle porte exigence d’une subordination de l’Église, la relation personnelle à Dieu qu’elle assure devant prendre place à l’intérieur d’une organisation collective dont le principe est hors de sa compétence et aux règles de laquelle il lui faut se plier comme tout un chacun5.» Ainsi se mettent en place deux positions suscitées l’une par l’autre : le souci spirituel de l’Église laisse une place au souci temporel des princes, la domination ecclésiale suscite une possibilité de domination temporelle, puisque même l’Église doit «se plier» à une «organisation collective» dont elle n’a pas à se préoccuper, mais qui mérite de s’y soumettre puisque même le Christ s’y est soumis. En résumé, les prétentions du pape et des rois se situent toujours dans une vision ontologiquement une : la cité de Dieu ou la cité des hommes. Cependant, le conflit qui oppose les deux prétentions travaille lentement l’Occident et l’amène à sortir de la religion.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 217-218.

Gauchet, Le désenchantement du monde, p. 219.

1.2 Le tournant moderne

Après le Moyen Âge, après que la prétention totalisante du spirituel se soit confrontée à celle du temporel, que se produit-il? Gauchet appelle cette période le «tournant moderne».

Voici ce qu’il en dit :

Le tournant moderne, le renversement révolutionnaire de logique dont la fécondité continue de nous porter, c’est quand justement [...] on s’accommode de la séparation des termes, quand on la prend comme point de départ, et que du coup, au lieu d’avoir à diviser entre souci du ciel et accomplissement sur terre pour les ajuster, on réalise leur indispensable coexistence en les épousant pleinement l’un et l’autre, en poursuivant l’intégralité de l’un au travers de la complétude de l’autre. La sphère des hommes est complète en elle-même6.

En modernité, il ne s’agit plus d’ajuster le spirituel au temporel ou vice versa; il ne s’agit plus de soumettre l’un à l’autre. Les deux peuvent maintenant coexister «en les épousant pleinement l’un et l’autre» puisque l’autonomie de la sphère terrestre est accomplie, celle-ci étant «complète en elle-même». Cette conception du monde duel trouve une de ses expressions particulières, selon Gauchet, avec la réforme de Grégoire VII qui s’instaure au même moment où le Moyen Âge connaît un «monde plein7» - c’est-à-dire une occupation démographique importante du territoire - qui rend possible la naissance des États modernes. Cette «première» confrontation n’est que le début d’une suite de tension entre les prétentions théocratiques des papes et les prétentions temporelles des rois. Comme plusieurs noyaux étatiques se forment en Occident, les rois modifient les ambitions traditionnelles de tout souverain. D’une logique d’expansion, on passe à une logique d’approfondissement. Il ne s’agit plus d’agrandir le royaume pour en faire un empire : il s’agit plutôt de bien circonscrire le territoire qui appartient à la nation et à !’administrer. En même temps, le roi, même s’il est de droit divin, n’est plus le médiateur obligé avec Dieu, puisque l’Église s’occupe de cette fonction. Il s’ensuit qu’au bout du compte, il devient de plus en plus logique de passer d’un régime de droit divin à un régime de représentativité :

«Le pouvoir politique aura désormais pour laboratoire les bornes de la particularité nationale, Γuniversalité résultant de l’adéquation interne du corps politique à lui-même, telle que produite par l’action d’un pouvoir d’administration, appelé à terme, par le développement du principe de correspondance de la collectivité à elle-même qu’il met en

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 221.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 113-130,222.

œuvre, à se muer en pouvoir par représentation8.» Bref, il s’agit de plus en plus de permettre au corps politique une «adéquation interne à lui-même» et non plus à une origine ancestrale ou divine.

Cette autonomisation du politique ne s’est pas effectuée par une quelconque

«laïcisation» des pouvoirs temporels «comme si les valeurs sacrales s’exténuaient et refluaient au profit des valeurs profanes9». Il s’agit plutôt, selon Gauchet, «d’une transfusion de sacralité dans le politique, mais d’une sacralité spécifique, sui generis, surgie par fracture d’avec la sacralité cléricale et concurremment à elle10.» Il ne s’agit pas d’une perte d’influence de l’Église, comme si le protestantisme venait remplacer le catholicisme.

En fait, la dynamique est à l’œuvre autant dans le catholicisme que dans le protestantisme.

En ce sens, il n’y a pas «exténuation» des «valeurs sacrales». Il se produit plutôt un déplacement du sacré qui en change la teneur. Le sacré politique n’est plus de l’ordre de la médiation. Il agit plutôt comme une reconnaissance de l’autonomie de la sphère terrestre par rapport au Dieu autre. Reconnaître cette autonomie, c’est aussi reconnaître l’altérité de Dieu et !’impossibilité de toute médiation entre les deux mondes - ce sera la revendication de la Réforme. Il survient une réduction de l’altérité qui commandait, en religion pure, toute l’activité. Cette altérité est comme absorbée dans la sphère humaine : «chaque secteur d’activité, politique, intellectuel, économique et technique, devenant le creuset d’une réabsorption de l’ancienne altérité structurante11». Chacun de ces secteurs n’est plus commandé de l’extérieur. Il devient possible de s’ouvrir à l’autre présent dans le monde, que ce soit l’autre comme monde, comme conscience, comme nature, etc. Avec le déploiement du possible moderne, l’humanité ne s’approprie pas une identité transparente à elle-même. Il reste une altérité, mais elle se situe maintenant dans le monde. «Autour de 170012»,'tout cela se révèle comme acceptable. Gauchet parle alors de «sortie de la religion» comme «fin du rôle de structuration de l’espace social13». Ce n’est plus de

!’extérieur que le monde est commandé. Tout se passe à l’intérieur. En résumé, de

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 226.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 229.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 226.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 232.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 232.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 233.

!’hétéronomie à l’autonomie, l’Occident est passé d’une altérité commandante à une altérité constituante. Il y a eu «métabolisation de la fonction religieuse14».

C’est cette reconnaissance de l’autonomie terrestre qui, une fois l’âge des idéologies terminé, a vraiment pris consistance effective. Depuis une trentaine d’années, les Occidentaux, et même les «religieux» parmi eux, vivent maintenant en acceptant et en reconnaissant l’autonomie du monde terrestre. Gauchet écrit : «Le processus de sortie de la religion [...] est en train de transformer la religion elle-même pour ses adeptes15.» Il existe une manière nouvelle de comprendre l’homme et la société qui se diffuse même dans le monde religieux.