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Chapitre 1 : Introduction générale

3. Modèle du processus créatif

3.2. Généralisation à d’autres approches

Au cours de cette section nous allons mettre en évidence des similitudes entre le modèle Génération-Sélection issu de la psychologie cognitive décrit ci-dessus et d’autres modèles issus d’autres sous-disciplines. Les similitudes assez évidentes entre ces modèles prépareront le terrain à la synthèse finale proposée dans la section 4.

3.2.1. Approche « creative problem solving »

L’approche creative problem solving (CPS; e.g., Treffinger et al., 2006) a proposé un modèle du processus créatif très similaire à celui que nous venons de discuter. D’après Treffinger et al., le cœur du processus créatif est composé de deux éléments : (1) pensée créative ou génération d’idée et (2) pensée critique ou focus constructif. La pensée créative est vue comme la recherche de connexions nouvelles et la découverte de paradoxes, challenges et opportunités à l’aide de la génération d’idées. Dans ce modèle, la génération est définie d’une façon quasi identique à ce que nous avons déjà vu : recherche de plusieurs possibilités variées, associations d’idées originales, enrichissement ou expansion de possibilités déjà existantes.

La pensée critique (second élément clé du modèle), est définie comme la capacité à se focaliser sur l’examen soigneux et constructif des possibilités suggérées par génération, ce qui implique l’analyse, le développement et le raffinement des différentes options possibles. Cette approche, orientée sur la pratique, propose d’ailleurs des outils concrets pour développer ces deux modes de pensée (e.g., brainstorming, grille d’analyse systématique).

Ce modèle est également intéressant car il mélange deux types d’approches du processus créatif ; le processus est vu comme un mélange de séquences et d’itérations. En

effet, en plus des itérations entre pensée créative et pensée critique, l’approche CPS défini plusieurs étapes clés : (1) la compréhension du challenge ou l’identification du problème ; (2) la recherche d’idées ; (3) le développement des solutions ; (4) la préparation à l’action.

Toujours dans une perspective pragmatique, des questions types sont associé aux deux modes de pensée du modèle à chacune de ces étapes. Pour la pensée créative (génération) : les questions sont par exemple : (1) Quelle est l’information à disposition ? Comment trouver plus d’information ? Qu’est-ce qui est impliqué ? (2) Quelles sont les options en jeu ? Quels angles d’attaques sont possibles ? Quelle solution pourrait être originale ? (3) Qu’est-ce qui doit être développé ? Comment les options intéressantes peuvent-elles être améliorées ? Des nouvelles directions sont-elles possibles ? (4) Comment implémenter les solutions ? Quelles sont les ressources ? Quels peuvent être les problèmes et comment les éviter ? etc. Les questions types pour la pensée critique associée aux quatre étapes sont les suivantes : (1) Quels sont les informations les plus fiables ? Qu’est-ce qui est vraiment important ? Qu’est-ce qui est prioritaire ? (2) Quelles idées vont bien ensemble ? Quelle solution semble la meilleure ? Qu’est-ce qui nécessite un examen approfondi ? (3) Est-ce que les options choisies satisfont vraiment les contraintes du problème ? Quels sont leurs forces, avantages et limitations ? Quel critère d’évaluation utiliser ? (4) Comment évaluer la progression vers la solution ? Quels sont les éléments clés pour assurer le succès ? etc.

Enfin, ces éléments peuvent être rapprochés d’autres discutés plus haut en rapport avec les styles cognitifs. En effet, d’autres auteurs ont fait des suggestions similaires ; non seulement à propos d’une distinction analogue à celle entre pensée générative et pensée critique, mais aussi sur l’intégration de cette distinction dans un modèle séquentiel. D’après Brophy (1998, 2000) le processus créatif implique une alternance continue entre la pensée divergente (idéation, production) et la pensée convergente (jugement, évaluation, sélection).

Ces modes de pensée sont vus comme complémentaires et tout deux nécessaires aussi bien en art qu’en science (voir aussi Cropley, 2006). Plus récemment, Cropley et Cropley (2012) ont proposé un modèle similaire à celui de Treffinger et al. (2006), modèle qui mélange ces deux modes de pensée avec un modèle séquentiel en six étapes très proche de celui que nous avons introduit au début de ce travail (1.2.2. Processus, p. 26). Sans entrer dans les détails, nous soulignerons simplement que ce modèle met également en évidence le rôle de l’alternance entre pensée divergente et convergente tout au long du processus (pour un autre exemple de ce type de modèle voir aussi Mace et Ward, 2002).

3.2.2. Approche évolutionniste

D’après Campbell (1960) l’expansion de la connaissance est régi par un processus similaire à celui de la sélection naturelle et requiert (1) un mécanisme qui introduit de la variation et (2) un mécanisme de sélection qui retient les variations utiles ou pertinentes. Ces processus sont donc très similaires à ceux de Génération et Sélection évoqué plus haut. Dans ce modèle, le mécanisme qui introduit de la variation est défini comme aveugle, c’est-à-dire pas nécessairement associé à la tâche en cours ni spécifiquement destinée à sa solution.

Comme variables psychologiques liées à ces mécanismes de variation et de sélection, Campbell souligne le rôle de la motivation et de la persévérance (qui impliquent une recherche approfondie et donc de nombreuses variations potentielles), ainsi que de la connaissance et de l’intelligence (pour évaluer rapidement un grande nombre de variation) ou encore de l’excentricité, qui peut être liée à un grande nombre de variations ou d’essais aveugles.

Ce modèle a été repris et étendu par l’approche historiométrique de Simonton (e.g., 1998, 1999, 2004). Cette approche propose des analyses quantitatives de données historiques ; c’est donc une approche non expérimentale, mais qui propose une bonne intégration multivariée, avec la possibilité d’intégrer des variables contrôles. Simonton (1999, 2011) a mis en lien le modèle de Campbell avec des travaux plus récents sur la créativité en montrant en particulier que plusieurs processus cognitifs peuvent être positivement associés au phénomène de variation, tels que la pensée divergente ou la faible inhibition cognitive. Dans ce contexte, le facteur de psychoticisme d’Eysenck est vu comme un facilitateur important de variation cognitive.

Simonton indique aussi que l’art, en tant que domaine qui favorise plutôt l’originalité, implique plus de variations possibles, ce qui est cohérent avec le fait que le taux de psychopathologie est plus élevé chez les artistes que chez les scientifiques ; un phénomène qui se retrouve à plusieurs niveaux — par exemple les artistes dont le travail valorise la logique, le formalisme et l’objectivité ont des taux de psychopathologie plus bas que ceux dont le travail valorise l’intuition, la subjectivité et l’émotion (voir aussi Simonton, 2010).

Par ailleurs, toujours d’après Simonton, le modèle variation-sélection est aussi cohérent avec des caractéristiques du développement du talent et des trajectoires de carrières.

Par exemple, les personnes les plus créatives sont souvent celles dont l’histoire personnelle impliquent des circonstances favorisant le non-conformisme, l’indépendance et l’appréciation de diverses perspectives (e.g., contexte d’immigration et de diversité culturelle, multiples

sources d’inspiration et de mentorats) ; ces circonstances sont vu comme favorables aux processus de variations (diversité et originalité des idées). Simonton a mis en évidence un lien très robuste entre la productivité des créateurs et la qualité de leurs travaux : la quantité (i.e., nombre important de variations) augmente la probabilité de la qualité (de la même façon que les scores de fluidité de la pensée divergente sont fortement corrélés avec l’originalité). Pour résumer les patterns de développement, Simonton (1997) propose une théorie basée sur deux paramètres de différences individuelles (le potentiel créatif initial et l’âge au début de la carrière), deux paramètres de traitement de l’information (taux d’idéation et d’élaboration) ainsi qu’un principe de chances égales (equal-odds rule), qui est sous-tendu par les principes de variation et sélection de la théorie Darwinienne.

Enfin, notons que jusqu’ici ce processus de variation-sélection se situait implicitement au niveau de l’individu, mais il se retrouve aussi au niveau de la société ; la variation idéationnelle prolifère dans la culture, puis une petite partie de cette variation est sélectionnée par le système socioculturel — un point qui peut être rapproché de la notion de champ (i.e., experts et/ou public d’un domaine) des modèles systémiques évoqués plus haut. (Voir aussi Dawkins, 1989.) En conclusion, cette perspective évolutionniste peut servir de cadre général pour coordonner le grand nombre de données et de théories issues de l’étude des phénomènes créatifs. Cette idée est développée dans la dernière section ci-dessous.