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Chapitre 1 : Introduction générale

1. Modèles de la créativité

1.2. Modèles multivariés

1.2.3. Productions

Le concept de production(s) créative(s) est assez large et contient plusieurs sous-ensembles importants. Ici nous ferons une distinction en deux catégories : (1) la production ponctuelle, c’est-à-dire une production réalisée à un moment donné dans un contexte particulier (naturel ou expérimental) et dont certains attributs sont directement mesurables (e.g., originalité, qualité) ; (2) les activités et des accomplissements créatifs, qui sont souvent mesurés de manière indirecte (par questionnaire) ; ces mesures constituent une estimation de l’ensemble des productions réalisées par une personne. Dans les paragraphes suivants, nous allons discuter en détails les caractéristiques de ces deux types de mesure des productions.

Productions créatives ponctuelles. Dans les années 1950 à 1970, la recherche était très focalisée sur l'originalité des productions et les méthodes objectives d'évaluation. Dans la

tradition des épreuves de pensée divergente (e.g., Guilford, 1950, 1956; Wallach & Kogan, 1965), on portait un intérêt quasi exclusif à la fluidité, la flexibilité et l'originalité des idées — trois dimensions qui corrèlent fortement, autour de .80 (e.g., Carroll, 1993; Silvia et al., 2008). Par la suite, plusieurs auteurs ont cherché à développer des situations de test plus complètes et écologiquement valides. Par exemple, dans un contexte quasi expérimental, Csikszentmihalyi et Getzels (1971) ont fait réaliser un dessin à des artistes, en mettant à leur disposition un certain matériel (identique pour chaque sujet). Cette procédure permettait d’observer le processus créatif ainsi que d’évaluer la production finale. Dans cette étude, les dimensions mesurées étaient celles de qualité technique, d’originalité et de valeur esthétique globale ; ces dimensions étaient évaluées par des experts du domaine (des professeurs en arts visuels). Csikszentmihalyi et Getzels ont trouvé de fortes corrélations entre ces trois dimensions (de l’ordre de .80 également). Dans la continuité de ces travaux, Amabile (1982) a élaboré une technique d’évaluation basée sur l’avis de plusieurs experts. Dans le cadre de plusieurs études réalisées pour développer cette technique, Amabile a par exemple fait réaliser des collages à des enfants et des adultes non-artistes. Une analyse factorielle exploratoire (AFE) sur la douzaine d’items utilisés pour évaluer ces productions a mis en évidence deux facteurs : un premier nommé créativité (nouveauté, complexité, variations des formes du collage) et un second nommé qualité technique (représentationalisme, expression du sens, planning, organisation). Dans une étude similaire utilisant une tâche d’écriture à la place du collage et des items légèrement différents pour les évaluations, Amabile a trouvé trois facteurs : créativité (nouveauté, sophistication, rythme), style (clarté, cohérence), et technique (grammaire, formalisme). Malheureusement dans les deux cas, les AFE étaient réalisées avec une rotation Varimax (qui ne permet pas de corrélation entre les facteurs) et aucune information n’était donnée à propos du critère utilisé pour décider du nombre de facteurs.

Ainsi, il est difficile de savoir quels résultats auraient pu donner des solutions factorielles alternatives (moins de facteurs et/ou des facteurs corrélés).

Dans une perspective différente, Besemer et O’Quin (Besemer & O’Quin, 1986, 1987, 1999; O’Quin & Besemer, 1989) ont argumenté que les productions créatives pouvaient être évaluées par des non-experts, dans la mesure où un outil adéquat était utilisé pour cette évaluation. Ces auteurs ont développé un questionnaire d’une cinquantaine d’items regroupés en plusieurs sous-échelles5 supposées former trois facteurs : (1) nouveauté, qui représente

5 Le nombre des sous-échelles varie en fonction des versions de cet instrument; la liste fournie ici est une synthèse et sélection des sous-échelles présentes dans les différentes versions.

l’originalité, la surprise, la stimulation liée à une certaines production ; (2) la résolution, qui représente si une certaine production respecte les contraintes de la situation, dans quelle mesure elle est valable, adapté, utile dans un certain contexte ; (3) élaboration et synthèse, qui représente le style, la cohérence, l’élégance et la qualité de la production. Parmi ces trois dimensions, la nouveauté apparait assez clairement comme homogène et distincte des autres.

Les dimensions de résolution, d’élaboration et de synthèse sont en revanche plus confondues (O’Quin & Besemer, 1989). En partie basé sur cette proposition, Glück, Ernst et Unger (2002) ont développé une liste de 16 adjectifs permettant de qualifier une production créative. Ces adjectifs peuvent être regroupés en trois dimensions similaires à celles de Besemer et collègues : (1) caractère inhabituel, radical, surprenant, original, drôle, idiosyncrasique ; (2) fonctionnalité, technique, utilité, élaboration, qualité, pertinence ; (3) élégance, esthétique, logique. Malheureusement cette étude ne permet pas de répondre aux questions liées à la distinction et corrélations entre ces facteurs : les AFE sont à nouveau faites avec une rotation orthogonale (Varimax) et seules certaines saturations sont reportées (aucune information n’est donnée sur des éventuelles saturations croisées).

En résumé, les propriétés les plus souvent mesurées sont l’originalité, la qualité technique et la valeur esthétique. Mais certains points restent obscurs. En particulier, l’usage systématique des rotations Varimax a totalement éludé la question des corrélations entre les facteurs. La seule analyse factorielle confirmatoire réalisée sur les échelles évoquées ci-dessus (Besemer & O’Quin, 1999) ne teste qu’un seul modèle et ne reporte pas les corrélations entre les facteurs (sic). Il reste donc possible, par exemple, que la valeur esthétique corrèle fortement avec l’originalité et la qualité technique. Par extension, il n’est pas exclu que cette dimension n’amène pas plus d’information que les deux autres. D’ailleurs, pour de nombreux auteurs, l’originalité et la qualité sont les deux dimensions principales de la production créative (e.g., Eysenck, 1995; Finke et al., 1992; Mumford, 2003; Plucker et al., 2004;

Sternberg & Lubart, 1995). Enfin, sur la question des experts vs. non-experts pour évaluer la créativité, plusieurs nuances importantes doivent être prises en compte. Traditionnellement, suite aux travaux d’Amabile (1982), l’évaluation par des experts d’un domaine est considérée comme supérieure. Toutefois, l’utilisation d’avis d’experts est aussi accompagnée d’incertitudes. Quel doit être leur niveau d’expertise ? Quel degré de consensus sont-ils supposés atteindre ? Sont-ils vraiment adaptés aux besoins de l’évaluation de toutes les études ? (Voir p. ex. Plucker & Renzulli, 1999.) Récemment, Kaufman et Baer (2012) ont montré que l’utilisation de quasi-experts, voire de novices, était dans certains cas possible, notamment pour l’évaluation de la créativité d’un texte. Ceci est important, car réunir

plusieurs experts pour évaluer des productions créatives peut être très couteux, en particulier si les productions sont nombreuses. De plus, on peut argumenter que la situation « novices qui évaluent des novices » est plus analogue à la situation « experts qui évaluent des experts » que la situation « experts qui évaluent des novices ».

Habitudes et accomplissements créatifs. D’après Hocevar (1981), les mesures des activités et accomplissement créatifs sont parmi les meilleurs compromis pour mesurer la créativité, bien que la décision de ce qui est ou n’est pas une activité créative puisse être sujette à discussion. Plusieurs échelles ont été développées dans cette perspective, pour mesurer notamment les activités créatives à un niveau non éminent (créativité de tous les jours). Les activités généralement retenues sont dans des domaines très variés (e.g., écriture, dessin, photo, sculpture, vidéo, cuisine, théâtre, musique, décoration, humour). Les modalités de réponses des questions de ces échelles sont généralement basées sur la fréquence de réalisation de certains comportement type (Batey, 2007; Dollinger, 2003; Hocevar, 1979) ou sur le sérieux et le temps passé sur ces activités (Verhaeghen, Joorman, & Khan, 2005). Ces échelles sont généralement considérées comme unidimensionnelles (Batey, 2007; Dollinger, 2003; Verhaeghen et al., 2005), bien que des sous-dimensions aient été parfois proposées et investiguées (Dollinger, Urban, & James, 2004; Hocevar, 1979).

Paradoxalement, si ce type de mesure est considéré comme valide, les détails techniques de ces échelles (propriétés psychométriques, items eux-mêmes) sont souvent peu documentés ou peu accessibles (e.g., Batey, 2007; Hocevar, 1979). Récemment toutefois, une revue et analyse de ces questionnaires auto-rapportés a montré la validité et la fidélité de ce type de mesure (Silvia, Wigert, Reiter-Palmon, & Kaufman, 2012). Cette étude inclut plusieurs mesures telles que celles évoquées ci-dessus (Batey, 2007; Dollinger, 2003) et teste leur validité convergente, en les comparant notamment avec le questionnaire des accomplissements créatifs de Carson, Peterson, et Higgins (2005). Sur le principe, ce questionnaire de Carson et al. est similaire aux précédents, mais il est plus focalisé sur les accomplissements créatifs à un niveau plus élevé. De plus, cet outil présente l’avantage d’une certaine objectivité ou d’un certain consensus, car les items ont été construits par des experts dans les différents domaines évalués par le questionnaire. Les items sont notamment basés sur le niveau atteint ou sur les récompenses typiques obtenues dans un domaine particulier. La structure factorielle révèle trois sous-facteurs : (a) activités artistiques d’expression (notamment arts visuels et écriture) ; (b) activités artistiques de performance (p. ex. musique, théâtre) et (c) activités scientifiques. En résumé, l’étude récente de Silvia et al. (2012) a montré que les questionnaires de créativité de tous les jours avaient une bonne validité et

étaient généralement constitués d’un seul facteur sous-jacent, alors que le questionnaire des accomplissements créatifs de Carson et al. a une structure factorielle plus complexe (voir aussi Silvia, Kaufman, & Pretz, 2009).