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Chapitre 5 : Discussion générale

2. Horizons d’avenir possibles

2.1. Redéfinitions et mesures alternatives

2.1.3. Futures études empiriques possibles

Afin de tester les considérations théoriques élaborées ci-dessus, les facteurs de personnalité pourraient être mesurés avec les échelles représentées sur la Figure 18 (p. 167) et les facteurs d’intelligence (en traitillés noirs sur la Figure 19) pourraient être mesurés avec des tâches classiques (e.g., Wechsler Adult Intelligence Scale; WAIS, Wechsler, 1981). Les notions d’étendue de l’exploration et de profondeur de l’exploration (en grisé sur la Figure 19) pourrait être mesurées avec une méthode similaire à celle utilisée par Csikszentmihalyi et Getzels (1971). Dans leur étude quasi-expérimentale sur le processus créatif en arts visuels, Csikszentmihalyi et Getzels ont opérationnalisé le concept de « comportement orienté vers la découverte » en mesurant le temps que les participants passaient à examiner les objets mis à

leur disposition pour réaliser un dessin de nature morte. Cette idée pourrait raffinée et appliquée comme suit : l’étendue de l’exploration pourrait être plus spécifiquement le nombre d’objets manipulés, alors que la profondeur de l’exploration serait le temps moyen passé à examiner chaque objet.

Plusieurs études pourraient être envisagées selon ce principe pour examiner en détails ces facteurs. On pourrait par exemple concevoir une étude où, dans un premier temps, les facteurs de personnalité seraient mesurés. Ensuite, les participants (étudiants en art ou tout-venants) seraient mis dans un contexte similaire à celui de l’étude de Csikszentmihalyi et Getzels évoquée ci-dessus. On s’attendrait à ce que l’Intellect prédise le temps moyen passé à examiner chaque objet, alors que la Désinhibition devrait prédire plus spécifiquement le nombre total d’objets manipulés ; l’Activité devrait être positivement associée aux deux mesures d’exploration. En ajoutant à ce design des mesures de Génération et Sélection comme cela a été fait dans l’article 2 par exemple, on pourrait tester dans quelle mesure ces scores d’exploration sont liée à la Génération d’idée (i.e., plus de exploration mène à plus de connaissances qui mène à plus d’idées potentielles).

Ce genre de design pourrait être adapté à un contexte différent, par exemple avec des enfants d’âge scolaire. Une aire de jeux, contenant du matériel contrôlé (e.g., différents types de livres et jouets), pourrait être mise à disposition de ces enfants. On les laisserait jouer librement dans cette aire, en codant, comme pour l’étude précédente, le nombre d’objets manipulés et le temps passé à les examiner. A la fin de cette partie de l’expérience, des épreuves de connaissances en rapport avec ces objets pourraient être passées à ces enfants. On pourrait mesurer notamment le nombre d’objets qu’ils reconnaissent comme appartenant à l’aire de jeux. Cette mesure serait celle d’étendue de l’exploration ; plus les enfants auraient manipulé d’objets, plus ils seraient susceptibles d’avoir un score élevé sur cette variable. En ce qui concerne l’évaluation de la profondeur de l’exploration, elle pourrait être évaluée en mesurant le nombre moyen de détails retenus par les enfants pour chaque objet en particulier.

Ces scores de connaissances pourraient aussi être prédits par des variables d’intelligence telle que la vitesse de traitement ou les capacités d’apprentissage. En effet, à temps d’exploration égal, les enfants qui traitent plus vite l’information et la retiennent mieux devraient avoir de meilleurs scores à l’épreuve finale de connaissance. De plus, les mesures d’exploration pourraient également être mise en relation avec des scores de tempérament proche de nos facteurs de personnalité — il existe de telles mesure pour les enfants, même très jeunes, voir p. ex. Zuckerman (2005). Un tel design permettrait d’investiguer efficacement le rôle de la personnalité (ou du tempérament) dans l’apprentissage, et ce en milieu quasi-naturel : les

enfants n’auraient pas pour consigne d’explorer beaucoup d’objets ou d’essayer de retenir le plus d’information possible ; ce sont leur curiosité et capacité d’apprentissage spontanées qui seraient investiguées, par opposition à une tâche d’apprentissage explicite.

Ce type d’étude pourrait également être adapté à des adultes. Ceci ne serait sans doute pas une chose facile et risquerait de mener à la conception d’une expérience très difficile à réaliser. Mais admettons néanmoins dans un premier temps, pour le bien de l’exemple, que l’on puisse réaliser une telle étude, dans laquelle de nombreuses variables seraient manipulées et contrôlées pendant plusieurs semaines. Avec de telles opportunités, on pourrait concevoir une étude permettant de suivre l’apprentissage naturel de plusieurs personnes dans un domaine. Prenons la photographie par exemple. Les participants seraient sélectionnés pour leur non-expertise dans ce domaine, car le but de général de l’expérience serait de mieux comprendre les mécanismes à l’origine de la construction de la connaissance et son impact sur divers facteurs associés à la créativité. Pendant une semaine, on pourrait donner à ces personnes quelques cours de base sur la photographie (fonctionnement de l’appareil, technique d’exposition, de composition, etc.). A côté de cela, on laisserait à leur libre disposition des sources d’information complémentaires, selon le même principe de que celui de l’aire de jeux décrite ci-dessus pour les enfants. Ces sources d’information seraient réparties dans plusieurs endroits. Par exemple, certaines techniques seraient expliquées formellement dans des livres, d’autres informellement dans des expositions, d’autres encore sur des sites Internet. La variable dépendante principale serait la mesure (répétée) de la base de connaissance. On s’attendrait bien sûr à ce que cette base s’accroisse pour tous les participants, mais pour certains plus que d’autres. Les variables de personnalité devraient prédire l’étendue de l’exploration (nombre de médias consultés) et la profondeur de l’exploration (temps passé à les examiner), qui devraient à leur tour permettre de prédire le développement des connaissances.

En parallèle à ces apprentissages formels et informels, les participants pourraient avoir à réaliser des projets photographiques, dont le processus serait mesuré, et la production finale évaluée, avec une procédure similaire à celle de l’étude 2. Si plusieurs projets consécutifs de ce genre sont réalisés, l’impact de l’accroissement des connaissances sur le facteur de Génération pourrait être testé. On pourrait également tester l’impact de la sévérité du facteur de Sélection en fonction de ces mêmes connaissances. Pour ce faire, on pourrait demander aux participants d’évaluer la qualité et l’originalité de diverses photographies. Ces photographies auraient préalablement évaluées sur les mêmes critères par des experts du domaine. Au fil du temps et de l’accroissement de la base de connaissance, on s’attendrait à

ce que de moins en moins d’images soient être considérées comme très originales et très créatives ; les jugements des participants devraient être de plus en plus sévères et se rapprocher sans doute de ceux des experts. Un phénomène qui devrait être associé à une augmentation de la qualité du travail photographique réalisé par les participants à cette expérience. Des tels résultats mettraient clairement en évidence les relations entre connaissance et Génération et Sélection. Naturellement, d’autres variables cognitives pourraient être mesurées pour prédire plus efficacement l’accroissement de la connaissance.

Une telle étude serait particulièrement précieuse pour mettre en évidence quelles sont les variables qui influencent l’acquisition, la structuration, la récupération et l’utilisation de connaissances — des variables qui sont certainement en relation étroite avec la créativité.

Hélas, un design si lourd n’est pas vraiment réaliste. Une solution pour rendre ce type d’étude faisable (au risque de compromettre une partie la validité écologique) pourrait être de créer un micro-domaine artificiel et de réduire la durée de l’expérience à quelques heures. Un tel micro-domaine, pourrait être une forme d’art graphique simplifié où plusieurs formes et couleurs peuvent être assemblées selon quelques principes simples.

Concrètement, une telle expérience pourrait être la suivante. Dans une première phase, les participants seraient placés dans une pseudo salle d’attente. Cette salle contiendrait notamment des tableaux aux murs avec certaines régularités graphiques (e.g., style très épurés majoritairement constitué de lignes courbes). De plus, un magazine pourrait également être présent dans cette salle. Il pourrait contenir d’autres informations (sous formes d’exemples, de fiche technique, d’entretien avec des artistes) sur la manière de réaliser les « œuvres » décorant la salle d’attente. On apprendrait par exemple en feuilletant ce magazine que ces tableaux sont rarement symétriques, que les couleurs complémentaires sont généralement préférées à d’autres associations de couleurs, etc.

Ensuite, dans la deuxième phase de l’expérience, on demanderait aux participants de réaliser une production dans le style de celles vues dans la salle d’attente. La variable dépendante serait le nombre de caractéristiques stylistiques des tableaux que les participants reproduisent. Selon le même principe que dans l’exemple précédent, les variables de personnalité et d’intelligence devraient prédire l’étendue de l’exploration (nombre de pages consultées dans le magazine, nombre de tableaux regardés sur les murs) et la profondeur de l’exploration (temps passé à les examiner), qui devraient à leur tour permettre de prédire le nombre d’éléments retenus. Evidemment, dans une telle expérience, la variable d’intérêt centrale est moins la créativité per se (produire de quelque chose de nouveau) que la curiosité ou l'apprentissage implicite. Toutefois, il est fort probable que la curiosité et l’acquisition de

connaissances en général soit centrales pour la créativité, autant comme « base de données brute » pour Génération et comme critère d’évaluation pour Sélection. Tout cela n’est bien sûr qu’un ensemble d’ébauches d’idées qui devront être élaborées, mais qui constituent sans doute des pistes de recherche intéressantes.

Enfin, pour conclure ces considérations théoriques et empiriques autour du modèle de la Figure 19 (p. 170), notons encore quelques limites possibles ou, du moins, des points qui pourraient nécessiter des modifications ou développements particuliers. En ce qui concerne Génération et Sélection par exemple, il serait nécessaire de trouver des tâches cognitives pour les mesurer — en plus des questionnaires utilisés dans les articles de cette thèse et au-delà de ce qui est mesuré classiquement dans les tests d’intelligence. Ceci est important pour plusieurs raisons. Premièrement, l’estimation des corrélations entre les variables de personnalité et Génération ou Sélection mesurée par questionnaire implique un risque de surestimation de ces corrélations à cause d’un biais mono-méthode. Deuxièmement, si aucune tâche cognitive ne peut être identifiée ou développée pour mesurer spécifiquement Génération et Sélection, c’est-à-dire sans être extrêmement redondante avec des tâches classiques d’intelligence, l’utilité même des concepts de Génération et Sélection pourrait être remis en question.

Si Génération et Sélection n’ont pas une validité discriminante suffisante (par rapport à Gr et Gf en particulier), il serait peut-être judicieux de reformuler la théorie dans le cadre d’un modèle plus classique de l’intelligence. Par exemple, toutes les tâches de pensée divergente et fluidité sont certainement de bonnes mesures de Génération, mais aussi et surtout d’excellents marqueurs de Gr (Carroll, 1993). Dans ce contexte, Génération devrait simplement être assimilée à Gr. D’autres tests pourraient néanmoins être utilisés pour

« sauver » Génération de l’absorption par Gr. Par exemple, Le Remote Association Test (Mednick & Mednick, 1967) pourrait typiquement être un bon candidat. Toutefois, ce test semble extrêmement proche de l’intelligence générale (Aitken Harris, 2004) et donc pas forcément un bon indicateur de Génération. De même, pour Sélection, des tâches de pensée critique, de pensée convergente ou de réduction de syllogisme pourraient être utilisées (tâches similaires aux tâches de Guilford pour évaluer la pensée convergente et les capacités d’évaluation). Mais de telles tâches sont-elles vraiment différentes de Gf ? En définitive, il est possible que Sélection et Génération n’amènent pas d’information pertinente pour la créativité (au-delà des effets des facteurs de personnalité et d’intelligence représentés sur la Figure 19).

C’est une piste importante qui devra être investiguée à l’avenir et qui pourra éventuellement mener à une simplification importante de ce modèle.