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Chapitre 5 : Analyse de la critique de Jean-Paul II

2. Le concept de «travail »

Un autre concept important dans la pensée sociale de Jean-Paul II, assez pour lui consacrer une encyclique complète (Laborem exercens), est celui de «travail». «Le mot

“travail” désigne tout travail accompli par l’homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l’homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain20.» Ainsi, le pape a une conception large du travail qui ne se limite pas au travail salarié.

Le travail est voulu par Dieu puisque lui-même a travaillé à la création du monde et qu’il a créé l’homme à son image. C’est en ce sens que Jean-Paul II écrit : «L’Église trouve dès les premières pages du Livre de la Genèse la source de sa conviction que le travail constitue une dimension fondamentale de l’existence humaine sur la terre21.» En travaillant, l’homme «reflète l’action même du Créateur de l’univers22». En ordonnant à l’homme de soumettre la terre, Dieu a donné une orientation spécifique au travail humain.

L’expression «dominez la terre» a une portée immense. Elle indique toutes les ressources que la terre (et indirectement le monde visible) cache en soi et qui, par l’activité consciente de l’homme, peuvent être découvertes et utilisées à sa convenance. Ainsi ces mots, placés au début de la Bible, ne cessent jamais d’être actuels. Ils s’appliquent aussi bien à toutes les époques passées de la civilisation et de l’économie qu’à toute la réalité contemporaine et aux phases futures du développement qui se dessinent déjà peut-être dans une certaine

É. P0ULAT, «Le catholicisme contemporain et la notion de personne», dans I. MEYERSON, dir., Problèmes de la personne, Paris/La Haye, Mouton & Co (coll. «Congrès et colloques», XIII), 1973,

p. 158.

JEAN-PAUL II, «Le travail humain», p. 319.

Jean-Paul II, «Le travail humain», p. 326.

Jean-Paul II, «Le travail humain», p. 327.

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mesure, mais qui pour une grande part restent encore pour l’homme quasiment inconnues et cachées23.

Tout ce qui est sur la terre est disponible pour le travail de l’homme. Ces ressources ont été exploitées par le travail humain par le passé et elles font maintenant partie des matériaux de base utilisés par les techniques modernes de transformation des produits. II se produit ainsi un «développement» pour l’homme au fur et à mesure qu’il apprend à exploiter de manière nouvelle les ressources de la terre. Le plan de Dieu pour l’homme est ainsi respecté. En d’autres mots, «en devenant toujours plus maître de la terre grâce à son travail et en affermissant, par le travail également, sa domination sur le monde visible, l’homme reste, dans chaque cas et à chaque phase de ce processus, dans la ligne du plan originel du Créateur24».

Cette conception religieuse du travail permet à Jean-Paul II de distinguer le travail au sens objectif du travail au sens subjectif. Le travail au sens objectif comprend tout ce qui a permis à l’homme de s’approprier les ressources de la nature. La technique tient ici une place de choix, elle qui est définie par le pape comme «une alliée de l’homme25». C’est quand celle-ci devient une «quasi-adversaire de l’homme26» que le travail au sens subjectif fait défaut. En effet, le travail est voulu par Dieu d’abord parce que c’est l’homme qui l’accomplit : «le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même27». Le travail est un processus que doit dominer l’homme. Lorsque cette vérité est oubliée, l’homme devient assujetti au travail et sa dignité est bafouée. En outre, comme le travail est une dimension fondamentale de la nature humaine, l’homme devient plus homme en accomplissant cette tâche. Il assure aussi la croissance du bien commun parce que son travail ne profite pas seulement à lui, mais à toutes les personnes qui l’entourent. Bref,

«l’homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail28.»

Jean-PaulII, «Le travail humain», p. 327.

Jean-PaulII, «Le travail humain», p. 328.

Jean-PaulII, «Le travail humain», p. 330.

Jean-PaulII, «Le travail humain», p. 330.

Jean-PaulII, «Le travail humain», p. 332.

Jean-PaulII, «Le travail humain», p. 358.

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Par son travail, l’homme ne fait pas qu’accomplir son humanité en développant une dimension propre à sa nature, il participe aussi à l’œuvre du salut opérée par Dieu. Il existe un «plan providentiel dans l’histoire» : Dieu possède un «plan de salut» pour l’humanité29.

Citant Lumen gentium, Jean-Paul II affirme que la finalité de la Création est la gloire de Dieu30. L’histoire a un sens et Dieu travaille l’histoire pour qu’elle se rende à son terme.

Néanmoins, cela ne rend pas inutile le travail humain. Celui-ci n’est pas qu’une dimension de la personne qu’il faudrait certes cultiver, mais qui n’aurait pas d’impact significatif sur le travail de salut qui traverse l’histoire. Au contraire, l’homme participe, par son travail, au plan de salut. «Dans les paroles de la Révélation divine, on trouve très profondément inscrite cette vérité fondamentale que l’homme, créé à l’image de Dieu, participe par son travail à l’œuvre du Créateur, et continue en un certain sens, à la mesure de ses possibilités, à la développer et à la compléter, en progressant toujours davantage dans la découverte des ressources et des valeurs incluses dans l’ensemble du monde créé31.» Par son travail, l’homme permet à Dieu, en quelque sorte, de faire advenir son œuvre de salut dans l’histoire. Ainsi, le travail de l’homme qui est plus proche du dessein de Dieu devient plus important que celui qui en est plus éloigné. Pour cette raison, «tout ce que font les hommes pour faire régner plus de justice, une fraternité plus étendue, un ordre plus humain dans les rapports sociaux, dépasse en valeur le progrès technique32». Au fond, l’œuvre de salut dans l’histoire tente d’arriver à glorifier Dieu par !’établissement de son Royaume, un Royaume de justice et de paix. Le développement apporté par le travail de l’homme ne doit pas être confondu avec le Royaume de Dieu, mais il contribue à son avènement : «s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu33». Chaque homme doit travailler au progrès terrestre, mais aussi au développement du Royaume de Dieu qui s’appuie sur le progrès technique, mais qui ne se réduit pas à lui. En outre, comme le mal est toujours présent en ce monde, les hommes ont besoin de la grâce pour lutter contre ce qui empêche la venue du Royaume. Pour cette raison, Jean-Paul II écrit : «Le Royaume de

JEAN-PAUL II, «Le travail humain», p. 379 et 377.

Voir : Jean-Paul II, «Le travail humain», p. 379.

JEAN-PAUL II, «Le travail humain», p. 377.

Jean-Paul II cite Gaudium et spes. JEAN-PAUL II, «Le travail humain», p. 383.

Jean-Paul II cite Gaudium et spes. JEAN-PAUL II, «Le travail humain», p. 386.

Dieu, présent dans le monde sans être du monde, illumine l’ordre de la société humaine, alors que les énergies de la grâce pénètrent et vivifient cet ordre34.» Bref, par son travail, l’homme a un rôle à jouer dans les desseins de Dieu et il doit travailler à l’avènement du Royaume.

L’homme entre en synergie avec le travail de Dieu. C’est Dieu qui, le premier, a travaillé à la Création du monde. C’est lui qui, le premier, s’est reposé. L’homme doit imiter le geste de son Créateur en travaillant à l’avènement du Royaume. Selon le pape, Dieu destine au repos avec lui ceux qui travaillent. De plus, la peine liée au travail fait participer les hommes à la Rédemption apportée par la mort-résurrection du Christ. Si le travail comprend une part de mort par la fatigue qu’il occasionne et par les difficultés qu’il rencontre presque à tout coup, la résurrection du Christ vient redonner vie à l’homme fatigué par son travail. Par sa résurrection, le Christ «purifie et fortifie ces aspirations généreuses par lesquelles la famille humaine cherche à rendre sa vie plus humaine et à soumettre à cette fin la terre entière35». On le voit, le travail de l’homme, pour Jean-Paul II, est intimement lié au travail de Dieu et de son Christ. C’est en eux qu’il trouve les modèles de son agir.

* *

Finalement, comment situer dans le cadre théorique le concept de «travail» chez Jean- Paul II? D’abord, il est clair que le pape met de l’emphase sur ce concept, puisque sa première encyclique sociale lui est consacrée. Il rejoint ainsi une des caractéristiques de la modernité accomplie : les hommes accordent une importance aux notions de «travail» et de

«technique». Toutefois, comme pour le concept de «personne», le concept de «travail»

repose sur une anthropologie philosophique et théologique qui prend les traits de l’idéologie. Ce rapport entre la notion de «travail» et l’idéologie se révèle à travers le concept d’«histoire» dans les encycliques sociales. En effet, l’idéologie suppose que l’histoire a un sens et oriente la pensée vers l’avenir. Pour atteindre ce but futur, les hommes doivent agir pour le faire advenir. C’est le même schème de pensée qui se

Jean-Paul II, «Centesimus annus», p. 497.

Jean-Paul II cite Gaudium et spes. JEAN-PAUL II, «Le travail humain», p. 385.

retrouve chez Jean-Paul II, mais traduit dans des catégories religieuses. Dieu a un plan pour l’homme qui est l’instauration de son Royaume dans l’avenir. Cependant, l’homme n’est pas passif, il ne se situe pas dans une période d’attente de la venue du Royaume. Celui-ci est déjà présent et c’est par le travail de l’homme qu’il advient. L’homme a un rôle actif dans le plan de salut de Dieu. Ce n’est pas Dieu qui agit seul, mais il agit à partir des actions humaines. La prégnance de l’avenir dans la pensée du pape est manifeste et il propose aux hommes un projet qui peut se réaliser par les actions humaines.

Encore ici, l’analyse de la critique du néolibéralisme dans les encycliques sociales de Jean-Paul II révèle sa limite : la notion d’«histoire», pourtant à la base du développement du concept de «travail», n’est pas pleinement explicitée. Il faudrait voir ce que Jean-Paul II en dit dans ses autres encycliques. Cependant, l’analyse effectuée indique tout de même que la pensée sous-jacente à la critique du pape est idéologique.