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Chapitre 1 : Le projet de Marcel Gauchet et la religion

3. La religion dans l’œuvre de Marcel Gauchet

Maintenant que le projet philosophique de Gauchet est situé, il paraît nécessaire d’entrer plus avant dans celui-ci. Pour ce faire, je présenterai d’abord la notion de politique chez Pierre Clastres, anthropologue qui eut une influence majeure sur la pensée de Gauchet.

Cela permettra de comprendre la raison qui a amené Gauchet à choisir la religion comme concept explicatif du passage des sociétés sans Etat aux sociétés avec Etat : ce sera la deuxième partie de cette section.

3.1 Le politique chez Pierre Clastres

L’un des choix philosophiques majeurs de Gauchet a consisté à ne plus comprendre la société comme superstructure des rapports de production, comme résultante de facteurs avant tout économiques, bref, de sortir de la compréhension marxiste de la société.

L’ethnologie a joué un rôle important dans le choix de cette orientation, particulièrement à travers la figure de Pierre Clastres52. Celui-ci avait choisi clairement !’explication politique de la société plutôt que !’explication économique. S’étant intéressé aux peuples primitifs qui vivent aujourd’hui en certains endroits de la Terre (particulièrement les indiens Guayaki et Guarani), Clastres en est venu à proposer une conception de ces sociétés à l’encontre des conceptions «négatives», au sens où ces sociétés «manqueraient» de certains aspects présents dans les sociétés modernes : elles seraient sans écriture, sans État, sans loi, etc. Par le fait même, elles seraient moins «développées» que la société moderne. Clastres arrive à une conclusion différente de cette école ethnocentrique de pensée. Les sociétés primitives affrontent les mêmes problèmes sociologiques que les sociétés modernes, sauf qu’elles ne répondent pas de la même façon. Ainsi, Clastres s’est intéressé à la question du pouvoir chez les primitifs. Il s’est aperçu que s’il n’y avait pas de pouvoir, ce n’était pas par manque d’«évolution», ni à cause d’un «développement» insuffisant des capacités intellectuelles ou manuelles. En fait, s’il n’y a pas de pouvoir chez ces communautés, c’est qu’elles font tout pour qu’aucun pouvoir n’émerge. Elles ont fait le «choix» - catégorie reprise par Gauchet - de s’opposer à toute position de pouvoir. Ces sociétés sont «contre l’État», pour reprendre le titre de l’ouvrage célèbre de Clastres. En résumé, société

Voir surtout : P. CLASTRES, La société contre l'État. Recherches d'anthropologie politique, Paris, Les Éditions de Minuit (coll. «Critique»), 1974, 187 p.

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primitive et société moderne sont deux modes de réponses à un même problème, celui du pouvoir.

Cette conception s’oppose à la conception marxienne du pouvoir et de l’État. Ces derniers ne seraient, selon Marx, que la superstructure déterminée par les rapports de production. Pour Clastres, au contraire, ce qui est à la base, c’est le politique et c’est lui qui détermine l’économique : «Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes53.» Ainsi, la question du pouvoir est plus déterminante pour comprendre les sociétés que celle de l’économique. C’est à partir de la réponse qu’une société donne au problème du pouvoir que surviennent les autres aspects du vécu social, que ce soit le travail aliéné et l’État, ou à l’inverse, le travail de subsistance et le chef sans pouvoir. Clastres résume ainsi son propos : «si l’on veut conserver les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure, alors faut-il peut-être accepter de reconnaître que

!’infrastructure, c’est le politique, que la superstructure, c’est l’économique54.»

3.2 La religion chez Gauchet et les travaux de Clastres

Quand Gauchet entreprit la lecture des travaux de Clastres, ce fut «l’un des plus grands chocs de [sa] vie intellectuelle55». Ce qui a plu à Gauchet, c’est cette nouvelle approche de la notion de pouvoir. Si Heidegger a fourni à Gauchet le modèle pour comprendre ce qu’était le concept de «Décision», c’est Clastres qui lui avait fourni le terme. En plus de lui avoir donné le concept de «Décision» ou de «choix», Clastres lui ouvrait une porte vers la prise en compte de la religion. Celle-ci devient la source explicative de ce qui n’a pas été expliqué par Clastres, à savoir le «choix» de tout faire pour que ne surgisse pas un lieu de pouvoir, une «séparation politique [qui] existe [pourtant]

comme virtualité logique dans l’ensemble des sociétés56». En effet, «comment peut-on être contre quelque chose qui n’existe pas57?» Cette virtualité exprime la dimension transcendantale du lieu de pouvoir, transcendantal occupant une place majeure dans

Clastres, La société contre l'État, p. 169.

CLASTRES, La société contre l'État, p. 172.

GAUCHET, La condition historique, p. 64.

M0NGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 72.

M0NGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 72.

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l’œuvre de Gauchet : la séparation politique «est l’une des conditions transcendantales d’existence des sociétés, analysable comme telle58.» Que feront les hommes de cette condition? Plusieurs possibles existent. La religion permet de comprendre l’un d’entre eux, en l’occurrence le choix fait contre le pouvoir : «Car la neutralisation du pouvoir qu’il [Clastres] fait ressortir n’est pas intelligible de l’intérieur d’elle-même. En prenant le problème sous l’angle de la religion, on sort de l’impasse en élargissant la vue. On se rend compte qu’on a affaire à une disposition globale dont le traitement du politique représente une articulation capitale, mais aucunement isolée59.» La religion ainsi comprise devient la réponse à la question du pouvoir, une réponse politique donc. Comment les sociétés primitives ont-elles répondu à la question du pouvoir? En faisant tout pour qu’il ne surgisse pas, en structurant l’agir social pour qu’aucun des membres n’ait de prise sur les fondements du vivre-ensemble, bref, en choisissant la religion comme articulation possible de la condition transcendantale qu’est la séparation politique, articulation qui se posera

«contre l’expression de la division politique au moyen de la division religieuse60».

Gauchet peut alors définir ce qu’il entend par politique, puisque la religion devient l’expression politique d’un refus de la division politique :

Le politique, ce sont ces mécanismes primordiaux qui soutiennent l’existence d’une communauté, tout en lui permettant de définir son mode d’être, d’une manière qui n’est évidemment pas consciente et délibérée. Les sociétés humaines sont des sociétés politiques parce qu’elles ne sont pas déterminées par un état naturel, mais habitées par une réflexivité dont la religion a été la manifestation fondamentale dans l’histoire, 1 ’ institutionnalisation par excellence. Elles se déterminent et se choisissent selon un mode dont l’énigme est à percer mais dont nous savons au moins que le politique est le support61.

Le politique est l’ensemble des «mécanismes primordiaux» qui permettent à un groupe d’êtres humains, à une «communauté», d’exister et de «définir» son «mode d’être», de se réfléchir. Il est ce qui autorise les individus d’une société à se donner une manière de vivre propre, manière respectant toujours les conditions de possibilité du vivre-ensemble (le transcendantal). La religion a été une de ces manières de vivre, une de ces définitions possibles de l’être social, la «manifestation fondamentale dans l’histoire» de la

MONGIN et COLÍN, dir., Un monde désenchanté?, p. 72.

Gauchet, La condition historique, p. 75.

MONGîN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 72.

GAUCHET, La condition historique, p. 76.

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«réflexivité» à l’œuvre dans toute société. Comment ce choix en est-il arrivé à se faire?

«Selon un mode dont l’énigme est à percer», mais dont on sait qu’il est d’abord politique, qu’il concerne au premier chef la possibilité de vivre ensemble. En définitive, la religion est considérée par Gauchet comme une mise en forme des conditions de possibilité de tout regroupement humain (conditions que Pierre Clastres a contribué à mettre en évidence).

Cette mise en forme est d’ordre politique et non une illusion perchée sur l’économie. Le problème de Gauchet est, en résumé et dans ses mots, «le problème de la nature, de la place et du rôle de la religion dès lors qu’on refuse !’explication de la “superstructure” par les besoins de !’“infrastructure” économique et sociale62.»

La prise en compte de la religion par Gauchet lui permet de dépasser certaines difficultés de la pensée de Pierre Clastres. Ce dernier considérait, d’un côté, des sociétés sans État, qui ont fait un «choix» contre la séparation politique, et, de l’autre côté, des sociétés avec État qui ont laissé cette séparation opérer. En même temps, il savait bien que les sociétés avec État ont toutes d’abord connu le refus de l’État. Comment le passage a-t-il pu se faire? Les questions de Clastres fusent : «qu’est-ce qui a fait que l’État a cessé d’être impossible? Pourquoi les peuples cessèrent-ils d’être sauvages? Quel formidable événement, quelle révolution laissèrent surgir la figure du Despote, de celui qui commande à ceux qui obéissent? D’où vient le pouvoir politique? Mystère, provisoire peut-être, de l’origine63.» En faisant de la religion le choix politique des sociétés primitives, Gauchet surmonte l’énigme du passage des sociétés sans État aux sociétés avec État. C’est que la

«séparation religieuse contenait la séparation politique64». La religion, en renvoyant les fondements de la société dans un lieu mythique inaccessible, rend le lieu du pouvoir, le lieu d’action sur la société, inaccessible lui aussi. Cependant, le lieu du pouvoir, même s’il est contenu, est figuré. Le passage à une société avec État se fera par ressaisie du lieu de pouvoir, par le passage du mythe à l’univers des dieux, par «une autre distribution des mêmes éléments65». Ce qui chez Clastres était un «mystère» devient intelligible chez

C’est Gauchet qui parle. L. FERRY et M. GAUCHET, Le religieux après la religion, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle (coil. «Nouveau Collège de Philosophie»), 2004, p. 52. Sauf indication contraire, les citations tirées de ce livre sont toutes de Gauchet.

CLASTRES, La société contre l'État, p. 174-175.

MONGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 73.

MONGIN et COLIN, dir., Un monde désenchanté?, p. 73.

Gauchet. Finalement, l’œuvre de Gauchet prend racine dans une tentative d’élucider les problèmes soulevés par une pensée ethnologique qui ne se veut plus ethnocentrique.

C’est donc à la faveur de la découverte de l’œuvre de Pierre Cl astres que Gauchet a été amené à s’interroger sur la religion. Celle-ci devient la clé explicative du passage des sociétés sans État aux sociétés avec État.