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Chapitre 1 : Introduction générale

1. Modèles de la créativité

1.2. Modèles multivariés

1.2.1. Personne

Sans surprise, la personne est une composante centrale de tous les modèles de la créativité en psychologie. Certains mettent l’accent sur la motivation (e.g., Amabile, 1983, 1990), d’autres sur la personnalité (e.g., Eysenck, 1993, 1995), d’autres encore intègrent des variables telles que la cognition (intelligence, connaissances) et l’affect (Lubart et al., 2003;

Mumford & Gustafson, 1988; Runco & Chand, 1995; Sternberg & Lubart, 1995). Tout ce qui concerne la personnalité sera analysé en détail dans la section 2. Créativité et personnalité (p.

39) ; soulignons simplement pour l’instant que les traits de personnalité associés à la créativité sont extrêmement nombreux et que les résultats sont très variables et parfois paradoxaux. Les liens entre créativité et personnalité ne sont en effet pas les mêmes selon que l’on s’intéresse à des traits en particuliers ou à des facteurs d’ordre plus général, ces liens varient aussi en fonction des domaines (e.g., arts ou science) et des niveaux de créativité (e.g., amateurs ou professionnels).

Les variables d’affect (émotion ou humeur4) sont également connues pour leur lien nombreux et complexe avec la créativité (e.g. , Lubart et al., 2003; Russ, 2001). Cette question des liens entre affect et créativité a pendant longtemps été abordée par la psychologie clinique et les études biographiques (e.g. liens entre créativité et dépression, voir p. ex. Post, 1994 ; lien entre la créativité et la manie, voir p. ex. Richards, Kinney, Lunde, Benet, &

Merzel, 1988). Toutefois, le rôle de l’affect normal dans la cognition en général et dans le processus créatif en particulier, est de plus en plus étudié par des approches expérimentales ou quasi-expérimentales. Par exemple, les travaux d’Isen et collègues ont montré l’impact positif de la bonne humeur sur la résolution de problème et l’originalité des associations de mots (Isen, Daubman, & Nowicki, 1987; Isen, Johnson, Mertz, & Robinson, 1985). De même, Vosburg (1998a, 1998b) a montré l’impact positif de l’humeur sur la quantité et l’originalité des idées. L’affect positif semble également être associé à l’activité créative à travers de hauts niveaux d’énergie et de prise de risque (Schwarz, 1990; Shapiro & Weiseberg, 1999). Dans l’ensemble, ces résultats suggèrent que la bonne humeur est toujours favorable à la créativité.

Mais la réalité est plus subtile. En induisant un sens critique plus aigu, un traitement de l’information plus analytique et plus approfondi, l’humeur négative peut aussi être utile à la créativité (Kaufmann & Vosburg, 2002; Schwarz, 1990; Vosburg & Kaufmann, 1997).

Pour y voir plus clair sur cette question de l’affect, il peut être utile de distinguer deux dimensions de l’humeur : (1) l’activation, dimension qui est essentiellement physiologique et qui correspond à l’opposition entre éveil vs. repos (calme, fatigue); (2) la valence, dimension plutôt subjective, qui correspond à l’opposition entre le caractère plaisant vs. déplaisant d’un certain état affectif. Cette distinction est aujourd’hui relativement standard et consensuelle ; de nombreux modèles et échelle de mesure peuvent être situés dans cet espace en deux dimensions comme l’on mis en évidence les travaux de Russel et collègues (Feldman-Barrett

& Russell, 1998, 1999; Russell, 1980; Yik, Russell, & Feldman-Barrett, 1999; Yik, Russell,

& Steiger, 2011). Basé sur cette distinction, DeDreu, Baas, & Nijstad (2008) ont démontré que l’activation élevée (éveil) est associée à la fluidité, la flexibilité et l’originalité des idées, alors que la valence négative (insatisfaction) est associé à de la persévérance. Deux méta-analyses (Baas et al., 2008; Davis, 2009) confirment et complètent ces résultats : (1) l’humeur activée et plaisante (e.g., joie, enthousiasme) est positivement associée à la créativité (par

4 L’humeur, par rapport à l’émotion, est un état affectif qui est caractérisé par sa faible intensité, son caractère diffus, sa durée plus longue, ses changements moins rapides et son absence de lien avec un objet particulier (Frijda, 1994; Scherer, 2005).

rapport à une humeur neutre, mais pas par rapport à une humeur négative) ; (2) l’humeur désactivée et déplaisante (e.g., tristesse, lassitude), ainsi que l’humeur désactivée et plaisante (e.g., calme, relaxation) ne sont pas directement associées à la créativité ; (3) l’humeur activée et déplaisante (e.g., peur, anxiété) est en lien négatif avec la flexibilité cognitive (une variable qui est généralement en lien positif avec la créativité).

Proche de l’affect (en particulier de l’énergie), la motivation est également considérée dans de nombreuses approches comme un facteur crucial pour la créativité (e..g, Runco &

Chand, 1995; Sternberg & Lubart, 1995). La figure de proue des travaux sur la motivation et la créativité est certainement Amabile (1983, 1990, 1996), qui a insisté sur le rôle crucial de la motivation intrinsèque, caractérisée notamment par la volonté et le plaisir de s’impliquer dans une activité créative. La motivation extrinsèque, en tant que contrainte extérieure (promesse de récompense, menace de punition), a longtemps été considérée comme uniquement défavorable. Toutefois, il semble qu’elle puisse être favorable lorsqu’elle est associée à une forte motivation intrinsèque, en particulier pour certaines phases du processus créatif, telles que l’élaboration ou le raffinement du travail (Amabile, 1996; D. H. Cropley & A. J. Cropley, 2012; Lubart & Guignard, 2004). Ceci peut être rapproché des aspects de la motivation retenus par Sternberg (1988), en particulier la volonté de surmonter les obstacles, la volonté de se développer, le désir de reconnaissance et la détermination à travailler pour celle-ci. Plus récemment, Runco (2004) a mis l’accent sur la motivation à transformer et à interpréter le monde d’une manière originale, motivation qui doit être associée à l’aptitude permettant de décider quand cela est utile/pertinent ou ne l’est pas. D’autres auteurs encore ont évoqué l’importance de la détermination, ainsi que de l’implication personnelle et de l’absorption dans la tâche (Csikszentmihalyi, 1996; Ochse, 1990; Sheldon, 1995).

Enfin, les styles cognitifs sont aussi souvent considérés comme importants pour la créativité. Sternberg (1988, 1997) a insisté sur le rôle prépondérant du style dit législatif (préférence pour la création de règles), ainsi que sur le rôle du style dit judiciaire (jugement, critique). Sternberg remarque également qu’un minimum de globalité dans le type d’appréhension est nécessaire (i.e., considération d’ensemble, synthèse). Dans une perspective différente, Kirton (1976) a proposé deux styles cognitifs associés à la créativité : (a) le style adaptatif, caractérisé par la précision, la fiabilité, l’efficacité, la prudence et la discipline ; (b) le style innovateur, caractérisé par la découverte de problème, la flexibilité et le non-conformisme. Ces styles sont définis comme deux extrêmes d’un continuum qui peuvent tous deux mener à un certain niveau de créativité, bien que le style innovateur soit en quelque sorte le plus représentatif. En partie basé sur la distinction de Kirton, Brophy (1998, 2000) propose

deux profils : (a) le penseur de type divergent a une tendance à prendre en compte de nombreux stimuli, organiser sa pensée d’une manière flexible et à rechercher toutes sortes d’information, ainsi qu’à faire preuve de plus d’innovation radicale, d’indépendance, de confiance, d’ouverture aux expériences et de tolérance à l’ambiguïté ; (b) le penseur de type convergent a plutôt tendance à faire preuve d’insatisfaction constructive et de persévérance, ainsi qu’à avoir une préférence pour le raisonnement logique et l’évaluation des idées avec les standards en vigueur (voir aussi Basadur, 1995; Epstein, Pacini, Denes, & Heier, 1996;

Eysenck, 2003; Treffinger, Isaksen, & Stead-dorval, 2006). Nous reviendrons plus loin sur cette distinction et d’autres de ce type (e.g., rapport entre la divergence et l’originalité, ainsi qu’entre la convergence et la qualité d’une production).