• Aucun résultat trouvé

CATHOLICISME ET NÉOLIBÉRALISME Analyse des trois encycliques sociales de Jean-Paul II à partir de la théorie de la modernité de Marcel Gauchet

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "CATHOLICISME ET NÉOLIBÉRALISME Analyse des trois encycliques sociales de Jean-Paul II à partir de la théorie de la modernité de Marcel Gauchet"

Copied!
150
0
0

Texte intégral

(1)

DANNY ROUSSEL

CATHOLICISME ET NÉOLIBÉRALISME

Analyse des trois encycliques sociales de Jean-Paul II à partir de la théorie de la modernité de Marcel Gauchet

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de F Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en théologie

pour Γobtention du grade de Maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2005

© Danny Roussel, 2005

(2)

Le pape Jean-Paul II a écrit trois encycliques sociales : Laborem exercens (1981), Sollicitudo rei socialis (1987) et Centesimus annus (1991). Nous analyserons la critique que Jean-Paul II y fait du néolibéralisme. Pour y arriver, la théorie de la modernité de Marcel Gauchet servira de cadre théorique. Son histoire politique de la religion permettra de situer trois moments importants : la religion première, la modernité accomplie (ou société sortie de la religion) et, entre les deux, la période des compromis entre le monde de Γhétéronomie et le monde de P autonomie, compromis ayant pris la forme de l’idéologie aux XIXe et XXe siècles. Nous analyserons le discours de Jean-Paul II pour le situer dans ce cadre théorique. Les concepts utilisés par le pape se révéleront faire partie du schème de pensée idéologique, au sens entendu par Gauchet.

(3)

Pope John Paul II has written three social encyclical letters : Laborem exercens (1981), Sollicitudo rei socialis (1987) and Centesimus annus (1991). We will analyze in these letters the critics John Paul II made about neoliberalism. To do this the theory of modernity from Marcel Gauchet will serve as theoretical frame. His political history of religion will allow situating three important moments : pure religion, accomplished modernity and between both, the period of compromises between the world of heteronomy and the world of autonomy. Compromises have taken the form of the ideology in the XIXth and XXth centuries. We will analyze the lecture of John Paul II to situate it in the theoretical frame.

The concepts used by the pope will reveal themselves as being parts of the scheme of the ideological thought in the way Gauchet means it.

(4)

Quelle est votre fleur préférée? À cette question, une femme de ma ville natale a, dans mon enfance, exprimé sa préférence pour le pissenlit puisque, disait-elle, c’est la première fleur qu’un enfant offre à sa mère. Un contenu fade dans un geste plein de saveur.

Ce mémoire est un bouquet de pissenlits. En remerciant les personnes dont les noms suivent, je suis conscient de saluer la contribution d’individus à un contenu qui manifeste partout les balbutiements de ma jeunesse intellectuelle et non pas la phrase ciselée de la maturité de pensée. Veuillez apprécier l’effort que j’ai mis à composer le tout et passer rapidement sur le contenu.

Mon premier remerciement va à mon directeur, monsieur le professeur François Nault. Les lectures qu’il m’a suggérées furent la cause de quelques fatigues intellectuelles, de quelques questionnements profonds et même de quelques assuétudes. Il est un géant dont les épaules me semblent difficiles à escalader.

Mon deuxième remerciement va à mon Institut, les Frères du Sacré-Cœur, particulièrement au Révérend frère Bernard Couvillion, supérieur général, et au Cher frère Yvan Turgeon, supérieur provincial, qui m’ont accepté au nom des confrères et qui m’ont permis d’entreprendre ces deux années d’étude qui furent pour moi deux années de consécration. Un merci spécial aux frères Adrien Dion et Normand Paradis qui ont relu le manuscrit et au frère Paul-Émile Leblanc pour avoir traduit le résumé en anglais.

Un autre remerciement va à ma famille. À ma mère, Lucienne, qui dès mon enfance m’a aidé, sur le coin de la table, à faire mes devoirs. Elle a semé en moi la curiosité intellectuelle. À mon père, feu Rodrigue, qui, par sa culture, m’a ouvert très tôt des horizons insoupçonnés. À mon frère Yanéric et à son épouse Nancy, à ma sœur Myriam et à son époux Daniel, qui m’ont soutenu dans ces études.

Je veux aussi remercier les professeurs de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval qui, par les discussions au coin d’un corridor ou dans le confort relatif d’un bureau, ont pris le temps de m’écouter et de me guider dans cette aventure.

(5)

Enfin, je veux remercier le groupe de recherche Modernité et religion au Québec : explorations heuristiques à partir de l’œuvre de Marcel Gauchet, particulièrement monsieur le professeur Robert Mager, responsable de l’équipe de recherche.

Ce mémoire a été réalisé avec le soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada ainsi que de la Bourse de la Revue Notre-Dame du Cap.

(6)

Supérieur général des Frères du Sacré-Cœur À ma mère et à mon père

Lucienne St-Gelais et Feu Rodrigue Roussel

(7)

Résumé... ii

Abstract...iii

Avant-propos...iv

Dédicace... vi

Table des matières...vii

INTRODUCTION... 1

La question... 1

Situation de la question...5

Un travail de théologie fondamentale... 7

Le plan du mémoire... 11

Chapitre 1 : Le projet de Marcel Gauchet et la religion... 13

1. Un projet philosophique... 14

1.1 Une orientation philosophique... 14

1.2 Une anthroposociologie... 14

1.3 Le transcendantal...15

1.4 La «Décision»...17

2. Marcel Gauchet et la philosophie du XXe siècle...:... 19

2.1 Gauchet et Heidegger... 19

2.2 Gauchet et le structuralisme...20

2.3 Gauchet et la phénoménologie... 22

2.4 La posture philosophique de Gauchet...23

3. La religion dans l’œuvre de Marcel Gauchet... ....26

3.1 Le politique chez Pierre Clastres... ... :...26

3.2 La religion chez Gauchet et les travaux de Clastres... 27

4. Qu’est-ce que la religion?... 30

4.1 Quelques considérations sur la notion de religion... 30

4.2 Un choix contre le pouvoir de changer...32

4.3 Un choix contre le pouvoir politique...33

4.4 Un choix contre la division ontologique...33

5. Première partie du cadre théorique... 34 36 37 39 39 41 44 44 47 48 Chapitre 2 : Une sortie imparfaite : les idéologies...

1. L’avènement de l’État et sa signification religieuse..

2. La période axiale : la révolution de la transcendance 2.1 La période axiale... ...

2.2 Les transformations dans le vécu humain...

3. Le christianisme : la religion de la transcendance....

3.1 Israël et l’unité ontologique...

3.2 Jésus et 1 ’ ouverture à la dualité...

3.3 Le dogme de l’Incarnation...

(8)

4. Les compromis et l’idéologie... ... 50

4.1 Compromis entre l’unité et la dualité ontologiques...51

4.2 L’âge des idéologies... 53

5. Deuxième partie du cadre théorique...58

Chapitre 3 : La modernité accomplie...59

1. Histoire de la sortie de la religion...60

1.1 Le Moyen Âge...60

1.2 Le tournant moderne... 62

2. La sociologie transcendantale...64

2.1 Les conditions de possibilité de la société... ... 64

2.2 L’analyse de la situation actuelle... 68

3. L’anthropologie transcendantale... 70

3.1 Une anthropologie de l’altérité immanente...71

3.2 Les âges de la personnalité... ... 72

3.3 Les défis de la modernité accomplie... 78

4. Troisième partie du cadre théorique... 80

Chapitre 4 : Le néolibéralisme et Jean-Paul II... 81

1. Qu’est-ce que le néolibéralisme?...81

1.1 L’origine du capitalisme... 81

1.2 L’histoire du capitalisme libéral... 83

1.3 Les effets du néolibéralisme et les réactions suscitées...86

1.4 Le néolibéralisme selon Marcel Gauchet... 89

2. Jean-Paul II et sa critique du néolibéralisme... 92

2.1 Le néolibéralisme chez Jean-Paul II... 92

2.2 La critique des idées libérales dans les encycliques de Jean-Paul II... 93

Chapitre 5 : Analyse de la critique de Jean-Paul II...101

1. Le concept de «personne... 101

2. Le concept de «travail »... 106

3. Le concept de «développement»... 110

4. Le concept de «communion»...116

5. Jean-Paul II : un idéologue?... 120

CONCLUSION... ...122

Jean-Paul II et l’idéologie...122

Blanchot contre Gauchet...125

Des lettres d’amour aux épîtres... 129 BIBLIOGRAPHIE 132

(9)

Jean-Paul II est mort. Après presque vingt-sept ans de pontificat, l’un des plus longs de l’histoire des papes, son départ ne pouvait que susciter toute une littérature à son sujet.

Les titres des articles de journaux qui ont paru juste après son décès sont évocateurs :

«Jean-Paul II et les catholiques francophones : un allié qui a atténué certains espoirs1»,

«Histoire d’un échec2», «Un pontificat inclassable3», etc. Comme il fut un pape à l’écriture prolifique (quatorze encycliques, quinze exhortations apostoliques, sans compter ses homélies, messages, discours, lettres apostoliques, etc.) et aux voyages nombreux, il n’est pas étonnant qu’il ait suscité autant d’analyses. Pour ma part, moi qui suis né en 1978, je n’ai connu que ce pape. Ses interventions ont ponctué ma vie de croyant, m’emballant parfois, me laissant souvent un sentiment de malaise. D’où mon intérêt pour l’analyse de son œuvre.

La question

Dans ce mémoire, j’analyse la critique que Jean-Paul II fait du néolibéralisme dans ses trois encycliques sociales {Laborem exercens, Sollicitudo rei socialis, Centesimus annus). L’analyse que je fais de ces encycliques ne se situe pas dans le champ de la théologie morale ou de l’éthique sociale. Je ne cherche pas à expliquer ce que dit le pape pour en dégager un agir concret face au système néolibéral. Je n’essaie pas de cerner les

S. Lefebvre, «Jean-Paul II et les catholiques francophones. Un allié qui a atténué certains espoirs», Le Devoir, (Le mardi 5 avril 2005), p. A7.

A. CORTEN, «Le Vatican et la transfonnation du religieux en Amérique latine. Histoire d'un échec», Le Devoir, (Le lundi 4 avril 2005), p. A7.

G. ROUTHIER, «Un pontificat inclassable», Le Soleil, (Le lundi 4 avril 2005), p. A15.

3

(10)

avancées par rapport aux encycliques sociales des papes précédents. Mon intérêt se situe ailleurs. Le travail théologique que j’entreprends ici n’est pas d’abord un travail théologique d’Église. Il se situe plutôt à la frontière entre l’Église et le monde contemporain, si une telle frontière existe. En ce sens, je fais œuvre de théologie fondamentale : j’essaie de rendre compte du discours théologique dans des catégories qui ne sont pas propres à l’Église. La question à laquelle je tente de répondre est la suivante : à quel type de pensée appartient la critique du néolibéralisme de Jean-Paul II?

Pour répondre à cette question, je dois me donner une distance critique face au discours du pape. Pour y arriver, j’ai besoin d’un cadre théorique qui me permettra de faire une analyse distanciée des textes de Jean-Paul II. C’est ce cadre que me donne l’histoire politique de la religion de Marcel Gauchet. Cet auteur propose une théorie de la modernité et une théorie de la religion. Il effectue, en quelque sorte, une généalogie de l’Occident à partir d’une problématique actuelle. Gauchet débute sa réflexion à partir de la situation contemporaine : «Descriptivement parlant [...], nous avons affaire, à l’échelle des derniers siècles, au basculement d’une situation de domination globale et explicite du religieux à une situation qu’on pourrait dire de secondarisation et de privatisation, cela en relation avec cet autre phénomène typique de la modernité politique qu’est la dissociation de la société civile et de l’État4.» Le problème qui se pose est le suivant : comment l’Occident en est-il arrivé à ne plus être structuré socialement par la religion? Comment se fait-il que même les gens religieux acceptent de participer au régime démocratique, alors que celui-ci exclut d’être contrôlé par un discours religieux? L’histoire de la religion que Gauchet propose permet d’expliquer ce phénomène. Selon celle-ci, la religion pure se situe au début de l’aventure humaine. La suite n’est qu’une lente sortie de la religion, sortie qui, aujourd’hui, se fait sentir de manière notable. Entre la religion pure du début et la société actuelle sortie de la religion s’élabore toute une période de compromis entre une société religieuse et une société autonome. Une histoire de déclin, donc, qui connaît maintenant son terme, malgré les tentatives pour garder la religion, au moins en partie, comme structure sociale.

M. GAUCHET, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Éditions Gallimard (coll. «Folio essais», 394), 1998, p. 18.

(11)

En outre, cette histoire de la religion accorde une place importante au christianisme.

Selon Gauchet, celui-ci est «la religion de la sortie de la religion5». En ce sens, Gauchet fournit une théorie du christianisme. Elle postule que le christianisme, en tentant d’institutionnaliser la position de Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme, a rendu impossible à tenir les compromis entre société religieuse et société non religieuse. C’est ce qui expliquerait la particularité de l’Occident en regard du reste du monde. Bref, l’histoire de la religion proposée par Gauchet me donne à la fois une théorie de la religion et une théorie du christianisme qui fournissent en même temps une théorie de la modernité puisque l’histoire que Gauchet raconte se rend jusqu’à l’époque contemporaine.

Ce cadre théorique me permet de préciser ma question : à quel type de pensée appartient la critique du néolibéralisme de Jean-Paul II? A une pensée religieuse? A une pensée sortie de la religion? A une pensée de compromis? Telle est la question de départ de ce travail de recherche. À celle-ci, s’en ajoute une autre, collatérale : est-ce que le cadre théorique fourni par la théorie de la modernité de Marcel Gauchet est efficace pour analyser un discours théologique? En effet, il ne semble pas exister de recherches qui ont dégagé de l’œuvre de Gauchet un cadre théorique pour !’appliquer à l’analyse de textes. Il est donc pertinent de s’interroger sur l’efficacité de ce cadre.

Par contre, le choix de Marcel Gauchet comme cadre théorique d’un travail théologique n’est pas fortuit. Des théologiens ont reconnu un travail théologique dans cette théorie qui se situe aux confluents de la philosophie, de la sociologie et de l’anthropologie.

Jean Richard écrit :

Or voilà précisément ce qu’à mon grand étonnement j’ai trouvé dans l’ouvrage de Marcel Gauchet : la théologie s’y trouve vraiment mise à contribution. [...]

D’abord, Gauchet fait vraiment de la théologie dans cet ouvrage. [...] Mais il est tout aussi important de reconnaître que la théologie se trouve ici mise à contribution comme discipline auxiliaire, c’est-à-dire qu’elle se trouve située dans un projet plus vaste qui est lui-même d’ordre historique et non pas théologique6.

M. GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard (coll. «Bibliothèque des sciences humaines»), 1985, p. II.

J. Richard, «La fin de la religion d'après Marcel Gauchet», dans J.-C. Bretonet J.-C. Petit, dir., Le christianisme d'ici a-t-il un avenir? Questions posées à nos pratiques. Actes du Congrès de la Société canadienne de théologie tenu à Montréal du 23 au 25 octobre 1987, Montréal, Éditions Fides (coll. «Héritage et projet», 40), 1987, p. 233.

(12)

Christoph Theobald affirme même que le théologien se retrouve ému devant ce que Gauchet dit du Christ : «Ce qui est proprement émouvant pour le théologien dans ces pages, c’est ce que l’agnostique a su apercevoir de la figure du Christ7». D’ailleurs, Gauchet lui-même a interpellé la théologie par rapport aux défis que lui lance une société sortie de la religion8. Ainsi, le choix de l’œuvre de Gauchet comme cadre théorique s’appuie sur l’intérêt théologique qu’elle suscite.

En outre, j’aimerais expliciter les raisons qui m’ont amené à choisir les encycliques sociales comme lieu de la critique du néolibéralisme par Jean-Paul II. Je me suis restreint aux encycliques sociales parce qu’elles sont un lieu privilégié où le pape traite des problèmes économiques et, donc, de la doctrine néolibérale qui a pris de plus en plus d’importance lors de son pontificat. De plus, le genre «encyclique» possède une autorité plus grande par rapport aux autres écrits du pape. Une encyclique est une «lettre solennelle adressée par le pape à tous les évêques du monde et, par eux, à tous les catholiques. Elle porte sur un point important de la foi ou de la morale9». Selon Francis G. Morrisey, «the teaching contained in an encyclical is not given as belonging formally to the deposit of revelation, but [...] it pertains to Catholic doctrine [...]. An encyclical, then, is an expression of the pope’s ordinary teaching authority; its contents are presumed to belong to the ordinary magisterium unless the opposite is clearly manifested10.» Ainsi, ce que le pape écrit dans une encyclique est supposé être fidèle à la doctrine catholique et engage l’autorité du pape. Les encycliques deviennent ainsi des documents pertinents pour analyser un pontificat. Le pape engage son autorité dans les propos qu’il avance. Pour cette raison, les encycliques sociales de Jean-Paul II m’ont paru être des documents appropriés pour comprendre sa position face au néolibéralisme.

C. THEOBALD, «L'Écriture, âme de la théologie, ou le christianisme comme religion de l'interprétation», dans L'Écriture âme de la théologie, Bruxelles, Institut d'Études Théologiques (coli. «IET», 9), 1990, p. 120.

Voir : M. GAUCHET, «Religion, éthique et démocratie», Revue de théologie et de philosophie, 133, IV (2001), p. 460-461; M. GAUCHET, Un monde désenchanté?, Paris, Les Éditions de ΓAtelier/Éditions Ouvrières, 2004, p. 230-234.

N. LEMAÎTRE, M.-T. Quinson et V. Sot, Dictionnaire culturel du christianisme, Paris, Nathan/Cerf, 1994, p. 119.

F. G. MORRISEY, «Papal and Curial Pronouncements: Their Canonical Significance in Light of The 1983 Code of Canon Law», The Jurist, 50, 2 (1990), p. 105.

(13)

Enfin, pourquoi avoir choisi la critique du néolibéralisme chez Jean-Paul II et non pas un autre élément de la doctrine sociale (syndicat, salaire, etc.)? Le néolibéralisme est un phénomène récent. Il a pris le devant de la scène à partir de la fin des années 70 (même si les penseurs de ce nouveau courant économique étaient à l’œuvre bien avant). Il est un facteur qui a émergé en même temps que les sociétés occidentales sortaient de manière prononcée de la religion11. Le marché libre fait alors figure de modèle pour penser le social12. Ainsi, le néolibéralisme est une caractéristique d’un monde sorti de la religion. Il devient un point d’approche pertinent pour analyser le discours de Jean-Paul IL L’analyse de sa critique d’un élément propre à la sortie de la religion révélera le type de pensée qui sous-tend son argumentation.

Situation de la question

L’analyse que je ferai de la critique que Jean-Paul II fait du néolibéralisme se situe dans un champ d’étude plus vaste. Plusieurs aspects de la pensée et de la vie de Jean-Paul II ont été étudiés. Certains ont fait des analyses d’ensemble. Ainsi, François Houtart a écrit un bilan du pontificat13. Georges Weigel, quant à lui, a analysé «le catholicisme à l’ère de Jean-Paul II14». De manière aussi générale, Rocco Buttiglione a étudié «la pensée de Karol Wojtyla15». Par ailleurs, des aspects plus précis de la pensée et de l’action du pape avaient fait l’objet d’analyses plus poussées. Les titres de monographies sont

Gauchet écrit : «À un moment qui doit se situer vers 1970 ou peu après, nous avons été soustraits, sans nous en rendre compte, à la force d’attraction qui continuait à nous tenir dans l’orbite du divin, même de loin.» (GAUCHET, La religion dans la démocratie, p. II.)

Voir : M. GAUCHET, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard (coll. «Tel», 317), 2002, p. X;

M. GAUCHET, La condition historique, Paris, Stock (coll. «Les essais»), 2003, p. 304.

F. HOUTART, «Bilan d’un pontificat. Jean-Paul II, un pape conservateur et moderne». Le monde diplomatique [en ligne], (Juin 2002), p. 10-11.

www.monde-diplomatiQue.fr/2002/06/HQUTART/16555 (Page consultée le 9 février 2004)

G. WEIGEL, «Le catholicisme à l’ère de Jean-Paul II», dans P. L. BERGER, dir., Le réenchantement du monde, Paris, Bayard Éditions, 2001, p. 37-60.

R. BUTTIGLIONE, La pensée de Karol Wojtyla, Paris, Librairie Arthème Fayard (coll. «Communio»), 1984, 427 p.

(14)

évocateurs : La diplomatie de Jean-Paul //16, Les voyages de Jean-Paul //17 *, La rhétorique de Jean-Paul IIIS, etc.

Plus près de mon travail de recherche se trouvent des analyses de la pensée sociale de Jean-Paul IL Encore ici, on peut trouver des analyses générales, comme celle de Philippe I.

André-Vincent qui s’intitule La «doctrine sociale» de Jean-Paul //19 ou celle de James V.

Schall The Social Thought of John Paul //20. Il existe également des analyses plus précises sur, par exemple, les droits de l’homme chez Jean-Paul II2', sur la société dans ses encycliques22, sur le développement qu’il a apporté à la doctrine sociale de l’Église catholique23 ou sur sa relation au marché24. L’œuvre de Jean-Yves Calvez est consacrée principalement à la doctrine sociale de l’Église catholique25. La pensée de Jean-Paul II y occupe nécessairement une place importante. Toutefois, toutes ces analyses se situent dans le domaine de l’éthique sociale ou de la théologie morale. Il ne semble pas que des analyses du discours social de Jean-Paul II et de sa critique du néolibéralisme dans une optique de théologie fondamentale aient été produites26. D’où l’intérêt de ma question de départ qui

J.-B. D'ONORIO, dir., La diplomatie de Jean-Paul II, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000, 328 p.

C. DE MONTOLOS, Un pèlerin politique? Les voyages de Jean-Paul II, Paris, Bayard Éditions, 2000, 224 p. Voir aussi : G. STRICKER, «On a Délicat Mission: Pope John Paul II in Ukraine», Religion, State & Society, 29, 3 (été 2001), p. 215-225.

M. B. Melady, The Rhetoric of Pope John Paul II. The Pastoral Visit As a New Vocabulary of the Sacred, Westport, Praeger, 1999, 256 p.

P. I. ANDRÉ-VINCENT, La «doctrine sociale» de Jean-Paul II, Paris, Éditions France-Empire, 1983, 130 p.

J. V. SCHALL, The Social Thought of John Paul //, Chicago, Franciscan Herald Press (coll. «John Paul synthesis - A Trinity College symposium», 2), 1981, XI-202 p.

Par exemple : J.-G. B0EGLIN, Les droits de l’homme chez Jean-Paul 11, Paris, Éditions Salvator, 2000, 207 p.; P. I. ANDRÉ-VINCENT, Les droits de l'homme dans l'enseignement de Jean-Paul II, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence (coll. «Bibliothèque de philosophie du droit», 28), 1983, 132 p.

E. BONNEFOUS et P. Valdrini, dir., La société dans les encycliques de Jean-Paul II, Paris, Les Éditions du Cerf (coll. «Fondation Singer-Polignac»), 2000, 147 p.

J.-Y. Calvez, «Étapes nouvelles de l'enseignement social de l’Église de Jean XXIII à Jean-Paul II», Communio, XVI, 3 (mai-juin 1991), p. 82-93.

D. R. Finn, «John Paul II and the Moral Ecology of Market», Theological Studies, 59, 4 (décembre 1998), p. 662-679.

Voir, entre autres : J.-Y. CALVEZ, L'économie, l'homme, la société. L'enseignement social de l'Église, Paris, Desclée de Brouwer (coll. «Théologie»), 1989, 362 p.; J.-Y. CALVEZ, L'Église et l'Économie.

La doctrine sociale de l'Église, Paris/Montréal, L'Harmattan, 1999, 119 p.; J.-Y. CALVEZ, Les silences de la doctrine sociale catholique, Paris, Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières (coll. «Débattre»),

1999, 159 p.

De même, l’analyse de la critique du néolibéralisme opérée par Jean-Paul II à partir de la théorie de la modernité de Gauchet ne semble pas exister non plus. De plus, je n’ai pas trouvé d’analyses de textes effectuées à partir d’un cadre théorique inspiré par Gauchet.

(15)

néolibéralisme de Jean-Paul II?

Un travail de théologie fondamentale

La recherche théologique que j’entreprends ici trouve un appui dans la compréhension que Pierre Gisel donne du concept de «théologie fondamentale», même s’il trouve que le vocable «n’est peut-être pas des plus heureux27». La théologie fondamentale se distingue de la théologie dogmatique (que Gisel définit comme «travail sur la doctrine28 *») par son souci d’articuler les énoncés de foi aux éléments de culture contemporains d’une théologie donnée.

Cette dualité interne à la discipline théologique [théologie fondamentale versus théologie dogmatique] sanctionne le fait que les contenus et les représentations proposés ne sont pas isolables et qu’on ne saurait les évaluer pour eux-mêmes, mais qu’ils sont entre autres liés au statut et à la pertinence accordés aux discours qui les tiennent et à la rationalité qui peut être la leur. On a abandonné ici toute focalisation sur le dogme, parce qu’on en sait le caractère second, factuellement au vu de l’histoire plus globale des conjonctures socio-culturelles auxquelles il émarge, principiellement quant à sa portée et sa vérité possible sur le plan spirituel et religieux .

Ce qui intéresse le théologien fondamental, ce n’est pas ce que dit le dogme en soi, mais la manière dont il s’insère dans un type de rationalité ou dans un schème de pensée. Le dogme comme tel devient second puisque !’attention est portée sur l’articulation entre celui-ci et la pensée à laquelle il est confronté. C’est ce queje veux faire avec la critique que Jean-Paul II fait du néolibéralisme.

Comment y arriver? Gisel précise la tâche du théologien. S’inscrivant dans un monde où «le présent et le futur sont incertains ou affectés d’un pessimisme foncier30», la théologie contemporaine ne peut plus faire l’économie d’un rapport à l’histoire. Gisel affirme : «Comme toujours en ces matières [...], c’est le rapport au passé qui doit dès lors

P. Gisel, La théologie face aux sciences religieuses. Différences et interactions, Genève, Labor et Fides (coll. «Lieux théologiques», 34), 1999, p. 277.

Gisel, La théologie face aux sciences religieuses, p. 277.

GISEL, La théologie face aux sciences religieuses, p. 277.

P. GlSEL, «La contingence et la révélation», dans P.-O. MONTEIL, dir., La Grâce et le Désordre.

Entretiens sur la modernité et le protestantisme, Genève, Labor et Fides (coll. «Autres temps», 7), 1998, p. 168.

(16)

être retravaillé. Non pour le reprendre ou le prolonger. Mais au titre d’un décentrement et, peut-être, de cette perspective que j’appelle souvent “généalogique”, qui devrait permettre de mieux savoir d’où nous venons et ce dont nous héritons, souvent à notre insu et aussi bien positivement que négativement31.» Face à la crise que vit actuellement le monde moderne, il faut tenter de revisiter ce qui l’a conduit à la situation présente pour investir différemment les données du problème. Cet exercice peut être réalisé à partir d’une problématisation de l’histoire en fonction des impasses actuelles. Gisel résume : «Nous sommes en modernité, une modernité qui connaît ses crises et qui apparaît tout particulièrement en débat avec elle-même (d’où les concepts de postmodernité ou, disent certains, d’ultramodemité). C’est là, globalement, notre condition. Elle ne se choisit pas, mais se réfléchit et doit être aménagée; et cela commence par un minimum de décentrement, de généalogie, de problématisation, de reprise réflexive32.»

Gisel emploie souvent le terme «généalogie». II le définit ainsi : «Entre [des]

positions, différentes et séparées, une généalogie n’établit pas de rapport de causalité directe; elle met en scène une position, sur un mode construit, prenant place sur un arrière- fond pluriel et ouvert [...], et en fonction d’une problématique retenue33». Cet exercice généalogique permet «de casser les focalisations que provoque l’histoire trop courte de la modernité épanouie avec les Lumières et polarisée par le débat avec les orthodoxies confessionnelles34». Il faut sortir d’une conception linéaire de l’histoire pour mettre en scène des positions qui sont rendues possibles par une même matrice de base. C’est dans ce cadre que doivent travailler les théologiens : «je propose qu’une vision et une problématisation de la généalogie de l’Occident fournissent le cadre de !’interrogation et de la réflexion théologiques35.» En d’autres mots, la généalogie permet à la théologie de revisiter le passé pour mieux comprendre sa place dans le débat contemporain.

Gisel, «La contingence et la révélation», p. 168.

Gisel, «La contingence et la révélation», p. 173.

P. GISEL, «Comment et pourquoi relire le passé en postmodernité. Plaidoyer pour une perspective généalogique», Science et Esprit, 53, 1 (2001), p. 175.

P. Gisel, «Tâche et fonction actuelles de la théologie. Déplacements et perspectives dans le contexte contemporain», Revue théologique de Louvain, 35, (2004), p. 293.

Gisel, «Tâche et fonction actuelles de la théologie», p. 302.

(17)

En fait, la théologie n’est pas d’abord, pour Gisel, une fonction d’Église, mais un geste réflexif sur les données humaines générales et sur une tradition culturelle et historique spécifique, en l’occurrence, la tradition occidentale. Il affirme :

[Je mets] en contraste la théologie comme «fonction de l’Église» (Barth) et la théologie comme dualité irréductible d’une réflexion sur les données humaines de tous, d’une part, vues sous un angle particulier (celui du rapport à Dieu, à la transcendance, à l’absolu, à ce qui dépasse le monde et l’homme ou leur est en excès, etc., avec les symbolisations qui donnent corps à ce rapport), et d’un travail sur une tradition donnée, d’autre part, historique et culturelle (ici, l’Occident, avec ses jeux institutionnels : l’Église, ses confessions différentes, ses hérésies et autres déviances, ses mystiques, etc.). Pour ma part, j’ai opté, nettement, pour le second terme de l’alternative36.

C’est pour cette raison que la généalogie offre un cadre pertinent pour le travail théologique. De plus, elle ne peut être effectuée sans l’élaboration d’une théorie de la religion qui permet de définir ce que Gisel appelle «le champ du religieux». Selon lui, «la religion n’apparaîtra plus, dans la vision proposée, confinée à un champ spécifique préalablement défini : la question heuristiquement mise en avant de l’absolu et l’intrigue qu’elle articule traversent tant ce qu’une société et une culture reconnaissent comme religion que d’autres champs sociaux, voire politiques (en régime totalitaire notamment)37.»

Enfin, à l’intérieur de cette théorie de la religion, la théologie doit penser une théorie du christianisme qui a pour charge de dire «en quoi le christianisme est une religion et quel type il en propose38.» Bref, la théologie doit entreprendre une généalogie à partir d’une théorie de la religion et d’une théorie du christianisme.

Pour Gisel, Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet pourrait conduire à une théorie du christianisme39. Selon Gisel, une telle théorie ne doit pas reposer sur la conscience des acteurs puisqu’elle veut permettre un regard décalé. Il pose la question :

«Comment proposer une compréhension qui soit une compréhension du religieux comme tel [...], sans pour autant que cette compréhension soit une simple prolongation ou une herméneutique du sens donné par l’acteur du religieux (le croyant), ce sens fût-il repris sur

P. Gisel, «Théologie d’Église ou horizon plus large», dans F. Bousquet, H.-J. Gagey, G. MÉDEVIELLE et J.-L. Souletie, dir., La responsabilité des théologiens. Mélanges offerts à Joseph Doré, Paris, Desclée, 2002, p. 658-659.

Gisel, «Comment et pourquoi relire le passé en postmodernité», p. 178.

GISEL, «Tâche et fonction actuelles de la théologie», p. 296.

Gauchet, Le désenchantement du monde, 306 p.

(18)

un horizon élargi par l’apport d’autres formes de croyances40?» Le livre de Gauchet est un exemple du type de compréhension du religieux voulu par Gisel. C’est pour cette raison qu’il écrit, au sujet de sa lecture du Désenchantement :

Greffée sur le doctrinal et !’institutionnel réel (elle passe dès lors par une ou des religions effectives), mais décalée à l’endroit de la conscience des acteurs, [la lecture de Gauchet] peut ouvrir sur une théorie du religieux et du social. Elle met en particulier en avant des traits de la religion chrétienne qui relèvent bel et bien de son économie propre, et qui sont donc requis pour en comprendre la donne et les enjeux, même s’ils ne se situent pas sur le plan de la croyance assumée, ni de la ritualité ou de la symbolique effective, de premier niveau41.

Gauchet s’appuie sur le christianisme comme institution et comme doctrine, il part de son

«économie propre» pour construire une théorie qui est décalée par rapport à la conscience des acteurs. Pour Gisel, il s’agit là d’un geste théologique traditionnel : «À mon sens, une part de la réflexion théologique classique du christianisme se plaçait formellement sur le même plan, même si elle se voulait en dernier ressort au service de la vérité de la foi, un service indirect, mais assumé comme requis ou nécessaire42.» En d’autres mots, Gauchet aurait fait œuvre théologique en construisant sa théorie du christianisme qui ne soit pas une phénoménologie du religieux chrétien.

L’histoire de la religion de Marcel Gauchet servira de cadre théorique à mon analyse des trois encycliques sociales de Jean-Paul IL Gisel proposait que la généalogie de l’Occident soit le cadre à !’intérieur duquel se fait le travail théologique. C’est ce cadre que me fournit la «généalogie de l’Occident» qu’est l’histoire politique de la religion selon Gauchet. A partir de ce cadre, je pourrai analyser comment «les contenus et les représentations proposés» dans les encycliques sociales de Jean-Paul II sont «liés [...] à la rationalité qui peut être la leur43.» Je pourrai ainsi identifier à quel type de pensée appartient la critique du néolibéralisme faite par Jean-Paul IL

P. Gisel, «Quelle place et quelle fonction de la théologie dans l'approche du religieux et des religions?

De l'apport indirect d'une relecture de Troeltsch pour aujourd'hui, avec un coup d'oeil, en parallèle, sur Tillich», Chemins de Dialogue, 11, (avril 1998), p. 79. Ce texte a été repris dans GlSEL, La théologie face aux sciences religieuses, p. 32-34.

GlSEL, «Quelle place et quelle fonction de la théologie dans l'approche du religieux et des religions?»,

p. 81.

GlSEL, «Quelle place et quelle fonction de la théologie dans l'approche du religieux et des religions?»,

p. 81.

GlSEL, La théologie face aux sciences religieuses, p. 277.

(19)

En outre, le travail de recherche qui suit se fait par une analyse de textes. Je ne prétends pas dire la vérité du texte de manière «objective», comme si j’avais le pouvoir de bien saisir tout ce qui y est présent. Je ne prétends pas non plus que le texte possède ses propres lois internes sans que le sujet que je suis ait à intervenir et qu’il suffirait, par conséquent, de comprendre sa structure. Comme l’écrit Gauchet : «Là où la pensée s’attache au langage, l’illusion divisée qui la captive consiste aussi bien en l’affirmation du pouvoir absolu du sujet sur les signes, qu’en l’affirmation opposée d’une disparition du sujet dans le cours des signes, censé être régi pas sa seule loi interne44». Je porterai plutôt un regard réflexif sur les textes analysés. Ainsi, selon Gauchet,

l’expression [...] de réflexivité ne doit-elle pas évoquer la transparence, pour le moins étrange, d’un texte à soi-même, mais réfère-t-elle à Y instauration d’un monde de l’œuvre se tenant presque de soi, instauration continuée à laquelle procède l’interprète, dans le mouvement qui le renvoie de !’impossibilité d’occuper une position de toute-puissance à l’égard d’un texte-objet à

!’impossibilité de passer dans l’impouvoir radical devant, ou plutôt au-dedans d’un texte de nouveau objet, mais se suffisant cette fois à lui-même45.»

Il existe un monde du texte qui se crée à partir de la réflexivité du sujet qui le lit. Celui-ci prend une part active à l’instauration de ce monde tout en sachant qu’il n’en est pas le maître, puisque ce monde se tient «presque de soi». Le discours que je porterai sur le monde des textes de Jean-Paul II ne sera pas identique au discours de ces textes. J’aurai fait interférence. Ce queje ferai est véritablement un travail à’interprétation*6.

Le plan du mémoire

Pour mener à bien ce travail, et comme une de mes questions concerne le cadre théorique lui-même, je commencerai par élaborer celui-ci en présentant l’histoire politique de la religion de Marcel Gauchet. Le Désenchantement du monde sera le livre de base pour la construction du cadre, mais j’utiliserai aussi les autres livres publiés par Gauchet ainsi que ses articles. Je commencerai par présenter le projet philosophique de Gauchet, les raisons qui l’ont amené à prendre la religion comme objet d’étude et la définition qu’il en

M. GAUCHET, «Freud: une psychanalyse ontologique (I)», Textures, 4-5, (1973), p. 116.

Gauchet, «Freud: une psychanalyse ontologique (I)», p. 117.

Cette manière d’interpréter les textes ressemble à celle proposée par Paul Ricoeur. Voir : P. RJCOEUR,

Le conflit des interprétations. Essais d'herméneutique, Paris, Éditions du Seuil (coll. «Ordre philosophique»), 1969, 505 p.; P. RICOEUR, Du texte à l'action. Essais d’herméneutique 2, Paris, Éditions du Seuil (coll. «Points Essais», 377), 1998, 452 p.

(20)

donne (chapitre 1). Ensuite, j’exposerai les premières étapes qui ont conduit les hommes à sortir peu à peu de la religion. Le rôle primordial du christianisme sera explicité. Les différentes solutions de compromis entre un monde structuré par la religion et un monde autonome seront présentées en accordant une importance particulière à la forme de compromis qu’ont adoptée les penseurs du XIXe et du XXe siècles : l’idéologie (chapitre 2).

Puis, les caractéristiques d’une société sortie de la religion seront énumérées. La modernité accomplie possède des traits qui lui sont propres et Gauchet les expose explicitement (chapitre 3). À la fin de ces trois chapitres, le cadre théorique de mon analyse sera complet.

Après avoir élaboré le cadre théorique, j’expliquerai ce qu’est le néolibéralisme.

J’exposerai ensuite la critique que Jean-Paul II fait du néolibéralisme (chapitre 4). Enfin, j’analyserai des concepts qui sous-tendent la critique de Jean-Paul II à partir du cadre

théorique construit dans les trois premiers chapitres (chapitre 5).

(21)

Le projet de Marcel Gauchet et la religion

Avant d’exposer le cadre théorique de ce travail, c’est-à-dire la théorie de la modernité qui permettra d’analyser la critique du néolibéralisme opérée par Jean-Paul II, il importe de saisir le projet de l’auteur de cette théorie ainsi que les bases théoriques qui sous-tendent l’ensemble du cadre. Pourquoi Marcel Gauchet a-t-il choisi de prendre la religion comme source explicative de la modernité? Qu’est-ce qui rend sa théorie originale par rapport aux autres? Sa théorie présente-t-elle un aspect de la modernité (la religion), aspect certes important, mais ne prétendant pas atteindre le cœur de la genèse moderne, ou bien prétend-elle exprimer la théorie de la modernité? Certains textes de Gauchet permettent d’apporter des éléments de réponse à ces questions et de mieux comprendre le cadre proposé. Pour atteindre cet objectif, ce chapitre commencera par exposer le projet philosophique de Gauchet. Ensuite, je situerai sa pensée par rapport à quelques courants philosophiques du XXe siècle. Puis, les raisons qui l’ont amené à choisir la religion comme concept explicatif du passage des sociétés sans Etat aux sociétés avec Etat seront présentées. Enfin, j’expliciterai ce que signifie la religion dans l’œuvre de Gauchet, ce qui formera le premier élément de mon cadre théorique.

(22)

1. Un projet philosophique

Pour bien comprendre le projet de Marcel Gauchet, j’en préciserai d’abord la nature pour ensuite expliquer ce qu’il entend par son «anthroposociologie transcendantale» et par sa notion de «Décision».

1.1 Une orientation philosophique

Quel est le projet philosophique de Gauchet? Tout d’abord, est-ce vraiment un projet philosophique? Gauchet l’affirme sans ambages : «Je passe par l’histoire, mais mon projet est d’ordre philosophique1.» Cependant, cette approche ne se limite pas au champ philosophique. Gauchet est de ceux qui croient à la nécessaire multidisciplinarité pour arriver à bien parler d’un problème; d’où son intérêt pour l’histoire et la psychologie. C’est ainsi qu’il dit : «il ne faut pas ériger en absolu les frontières disciplinaires; les disciplines correspondent à des exigences méthodologiques distinctes mais elles ne sont en aucune façon des essences2.» Ainsi, Gauchet a véritablement une visée philosophique sans pour autant se priver de l’apport d’autres disciplines.

1.2 Une anthroposociologie

Maintenant que le lieu d’où parle Gauchet est situé, il importe de s’attarder à la construction qu’il y bâtit. Voici ce qu’il dit de son projet :

Il m’est arrivé d’oser définir ce projet comme une anthroposociologie transcendantale, en dépit de ce que la formule peut avoir de ridicule par sa grandiloquence. Anthropologie au sens de théorie de l’humain, de ce qui fait l’humanité de l’homme; sociologie parce que les deux aspects me semblent inévitablement corrélés; transcendantale enfin, pour désigner la dimension proprement philosophique de l’ensemble, !’interrogation sur les conditions de possibilité. Qu’est-ce qui fait qu’il y a humanité et société possibles, voilà la question qui m’occupe. Et, pour la cerner plus précisément, je dirais que je cherche à comprendre l’articulation entre ce qui fait que l’homme est social par nature - autrement dit, ce qui commande !’architecture des sociétés - et

!’organisation psychique qui est la nôtre3.

Ainsi, Gauchet s’intéresse à l’anthropologie, à ce qui constitue «l’humanité de l’homme».

GAUCHET, La condition historique, p. 10.

GAUCHET, La condition historique, p. 9.

GAUCHET, La condition historique, p. 10.

(23)

Il vise donc une couche profonde qui serait commune à tous les hommes, qui serait universelle. Il ne s’agit pas d’exposer quelques attributs humains ou quelques caractéristiques. Gauchet tente d’atteindre le vrai de l’homme, ce qui le fait homme, sa

«nature». Ensuite, Gauchet ajoute la dimension sociologique qui est en corrélation avec l’anthropologie, puisque «l’homme est social par nature». Pourquoi l’être humain se donne- t-il des structures de vivre-ensemble telles que révélées par les études historiques? Qu’est- ce qui ,«commande !’architecture des sociétés»? Bien que ce ne soit pas dit ici explicitement, Gauchet postule un fond commun à l’humanité, lequel permet les différentes structurations connues du social, structurations passées ou présentes. Bref, il y a une

«nature» qui distingue l’homme et qui commande le social.

1.3 Le transcendantal

C’est ici que la notion de «transcendantal» prend tout son sens. Gauchet le définit comme «interrogation sur les conditions de possibilité». Il y a quelque chose de propre à l’homme qui rend possible sa vie individuelle et sa vie avec d’autres. Les deux dimensions sont intimement liées : «!’architecture des sociétés» et «!’organisation psychique» sont articulées l’une sur l’autre, articulation rendue possible par certaines conditions que tente d’identifier la philosophie transcendantale de Gauchet. Ces conditions sont appelées par Gauchet «schèmes organisateurs fondamentaux4». Là où l’homme existe, il ne peut qu’être informé par ceux-ci, c’est sa «nature», c’est son expérience transcendantale.

Toutefois, cela ne signifie pas que l’homme a toujours vécu et vivra toujours dans les mêmes dispositions. Les études historiques montrent que l’homme n’a pas toujours eu le même rapport à lui-même et qu’il n’a pas toujours vécu dans un type de société ou de communauté donnée. Comment concilier ce variable avec le transcendantal? En fait, celui- ci se définit comme «condition de possibilité». Il rend possible certaines structurations; il n’en commande pas qu’une seule. Le défi lancé à l’homme dans son rapport à soi et dans son rapport aux autres peut être relevé de différentes façons. C’est en ce sens que Gauchet affirme :

Pour le dire autrement, et abruptement : il y a du transcendantal dans l’histoire, et il est de la nature de ce transcendantal de ménager la latitude d’un rapport

4 GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. XIV.

(24)

réfléchi au travers duquel l’espèce humaine choisit de fait entre un certain nombre de manières possibles d’être ce qu’elle est. Ce sont aux conditions de possibilité mêmes d’un espace humain-social, d’une identité personnelle et collective, que l’on touche avec ces quelques axes invariables que l’on retrouve au fll des grandes mises en forme successives de l’être-ensemble5.

Le transcendantal n’est pas un déterminisme : il laisse une «latitude» qui permet à l’homme de faire certains choix parmi «un certain nombre de manières possibles» de vivre sa condition d’homme. Le transcendantal est un cadre à l’intérieur duquel un certain jeu est possible. Les quelques «grandes mises en forme successives de l’être-ensemble» révèlent ainsi le jeu permis, les différents choix offerts par l’anthroposociologie transcendantale. Le transcendantal permet donc de penser l’homme et la vie sociale à la fois à partir d’un socle inchangé au cours de l’histoire, mais un socle sur lequel peut s’édifier un certain nombre de manières de vivre ensemble : «S’il y a de 1 ’indétermination au plus profond de l’histoire, sa place est très précisément définie6».

Pour le dire autrement, Gauchet tente de concilier ce qu’il appelle !’«antinomie» de l’histoire, à savoir celle entre le «préformationnisme» - l’homme et la société seraient déterminés par une structure universelle existant depuis les origines - et le

«créationnisme7» - dans l’histoire, il y aurait du «nouveau pur qui surgirait des opérations de “l’imaginaire radical”8». Les deux pôles pris isolément mènent à des apories. Gauchet essaie plutôt de maintenir la tension entre les deux. La résolution de l’antinomie demande d’abord «d’aller chercher la “préformation” à un niveau beaucoup plus profond qu’on ne l’a fait d’ordinaire» : c’est ce que veut accomplir la recherche du transcendantal. Ensuite, la résolution de l’antinomie «demande d’identifier plus exactement la teneur des actes d’authentique “création” - sur quoi portent-t-ils au juste9?» C’est ce que tente de faire la recherche historique, à travers les grandes structurations du social qui ont émergé dans le

GAUCHET, Le désenchantement dit monde, p. XIV.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. XX.

C’est Gauchet qui parle. O. M0NGIN et P. COLIN, dir., Un monde désenchanté?, Débat avec Marcel Gauchet sur «Le désenchantement du monde», Paris, Cerf, 1988, p. 70. Sauf indication contraire, les citations tirées de ce livre sont toutes de Gauchet. On aura compris que le terme «créationnisme» n’est pas employé ici au sens courant, qui réfère à une doctrine fondée sur une interprétation littérale des récits bibliques de la création.

Gauchet affirme qu’il s’agit de la position de Castoriadis. M0NGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 70.

M0NGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 70.

(25)

temps. En résumé, le transcendantal chez Gauchet permet des possibles exploités dans le concret de l’histoire, exploitation qui nécessite des choix. Par le fait même, choisir un possible, c’est toujours renoncer à un autre.

1.4 La «Décision»

Cette affirmation de Gauchet soulève une question : qu’entend-il par «acte de création»? S’il se fait un choix parmi les possibles offerts par la structure transcendantale, qui fait ce choix10? Quelle en est la nature? Parlant des «articulations transcendantales », Gauchet affirme : «Elles ne composent pas une “essence” des sociétés toujours égale à elle-même ou un noyau de devenir qui se déplierait progressivement dans le temps. Elles sont reprises, réélaborées et mises en forme à un niveau qui illustre une certaine liberté de choix dans l’histoire11.» Si le transcendantal permet des possibles et que certains sont choisis au détriment des autres, en quoi consiste cette «liberté de choix»? L’enjeu pour Gauchet est d’éliminer tout déterminisme étroit. Cet enjeu est exemplifié par la question que Gauchet se pose sur «l’expérience européenne moderne». Comment expliquer la singularité de l’Occident dans l’histoire mondiale? Parlant de cette «expérience», il demande : «Relève-t-elle du déterminisme d’une histoire universelle dont elle serait la phase ultime de maturation? Ou bien constitue-t-elle une bifurcation relativement contingente? Dans mon idée, c’est cette seconde branche de !’alternative qui est la bonne12». Gauchet rejette tout déterminisme («préformationnisme») en même temps que toute pensée du «tout est possible» («créationnisme»). Voilà à quoi Gauchet tend. Mais cela n’explique pas encore ce qu’il entend par «choix».

Il donne une définition de sa notion de «choix». Parlant de !’«acte de départ» qui a permis aux premiers humains de vivre comme ils ont vécu, il dit que ce choix est un «acte inconscient, dont 1’effectuation exigerait pour être comprise qu’on éclaircisse le mystère de la forme sujet sans sujet du collectif13.» Ce n’est donc pas un membre du groupe social qui prend la décision, ni même le groupe lui-même à travers une consultation ou quelque autre

Gauchet parle lui-même d’un choix. Il affirme : «c’est bel et bien d’un choix qu’il faut parler».

Cf. GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 20.

M0NGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 70.

GAUCHET, La condition historique, p. 11.

GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 21.

13

(26)

processus de prise de décision commune. Il s’agit plutôt d’un «acte inconscient» qui se fait (il faut donc un sujet), mais sans sujet pour l’accomplir. D’où l’expression gauchetienne

«forme sujet sans sujet du collectif». Inconsciemment, les membres du groupe en sont arrivés à choisir l’un des possibles permis par le transcendantal. Ce choix, Gauchet en parle parfois en terme de «Décision» ou de «“Décisions” sans décideurs14». Bref, l’histoire n’est pas déterminée; elle est le fruit d’une certaine liberté.

Gauchet affirme que l’idée de Décision lui est venue de Heidegger. Selon Gauchet,

«on disposait pourtant d’un modèle pour penser un tel choix qui n’est le choix de personne, qui n’a été arrêté à aucun moment, mais qui s’applique néanmoins : celui fourni par Heidegger dans son histoire de l’être, pour expliquer le passage du dévoilement initial de l’Être chez les Grecs à son occultation dans la métaphysique15.» En effet, chez Heidegger, la métaphysique de la subjectivité est un possible de l’Être, une manière pour lui de se manifester. Il n’y a pas d’«opposition» entre les deux : ce sont deux manifestations d’un même substrat. C’est en tout cas la lecture qu’en fait Gilles Labelle : «Heidegger insiste sur le fait que cette métaphysique [la métaphysique de la subjectivité] est une manière pour l’Être même de se manifester; ce n’est pas qu’il n’y ait pas de subjectivité, mais plutôt que celle-ci est une possibilité, qui a pu être actualisée dans les temps modernes, contenue dans l’Être même16.» C’est la «méthodologie» qui est empruntée à Heidegger - l’idée d’un choix en faveur d’un possible et au détriment d’un autre - plutôt que le contenu explicite de sa pensée17. D’ailleurs, Gauchet n’hésite pas à dire que «le modèle heideggérien m’a été très utile même si, depuis, je suis devenu très critique à son endroit18». Contrairement à Heidegger, qu’il qualifie d’«antimodeme19», Gauchet assume la modernité. Il tente de montrer comment nous en sommes arrivés là, sans regretter et sans refuser la situation.

GAUCHET, La condition historique, p. 66-67.

GAUCHET, La condition historique, p. 66.

G. LABELLE, Institution symbolique et «Décision». Y a-t-il deux philosophies de l’histoire chez Marcel Gauchet?, texte polycopié, p. 12.

«Ce qui l’intéresse [Gauchet] chez Heidegger, c’est uniquement cette pensée en tant qu’elle peut fournir des outils en quelque sorte méthodologiques pour une Décision sans sujet.» (LABELLE,

Institution symbolique et «Décision», p. 9.)

GAUCHET, La condition historique, p. 67.

GAUCHET, La condition historique, p. 227.

(27)

En résumé, le projet philosophique de Marcel Gauchet consiste à identifier quelles sont les conditions de possibilités qui permettent à l’homme d’avoir certains rapports à lui- même ainsi qu’avec les autres, rapports aucunement déterminés, mais bien inscrits dans un champ de possibles.

2. Marcel Gauchet et la philosophie du XXe siècle

Maintenant que le projet de fond de Gauchet a été présenté, il importe de situer ce penseur parmi sa génération. En effet, son rapport aux différents courants philosophiques qui lui sont contemporains a influencé l’orientation de son projet philosophique. Je présenterai le rapport de Gauchet à la philosophie heideggerienne, au structuralisme et à la phénoménologie. Enfin, la manière dont Gauchet se situe par rapport à ces courants philosophiques permettra de préciser un peu plus sa posture.

2.1 Gauchet et Heidegger

La critique que Gauchet fait de Heidegger est révélatrice de ses positions philosophiques de base. Gauchet admire Heidegger et le considère comme un «auteur exceptionnellement inspiré». En lisant ses cours, Gauchet a été «époustouflé par la puissance spéculative du personnage». A ses yeux, il s’agit du «génie philosophique du siècle20». Toutefois, le travail accompli par le philosophe du XXe siècle a fait fausse route :

«cet esprit admirable, doté d’un sens sans pareil des questions les plus profondes, est en même temps enfermé dans une problématique absolument fausse. C’est un antimoderne qui court après une chimère21.» Gauchet condamne le côté antimoderne de Heidegger. Gauchet prend plutôt le parti d’une pensée de la subjectivité. Il n’est plus possible de penser en- dehors de cette réalité : «jusqu’au premier Heidegger on peut penser philosophiquement son temps à partir du renversement de la pensée subjective. En 1930, c’est encore possible.

[...] La pensée anti-subjective ou a-subjective paraît toujours un instrument approprié.

Après, on ne pourra plus, et à mon sens plus jamais .» En résumé, Gauchet assume

GAUCHET, La condition historique, p. 226-227.

GAUCHET, La condition historique, p. 227.

C’est Gauchet qui parle. M. GAUCHET et P. S0LLERS, «Sur la condition historique», L 2004), p. 13-14. Sauf indication contraire, les citations tirées de cet article sont toutes de

20 21 22

(28)

pleinement la modernité et la pensée de la subjectivité. Il semble, en outre, se faire proche du rationalisme.

2.2 Gauchet et le structuralisme

Ce parti pris pour la raison permet de mieux comprendre le rapport critique que Gauchet entretient avec certains penseurs associés au structuralisme, en particulier ceux qui ont voulu montrer les apories des catégories modernes. Le rapport de Gauchet à ces auteurs se révèle à partir d’expressions éparpillées ici ou là dans son œuvre. Que pense-t-il de Michel Foucault? Celui-ci a fait preuve d’un «talent de prestidigitateur» et son archéologie du savoir ne propose «aucun programme opératoire23 24». N’est-ce pas en réponse à son Histoire de la folie à l’âge classique que Gauchet et Gladys Swain ont écrit La pratique de l’esprit humain ;4? Que dit-il de Jacques Derrida? À cause de cette œuvre, «on s’est mis à déconstruire à tour de bras le logocentrisme occidental». Tout ce travail pour arriver au

«constat déprimant que l’on retrouve exactement à l’arrivée ce qu’il y avait dans la proposition initiale : la philosophie occidentale a été dominée par le logocentrisme25.» Et que dire de Pierre Bourdieu? Toujours selon Gauchet, La Misère du monde est «l’exemple le plus réussi, le plus frappant, le plus significatif de !’ajustement du discours savant à la logique médiatique». Pourtant, Bourdieu «ne s’abaisse pas à écrire pour les médias26».

Toutes ces citations montrent bien que Gauchet se situe dans une position critique face à certains penseurs structuralistes.

D’ailleurs, Gauchet l’affirme plus directement lorsqu’il témoigne de l’influence que le structuralisme a eue sur lui. Bien qu’il soit critique à son égard, Gauchet s’identifie comme «héritier» de la «promesse structuraliste», mais un héritier «très infidèle certainement27». Quelle était donc, selon Gauchet, cette promesse? Les penseurs de cette génération voulaient «bâtir un pont entre la théorie des sociétés et celle du psychisme, via la notion de structure. À condition [...] de prendre en compte le langage28». «Une science

23 GAUCHET, La condition historique, p. 44.

24 M. GAUCHET et G. Swain, La pratique de l'esprit humain. L'institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard (coll. «Bibliothèque des sciences humaines»), 1980, 519 p.

25 GAUCHET, La condition historique, p. 44.

26 GAUCHET, La démocratie contre elle-même, p. 317-318.

27 GAUCHET, La condition historique, p. .14.

28 GAUCHET, La condition historique, p. 14.

(29)

unifiée de l’homme et de la société à travers l’élément du langage. C’est là le sens profond du structuralisme29.» En d’autres mots, le projet structuraliste tel que compris par Gauchet consiste à tenter d’unifier l’anthropologie et la sociologie à travers la notion de structure, une structure langagière. Pour y arriver, le langage est tenu pour le phénomène central, celui qui parle à la place du sujet. Par conséquent, le sujet moderne ne peut être qu’une illusion qui doit être critiquée. D’où le recours à la philosophie de Heidegger, philosophie critique à l’égard de la métaphysique de la subjectivité. De plus, pour arriver à unifier l’homme et la société, il a fallu s’intéresser à des penseurs du psychique et du social, tels que Freud (relu par Lacan) et Marx (relu par Althusser). Pour synthétiser, le mouvement structuraliste, selon Gauchet, est une promesse d’unification des sciences de l’homme à travers la structure du langage.

Néanmoins, le projet structuraliste fut un échec aux yeux de Gauchet. Au contraire d’une unification des diverses sciences, chacune est plutôt entrée en compétition pour savoir qui synthétiserait qui. De plus, si le programme promettait, son application s’est révélée décevante. «Il y a donc eu une étonnante explosion d’études, pendant deux, trois ans, qui a produit un terrible sentiment d’échec30.» Cependant, cet échec n’est pas, pour Gauchet, définitif. Et c’est ici que le côté «héritier» de Gauchet apparaît. Entre le projet structuraliste et celui de Gauchet, entre !’unification par la structure des sciences de l’homme et de la société et l’anthroposociologie transcendantale, il existe des liens de filiation. C’est ainsi que Gauchet affirme, parlant du structuralisme : «J’en ai conservé le projet d’une science unifiée de l’homme, du langage, de l’inconscient, de l’histoire, qui avait paru un moment sur le point de se concrétiser. Ce projet continue de me paraître le bon, sauf que sa réalisation me semble aujourd’hui éloignée et qu’il m’a paru de plus en plus clairement exiger de tout autres moyens pour le réaliser, tant sur le plan philosophique que sur celui de !’investigation empirique31.» L’anthroposociologie transcendantale serait ainsi une tentative d’unifier les sciences par un autre moyen que la structure, par une autre pensée philosophique. Cette autre pensée passe par une réhabilitation du sujet, sujet fini certes, mais sujet libre. Celui-ci n’est plus omnipotent, mais cela ne veut pas dire qu’il soit

29 GAUCHET, La condition historique, p. 33.

GAUCHET, La condition historique, p. 45.

GAUCHET, La condition historique, p. 46.

30 31

(30)

une parfaite illusion. C’est ce qu’affirme Gauchet : «Le sujet classique est en partie une illusion, ce n’est pas douteux, mais pas au point où il faille lui intimer de se taire parce que ça parlerait à sa place. S’il est libre et s’il y a du sens à lui reconnaître sa liberté, c’est que sa parole compte. Le point de vue de la liberté amène aussitôt, ainsi, la question du sujet32.»

Bref, Gauchet poursuit le projet structuraliste d’unifier les sciences, mais il s’agit, pour lui, d’un projet rationaliste à long terme.

2.3 Gauchet et la phénoménologie

La prise en compte du sujet rapproche Gauchet de la phénoménologie, même s’il écrit qu’il a pris ses «distances» envers elle33. La figure de Claude Lefort doit ici être évoquée.

Ce dernier a suivi les cours de Maurice Merleau-Ponty et a été l’exécuteur testamentaire de son œuvre posthume. Cette influence de la phénoménologie s’est conjuguée avec celle du marxisme34. Toutefois, Lefort est devenu de plus en plus critique à l’égard de cette philosophie. Comme il fut le professeur de Gauchet, il fut à l’origine du regard critique que ce dernier a porté sur le marxisme. En effet, Gauchet affirme : «j’étais devenu sensiblement plus antimarxiste que lui [Lefort]35». De plus, Lefort a été un penseur du politique36. Il a certainement influencé Gauchet dans le choix du politique comme axe central pour comprendre la société et, par le fait même, dans le rejet de l’économisme à la Marx : «On ne peut faire une théorie de la société comme société, une théorie vraiment générale, qu’en renversant le marxisme sur un point clé : c’est le politique qui commande l’existence globale de la société37.» En d’autres mots, la phénoménologie, à travers l’enseignement de Claude Lefort, a permis à Gauchet de prendre le politique comme concept explicatif de la société.

GAUCHET, La condition historique, p. 48.

GAUCHET, La condition historique, p. 49.

Hugues Poltier affirme, parlant de Lefort, qu’à partir de 1963, «on peut parler d’une progressive radicalisation de l’ancrage de sa pensée dans la phénoménologie, la pensée de Marx constituant désormais plus une source de matériaux qu’une source d’inspiration théorique». (H. P0LT1ER, Passion du politique. La pensée de Claude Lefort, Genève, Labor et Fides (coll. «Le champ éthique», 32),

1998, p. 38.)

GAUCHET, La condition historique, p. 23.

Cf. H. POLTIER, Claude Lefort: la découverte du politique, Paris, Michalon (coll. «Le bien commun»),

1997, 117 p.

Gauchet, La condition historique, p. 48.

Références

Documents relatifs

À l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain français Marcel Schwob (1867-1905), cet article revient sur cette figure pour analyser sa trajectoire littéraire, ainsi que

b) Toute personne qui se porte enchérisseur s’engage à régler personnellement et immédiatement le prix d’adjudication augmenté des frais à la charge de l’acquéreur et de

Anne-Marie Bardi, « Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 51 | septembre

1 Trois auteurs se sont partagé la rédaction de ce livre : Marie-Claude Blais, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Rouen, Marcel

C’est par exemple la perspective de Wouter Hanegraaff qui propose de penser la modernité non pas comme une théorie du recul et de la marginalisation du

Pour comprendre comment nous avons connaissance de ces êtres qui nous sont indifférents, il faut passer par la théorie des simulacres et la conception atomiste épicurienne de

Nous pensons qu’ici, Marcel Gauchet omet l’une des conditions essentielles de la modernité, à savoir la liberté, au sens social du terme, car les sociétés qui ne sont pas

La force du clivage droite / gauche reste tellement grande, en dépit de son brouillage, que, même en supposant un changement de la Constitution et des institu- tions, un