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Chapitre 5 : Analyse de la critique de Jean-Paul II

3. Le concept de «développement»

Dès sa première encyclique sociale, Jean-Paul II a donné de l’importance aux notions de «progrès» ou de «développement». Dans un paragraphe où il rappelle l’encyclique Populorum progressio de Paul VI, encyclique sur le «développement» des peuples où le mot «progrès» est souvent utilisé, Jean-Paul II utilise quatre fois le mot «progrès» :

C’est en cette direction que peut se mettre en œuvre le plan d’un progrès universel et harmonieux de tous, conformément au fil conducteur de l’encyclique Populorum progressio de Paul VI. Il faut souligner que l’élément constitutif et en même temps la vérification la plus adéquate de ce progrès dans l’esprit de justice et de paix que l’Église proclame et pour lequel elle ne cesse de prier le Père de tous les hommes et de tous les peuples, est la réévaluation continue du travail humain, sous l’aspect de sa finalité objective comme sous l’aspect de la dignité du sujet de tout travail qu’est l’homme. Le progrès dont on parle doit s’accomplir grâce à l’homme et pour l’homme, et il doit produire des fruits dans l’homme. Une vérification du progrès sera la reconnaissance toujours plus consciente de la finalité du travail et le respect toujours plus universel des droits qui lui sont inhérents, conformément à la dignité de l’homme, sujet du travail36.

Il existe ainsi un progrès de l’humanité dont l’essence n’est pas d’abord la technique, mais bien la dignité de l’homme. Si, par son travail, l’homme développe le travail au sens

Jean-Paul II, «Le travail humain», p. 363-364.

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objectif, mais ne se développe pas en tant que sujet du travail, le progrès accompli n’est pas complet. Le véritable progrès est de travailler à l’avènement du Royaume. Ainsi, Jean-Paul II utilise la notion de «progrès» dès sa première encyclique sociale. Il n’est pas surprenant, dès lors, que sa deuxième encyclique sociale porte sur cette notion de progrès. Elle a été publiée à l’occasion du vingtième anniversaire de l’encyclique Populorum progressio de Paul VI.

Jean-Paul II essaie de distinguer deux conceptions du «progrès» : celle de l’Église et celle des Lumières. Pour lui, la notion moderne de «progrès» est entrée en crise :

Le regard que l’encyclique [.Populorum progressio} nous invite à porter sur le monde contemporain nous fait constater avant tout que le développement n 'est pas un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité, comme si, à certaines conditions, le genre humain devait marcher rapidement vers une sorte de perfection indéfinie. Une telle conception, plus liée à une notion de

«progrès», inspirée par des considérations caractéristiques de la philosophie des lumières, qu’à celle de «développement», employée dans un sens spécifiquement économique et social, semble maintenant sérieusement remise en question, surtout après la tragique expérience des deux guerres mondiales, de la destruction planifiée et en partie réalisée de populations entières, et de l’oppressant péril atomique. À un optimisme mécaniste naïf s’est substituée une inquiétude justifiée pour le destin de l’humanité37.

D’une part, il y a la notion moderne de «progrès» qui est définie comme un processus

«linéaire, automatique, illimité» qui se dirige vers une «perfection indéfinie». Cette progression a rencontré sur son chemin les deux guerres mondiales qui ont transformé

«l’optimisme mécaniste naïf» qui entretenait la croyance en un progrès illimité en une

«inquiétude» face au devenir de l’humanité. Le concept moderne de «progrès» est ainsi en crise. Pour cette raison, Jean-Paul II corrige, en quelque sorte, Paul VI et préfère employer le mot «développement» au lieu de «progrès» et tente de lui donner «son sens le plus plénier38». En d’autres mots, Jean-Paul II s’en prend au concept moderne de «progrès» et lui substitue celui de «développement».

Mais la notion de «développement» n’est-elle pas aussi en crise? L’encyclique

«L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», publiée en 1987, ne peut ignorer les promesses non tenues de développement économique, en particulier pour les pays les plus

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 423.

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 423 note 50.

pauvres. Jean-Paul II n’ignore pas ce fait: «la conception “économique” ou

“économiste”, liée au vocable développement, est entrée elle-même en crise39». Toutefois, c’est seulement dans sa compréhension économiste que la notion de «développement» a perdu de sa crédibilité. Pour Jean-Paul II, le développement touche à plus large que l’économie. Il est «l’expression moderne d’une dimension essentielle de la vocation de l’homme40». Ainsi, il existe une «dimension essentielle» de la vocation humaine : celle du développement, à ne pas confondre avec le progrès moderne qui est illimité et qui se dirige vers une perfection indéfinie.

Maintenant que le mot «développement» a été favorisé, Jean-Paul II précise ce qu’il entend par ce terme. Selon lui, l’homme n’est pas statique. Il a une tâche à accomplir qui consiste à dominer les créatures dans l’obéissance à la loi divine. Cette tâche se situe au sein de l’histoire du développement de l’humanité qui correspond à l’histoire sainte : «Il est logique de conclure, au moins pour ceux qui croient à la Parole de Dieu, que le

“développement” d’aujourd’hui doit être considéré comme un moment de l’histoire qui a commencé avec la création41.» Dieu agit dans l’histoire selon son plan qui a commencé avec la Création et se poursuit jusqu’à la fin des temps. Le travail des hommes d’aujourd’hui s’inscrit dans cette histoire et en constitue un moment. Il vise à réaliser le Royaume où le Christ sera tout en tous. Notre histoire est «marquée par notre effort personnel et collectif pour élever la condition humaine, surmonter les obstacles toujours renaissants sur notre route, nous disposant ainsi à participer à la plénitude qui “habite dans le Seigneur” et qu’il communique “à son Corps, c’est-à-dire l’Église”42». L’histoire a un sens et le travail humain d’aujourd’hui s’inscrit dans ce sens plus large révélé par le Christ.

Selon Jean-Paul II, les Pères de l’Église avaient déjà cette conception de l’histoire. Ils avaient élaboré, «dans une expression originale, une conception du sens de l’histoire et du travail humain, considéré comme orienté vers une fin qui le dépasse et toujours défini par

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 423.

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 427.

Jean-PaulII, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 428.

Jean-Paul II cite Col 1,18. JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 429.

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sa relation avec l’œuvre du Christ43». Bref, le travail d’aujourd’hui prend sa place dans le plan de Dieu établi dans le passé, mais fermement orienté vers un avenir rayonnant.

Cependant, le plan divin ne suit pas son cours sans obstacle. Le mal est présent en ce monde et détourne les hommes de ce qu’ils doivent accomplir pour réaliser le projet de Dieu. Ceux-ci manquent de fidélité à ce que Dieu veut pour les hommes. La période de l’histoire sainte que nous vivons actuellement «est continuellement menacée en raison de l’infidélité à la volonté du Créateur, surtout à cause de la tentation d’idolâtrie44». C’est en se détournant de Dieu pour adorer une idole que l’homme perd la route du développement voulu par Dieu. Toutefois, le mal n’a pas le dernier mot puisqu’il a été vaincu par le Christ : «le péché, qui sans cesse nous poursuit et compromet nos réalisations humaines, est vaincu et racheté par la “réconciliation” opérée par le Christ45». Pour cette raison, le développement opéré par le travail des hommes d’aujourd’hui, même s’il est perturbé par le péché, correspond fondamentalement aux prémisses de la volonté du Créateur. Il est un devoir pour chaque homme ouvert à ce que Dieu veut. Selon Jean-Paul II, cette manière de comprendre le développement purifie la notion moderne de «progrès». Il écrit :

Ici, les perspectives s’élargissent. On retrouve le rêve d’un «progrès indéfini», radicalement transformé par Y optique nouvelle ouverte par la foi chrétienne, qui nous assure qu’un tel progrès n’est possible que parce que Dieu le Père a décidé dès le commencement de rendre l’homme participant de sa gloire en Jésus Christ ressuscité, «en qui nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des fautes» (.Ep 1, 7), et qu’en lui il a voulu vaincre le péché et le faire servir pour notre plus grand bien, qui surpasse infiniment tout ce que le progrès pourrait réaliser46.

Entre la conception moderne du «progrès» et celle de Jean-Paul II, il existe une différence de garant. Pour les modernes, l’Histoire se chargera de donner son sens à l’aventure humaine : il suffit de comprendre ses mécanismes pour agir en conséquence. Pour Jean- Paul II, c’est le projet de Dieu qui garantit au travail de l’homme un sens qu’il ne peut posséder en lui-même. De plus, l’homme ne peut lutter seul contre ce qui l’empêche de réaliser le plan divin. Le Christ, qui a vaincu le péché, peut, par sa grâce, aider l’homme à poursuivre le combat de l’histoire. Le progrès réalisé par l’homme ne peut pas tout : il a

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 430.

Jean-PaulII, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 428.

Jean-Paul II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 429.

JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 429-430.

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besoin de Dieu pour mener à bien sa tâche. En résumé, si le mal empêche l’homme de réaliser parfaitement son rôle de travailleur, la grâce de Dieu lui permet de «rêver» à un progrès indéfini vers la «civilisation de l’amour» dont parlait Paul VI47.

Il peut sembler que la situation actuelle, où les différences entre pays riches et pays pauvres et entre riches et pauvres s’accentuent au lieu de diminuer, est la preuve que cette vision du développement ne convient plus. Pourtant, Jean-Paul II continue de croire qu’elle est celle voulue par Dieu : «Devant les tristes expériences de ces dernières années et le panorama en majeure partie négatif de la période actuelle, l’Église se doit d’affirmer avec force la possibilité de surmonter les entraves qui empêchent le développement [...] et la confiance en une vraie libération^.» Pour cela, l’homme ne doit pas négliger son travail par lequel le Royaume de Dieu advient. L’homme doit «conquérir» le développement49.

Même si l’homme sait que c’est le Christ qui, par sa mort-résurrection, a sauvé le monde et qu’il reviendra à la fin des temps, il doit poursuivre son travail. «L’Église sait qu'aucune réalisation temporelle ne s’identifie avec le Royaume de Dieu, mais que toutes les réalisations ne font que refléter et, en un sens, anticiper la gloire du royaume que nous attendons à la fin de l’histoire, lorsque le Seigneur reviendra. Mais cette attente ne pourra jamais justifier que l’on se désintéresse des hommes dans leur situation personnelle concrète et dans leur vie sociale, nationale et internationale50». En d’autres mots, l’homme ne peut jamais se désintéresser du sort de ses compatriotes sous prétexte que Dieu agit ou parce que les temps difficiles que nous vivons semblent contredire l’action de Dieu.

L’homme doit travailler à l’avènement du Royaume.

* *

Même si Jean-Paul II affirme que son concept de «développement» se distingue du concept moderne de «progrès», force est de constater qu’il reconduit des traits modernes du concept. D’abord, le pape accorde une place de choix au travail de l’homme et à son action pour l’avènement du Royaume. De plus, le développement d’aujourd’hui s’inscrit dans une

Voir : JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 434.

Jean-PaulII, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 454.

Voir : JEAN-PAUL II, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 455.

Jean-PaulII, «L'intérêt actif de l'Église pour la question sociale», p. 457.

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histoire plus large qui s’insère dans un plan et qui a un but : l’avènement du Royaume.

C’est ainsi que la catégorie de développement employée par Jean-Paul II rejoint structurellement la catégorie marxienne de progrès. Cela s’expliquerait par la participation du jeune Karol Wojtyla à deux revues polonaises : Tygodnik Powszechny et Znak, toutes deux influencées par le personnalisme français. Selon Rocco Buttiglione, pour ceux qui gravitent autour de ces revues, «sont familiers les noms de Mounier, Maritain, Gabriel Marcel, Bernanos, Péguy, etc. ; parmi les rédacteurs de Znak, [...] le français est la langue étrangère de loin la plus et la mieux connue et Esprit est probablement le modèle dont, dès le départ, Znak s’inspire51.» Ce mouvement intellectuel entre en dialogue avec le marxisme.

Selon Gregory G. Baum,

the Archbishop of Krakow was associated with a group of Polish Catholic intellectuals, followers of Emmanual Mounier’s personalism, who engaged in critical dialogue with Marxism. Their purpose was not to refute Marxism but to open up its categories, reveal the ongoing human interaction behind its reified concepts, and arrive at a humanist perspective that took seriously Marx’s

«materialist» approach, i.e., the recognition that the human struggle to transform nature and create the conditions for human survival laid the foundation for human culture and consciousness52.

Ainsi, on reconnaît les traits de la pensée de Jean-Paul II sur le progrès. Comme Marx, il donne une importance au travail de l’homme. Comme Marx, l’histoire a un sens et l’homme doit travailler à atteindre le but de l’histoire. Dans les deux cas, chez Marx et chez Jean-Paul II, la compréhension du progrès prend les traits de l’idéologie. Si le pape reformule les caractéristiques du progrès dans des catégories religieuses en faisant intervenir Dieu au départ et à la fin, à la Création et au Retour, il n’en demeure pas moins que la compréhension de l’histoire est idéologique. Que le progrès soit une montée vers la société sans classes ou vers le Royaume de Dieu, dans les deux cas l’histoire est linéaire et tournée vers l’avenir comme point de réalisation du projet.

Cette analyse remet en question ce qu’on pourrait appeler un «lieu commun» sur Jean-Paul II. Il est communément admis que la philosophie de Jean-Paul II et le marxisme sont des ennemis irréconciliables. Rocco Buttiglione voit dans la formation du jeune Karol Wojtyla l’origine de cette opposition :

BUTTIGLIONE, La pensée de Karol Wojtyla, p. 54.

Baum, «The Impact of Marxism on the Thought of John Paul II», p. 26.

[En Pologne], l’affrontement entre existentialisme athée et existentialisme religieux a vu la victoire de !’existentialisme religieux, et le marxisme lui- même [...] a été acculé à la défaite. Cette situation a, en partie, permis à la philosophie de Wojtyla de mûrir, et en partie a été à son tour produite par la maturation de cette philosophie qui, repensant le thème essentiel de l’action, a frappé à la racine la possibilité, pour le marxisme, de s’élever, en tant que philosophie de la praxis, au-dessus de toute autre philosophie de la

conscience53.

Ainsi, la philosophie de Wojtyla aurait fait partie de cette philosophie qui s’est opposée au marxisme, qui s’est placée dans une position «d’affrontement» face à lui. L’analyse que je viens de faire à l’aide de la théorie de la modernité de Marcel Gauchet suggère qu’à un niveau plus profond, la pensée de Jean-Paul II et celle du marxisme relèvent d’un même schème : celui de l’idéologie. Certes, les deux discours se sont affrontés, mais ils relevaient de la même structure. En d’autres mots, Jean-Paul II et le marxisme seraient des frères ennemis plutôt que des opposants n’ayant rien en commun.