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Chapitre I : La lutte contre le bruit en France, approche technique et normative

2.5.2 Le projet Gipsy Noise

En 2002, le projet européen LIFE Environnement nommé "Gipsy Noise" a démarré, en ayant pour but de réaliser un outil de Système d’information géographique adapté aux besoins des villes pour répondre à la directive européenne 2002/49/CE relative à l’évaluation et à la gestion du bruit dans l’environnement :

- cartographie du bruit routier et ferroviaire ;

- simulation des niveaux de bruit dans des situations futures ;

- croisement des données de bruit et des informations géo-référenciées ; - propositions des indicateurs et des recommandations.

La finalité de cet outil est une approche macroscopique des situations réelles. Les échelles de type « communautés urbaines », « communautés de communes » et « villes » constituent les échelles appropriées à l’utilisation de l’outil Gipsy Noise : Grand Lyon, Communauté Urbaine de Bordeaux, Lille Métropole, Nantes Métropole, Angers Loire Métropole et Ville d’Angers, Communauté d'agglomération de Nice Côte d’azur, Câmara Municipal do Porto (Portugal)… Selon le descriptif du projet, le croisement des données acoustiques avec les données de la population permettra d’identifier les zones de haute sensibilité. Mais ces données ne sont pas capables de représenter la gêne. Aucune enquête psychosociologique n’est menée dans ce cadre. La notion d’espace est réduite à un support cartographique, non pas à un territoire sur lequel vit une société. Se basant sur l’acoustique, ce système très performant d’aide à la décision exclut-il des données fondamentales à l’approche du bruit?

« En définitive, les approches les plus qualitatives des travaux sociologiques ou

psychosociologiques mentionnées […] n’ont pas d’effets sur la problématique des nuisances sonores liées aux transports. Moyennant quelques évolutions dont les cartographies d’exposition et les zonages témoignent, les approches psycho-acoustiques ou sanitaires restent dominantes.131 »

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La lutte contre le bruit est caractérisée par la profusion de textes juridiques et de normes techniques. L’acoustique (réduction des niveaux sonores émis par les voitures, écrans antibruit, zonage, doubles vitrages et isolation…) constitue l’objet principal de la réglementation en matière de bruit132. En effet, le bilan que nous avons effectué permet de constater que l’ensemble des textes réglementaires, est fortement imprégné des techniques utilisées durant cette période. Elles sont, de fait, souvent insuffisantes et inadaptées. Pourtant, la logique de décision reste centrée sur une approche normative de l’acoustique. Pourquoi ?

Dans son ouvrage « Le droit contre le bruit », J. Lamarque analyse la relation entre le droit et le bruit. L’étude élaborée permet de constater, sur la base de nombreuses références juridiques, la dominance de l’approche acoustique du bruit. L’auteur justifie le délaissement de l’aspect humain du bruit par la nouveauté et la complexité du domaine du subjectif.

« Finalement, envisagé dans la perspective de lutte contre les nuisances, le bruit peut être défini

comme un son ou un ensemble de sons désagréables ou gênants. Mais cette définition nous fait pénétrer dans le domaine du subjectif. D’où les difficultés de l’évaluation de la gêne qui en résulte, car de nombreux facteurs psychosociologiques interviennent, dont le moindre n’est pas celui du bruit vécu comme un phénomène de contagion, même si objectivement, il ne constitue pas une nuisance particulière »133

La difficulté de l’évaluation de la gêne est également soulevée par le Guide du bruit et de ses implications. Ce rapport justifie le choix d’aborder uniquement la dimension technique du bruit par la multiplicité et la complexité des aspects liés à la gêne : « Phénomène physique complexe, le

bruit ne se mesure pas aussi simplement qu’un débit de route ou une charge de pont. Phénomène sensoriel, psychique et social, la gêne due au bruit est encore plus difficile à saisir. »134.

La difficulté de saisir la gêne est, à notre avis, liée à des enjeux politiques et économiques. Le rejet, sinon la réticence des pouvoirs publics à l’égard de la notion de gêne, peuvent être expliqués par les interactions que pourrait entraîner la prise en compte des facteurs social, spatial, culturel et

132 Code de la route, Code de l’urbanisme, Code des collectivités locales, Code civil…

133S.E.R.T.A, 1972, «Guide du bruit des routes urbaines et de ses implications techniques », Op.cit. p07.

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psychologiques. De fait, « Les enquêtes sur le sentiment de gêne sont sujettes à caution parce que

de nombreux facteurs psychologiques et sociologiques interfèrent avec le bruit perçu. »135

La recherche est, de son coté, orientée par la politique publique. Elle est soumise d’abord à la réglementation qui définit les choix effectués, ensuite aux financements alloués aux organismes spécialisés. Depuis la fin des années soixante, la plupart des recherches effectuées en matière de lutte contre le bruit a privilégié l’étude de l’aspect physique du bruit. Ce sont ces recherches qui ont permis la mise en place des normes techniques et textes réglementaires, et fourni des réponses à la demande politique.

Aujourd’hui encore, la demande politique reste axée sur les progrès technologiques : les avancées informatiques offrent aux professionnels et techniciens la possibilité d’effectuer des simulations permettant d’évaluer, de comparer et de corriger les informations sur la situation du bruit. L’intégration des données modélisées telles que le trafic, le bâti ou le revêtement de la chaussée, permet de constituer virtuellement ce que peut être le bruit routier.

Mais la modélisation des cartes de bruit ne constitue qu’une avancée, et non pas un objectif en tant que tel. Les cartes de bruit sont un outil qui révèle une quantité importante d’informations, mais qui reste encore insuffisant et peu adapté pour la prise de décision en l’absence des indicateurs globaux qui traitent de la gêne. L’analyse des effets psychologiques, sociaux et spatiaux du bruit sur une population donnée reste un champ inexploré même dans les rapports qui traitent de la gêne. Les documents traitent de la gêne mais ne l’expliquent pas. En 1981, dans une étude effectuée sur « la modification de la réglementation acoustique en vue de la diminution de la gêne dans les bâtiments d’habitation », G. Heymans explique que « La notion de gêne est difficilement

explicable par des critères tels que l’âge, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de scolarisation. »136

La politique de lutte contre le bruit favorise donc le matériel et le physique. Les mesures techniques adoptées ont certes permis de réduire le niveau du bruit ambiant, mais n’ont pas pour autant résolu le problème de la gêne. Une telle approche est insuffisante pour résoudre le

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.Barraqué B., 1994, « Le bruit des transports, politiques et techniques de réduction », Problèmes politiques et

sociaux op.cit. p34

136 Heymans G., 1981, « Etude technique et économique des procédés permettant d'envisager une modification de la réglementation acoustique en vue d'une diminution de la gêne due aux bruits dans les bâtiments d'habitation. »,

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problème du bruit dans la ville. Même les techniques les plus performantes n’ont pas pu permettre de réduire les nuisances sonores. Les écarts entre les effets vécus et les effets mesurables du bruit tiennent largement à l’absence de la contextualisation socio-spatiale pourtant indispensable. Jusque là, les sciences humaines n’ont pas été sollicitées. De nombreux chercheurs comme Augoyard, Amphoux, Periañez, Aubrée et Barraqué, se sont intéressés aux facteurs sociaux, spatiaux, culturels et psychologiques inévitablement impliqués dans la question du bruit. L’analyse de ces multiples facteurs leur a permis d’expliquer la gêne. Or, la recherche de ces aspects qualitatifs a été considérée comme secondaire par les pouvoirs publics. Leur politique étant basée sur l’approche psycho-acoustique, elle n’a pas permis de développer les thèmes liés aux rapports sociaux et aux modes de vie.

Dans ce contexte, de nombreuses études continuent à se justifier par la complexité pour éluder la gêne. En 1989, une enquête élaborée par l’INRETS a eu pour objectif d’apprécier le poids des facteurs non acoustiques dans la gêne. Le questionnaire qui a pris en compte la gêne due aux bruits ferroviaires, a porté sur trois thèmes principaux à savoir : les nuisances ferroviaires à caractère non acoustique, les caractéristiques de l’habitat et les caractéristiques individuelles. La conclusion du rapport effectué sur la base de l’enquête affirme que : « Les autres facteurs,

spécialement ceux concernant les types d’habitat et les facteurs individuels et psychologiques ont un poids peu important sur la gêne exprimée par rapport au poids des indices acoustiques et peuvent être négligés »137

Prenant parti les pour laboratoires d’acoustique et de physiologie, les pouvoirs publics n’ont pas encouragé l’approche pluridisciplinaire du bruit. Le manque de financement et l’absence d’outils d’application ont contribué à limiter l’intervention de la socio-psychologie et de l’urbanisme dans la lutte contre le bruit. La plupart des actions menées par les pouvoirs publics sont fondées sur des normes techniques standardisées qui ne tiennent pas compte des particularités sociales et spatiales. Selon l’étude réalisée par l’INSEE en janvier 1996 sur les conditions de vie des ménages, environ 40% des français se déclarent gênés par le bruit dans leur logement, le bruit des transports représente la première source de la gêne à 25%. Pourtant, une littérature abondante traite de la gêne. Les efforts fournis par la recherche n’ont pas pour autant permis de changer l’approche adoptée par les décideurs pour lutter contre le bruit. Pour les acteurs de décision, le caractère

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"subjectif" rend l’évaluation de la gêne difficile et complexe. Elle ne peut pas constituer un appui valable pour une prise de décision « Définir la gêne est délicat, puisque par nature, il s’agit d’un

phénomène subjectif donc suspect de mauvaise foi potentielle. »138

En réalité, ces facteurs sont éludés car ils impliquent une approche multidimensionnelle et donc complexe pour les pouvoirs publics. En effet, la prise en compte du vécu social du bruit édicte certaines réformes de la politique adoptée depuis au moins deux décennies. La complexité de cette démarche est, selon l’OCDE, suffisante pour que la question soit évitée. De plus, elle ne constitue pas, selon le même organisme, une base valable à la prise de décision : « Il existe des effets de

gêne indirects qui découlent des incidences directes mais qui sont influencés par divers facteurs psychologiques et sociaux. Ces effets directs et indirects sont parfois exacerbés et provoquent des plaintes ou même des mouvements organisés de protestation. Une telle réaction dépend non seulement de facteurs psychophysiologiques, mais encore de variables sociales, économiques et politiques qui sont difficiles à prévoir et qui ne peuvent pas valablement servir de base à la prise de décision »139

Guallezi considère que la subjectivité de la gêne est l’une des raisons fondamentales de la complexité de la lutte contre le bruit. Mais il associe à cela un facteur très important, la multiplicité des acteurs : « La lutte contre le bruit est complexe, à la fois parce que les nuisances

sonores sont multiformes. Elles vont de la gêne subjective ressentie par des individus à la gêne objective causée à des populations par un bruit hors norme […] et aussi parce que les acteurs sont multiples. »140. En effet, le manque de cohérence entre les multiples intervenants rend la lutte contre le bruit plus difficile. La complexité des rapports entre décideurs dépasse, à notre avis, la complexité de la gêne qu’ils évitent. En définitif, nous pouvons dire que l’approche qualitative du bruit n’a pas alimenté durant les trente dernières années les politiques publiques en matière de lutte contre le bruit.

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Ciattoni J- P., 1997, Le Bruit, Privat, Toulouse, 159 p.

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Gualezzi J.-P, Pipard D., 2002, La lutte contre le bruit, Le Moniteur, Paris, p9.

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