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Développement et stimulation de la créativité

Chapitre 5 : Discussion générale

2. Horizons d’avenir possibles

2.3. Implications pratiques

2.3.2. Développement et stimulation de la créativité

Comme le concept d’équilibre est un aspect important de la théorie développée ici, il semble judicieux de commencer cette section en évoquant Piaget (on aurait d’ailleurs clairement pu parler d’équilibration au lien d’équilibre, tant la nature dynamique de ce concept est important). En tous les cas, il est intéressant de noter que dans la tradition Piagétienne, la créativité est intégrée aux concepts d’intelligence, d’apprentissage et de réflexion. C’est ainsi la dimension créative de l’intelligence qui permettrait l’émergence et la mise en place de structures nouvelles (Ayman-Nolley, 1999; Piaget, 1981). Dans une perspective similaire, Vygotsky a beaucoup insisté sur le rôle de relation dialectique entre intelligence et imagination (Lindqvist, 2003). D’une manière générale, les théories du développement ont souvent éprouvé des difficultés à expliquer comment les enfants acquièrent de nouvelles structures cognitives (plus avancées que les anciennes et qualitativement différentes). Une proposition intéressante à cet égard serait donc que les enfants inventent les schèmes avancés pour eux-mêmes. Dans une telle perspective, la créativité représenterait donc un des moteurs du développement intellectuel (Lubart, 2003).

Ce type de sauts qualitatifs dans le développement est d’ailleurs peut-être l’équivalent, au niveau ontogénétique, des différents types de créativité évoqués plus haut dans la discussion autour de la Figure 21 (e.g., incrémentation, reconstruction, réinitialisation).

D’ailleurs, d’une manière générale, le rôle du temps et des aspects développementaux sont probablement trop sous-représentés dans beaucoup de modèles de la créativité (celui de cette thèse ne faisant pas exception). Nous allons essayer de pallier à cette insuffisance maintenant. Premièrement, dans la partie sur les fractales nous avons évoqué le rôle de micro processus de Génération et Sélection. Ces micro processus peuvent être rapprochés de la notion de mini créativité (mini-c) qui représente le rôle de la créativité dans l’apprentissage (Beghetto & Kaufman, 2007; Kaufman & Beghetto, 2009). Un fonctionnement optimal de Génération et Sélection à un tel micro niveau implique le fait de se poser beaucoup de questions et tout en évaluant la qualité ou pertinence réponses possibles ; un tel mécanisme est certainement utile à l’acquisition de connaissances et constitue également une sorte de modèle réduit de la créativité, qui pourra être développé par la suite et appliqué à des questions plus complexes ou des projets de plus grande ampleur.

Par ailleurs, certains aspects du modèle représenté sur la Figure 19 peuvent jouer un rôle crucial dans le développement de la créativité sur le long terme. Comme cela a été évoqué plus haut (2.1.3. Futures études empiriques possibles, pp. 171-176), ce modèle peut rendre compte de l’acquisition de connaissances, en particulier à travers les circuits

d’exploration (g) et (h). Clairement, la situation optimale pour l’acquisition de connaissances nombreuses et variées, mais également approfondies, est synonyme de hauts scores sur les trois facteurs de désinhibition, activité et intellect. Si la Désinhibition et l’Activité sont trop faibles, peu d’exploration spontanée aura lieu, ce qui constituera un frein à l’acquisition de connaissances. La situation opposée, où l’Intellect est trop faible, mènera à de multiples explorations spontanées, et donc à une certaine diversité des connaissances, mais au risque que celles-ci restent très superficielles. De ces deux situations, aucune n’est préférable ; la situation préférable, bien sûr (et encore une fois) est celle de l’équilibre entre les trois facteurs.

Ces principes pourraient être utilisés dans des perspectives pédagogiques ou de développement de la créativité. On pourrait notamment concevoir des programmes d’éducations différenciés en fonction de certains profils : dans certains cas il faudrait chercher à augmenter l’étendue de l’exploration, dans d’autres la profondeur, dans d’autre encore les deux ensemble. Avant cela, il faudrait bien sûr procéder à une évaluation préalables afin d’identifier les différents profils et besoins de chaque personne. Ce genre d’évaluation pourrait être fait avec les mesures d’exploration discutées plus haut (p. 171).

S’il parait difficilement envisageable de modifier les niveaux d’étendue et de profondeur de l’exploration à travers des modifications de la personnalité ou de l’intelligence, des stratégies de régulation de l’humeur pourraient en revanche constituer un premier moyen d’arriver à ces fins. Par exemple, Thayer (1989, 1996) a montré qu’une brève activité physique (e.g., 30 minutes de marche rapide) avait tendance à provoquer, immédiatement après, une augmentation du niveau d’énergie (dimension d’activation de l’humeur). Or, on l’a vu dans la section 1.2.1. Personne (pp. 19-26), l’énergie et la bonne humeur sont associées aux comportements d’exploration et au traitement superficiel de l’information, ce qui semble rejoindre notre concept d’étendue de l’exploration. De plus, des dispositifs plus concrets et explicites pourrait être utilisés — encourager à ouvrir une page de dictionnaire au hasard, à feuilleter plusieurs livres dans la même journée, à suivre les hyperliens sur les pages de Wikipedia, etc.

Des principes similaires pourraient être utilisés pour stimuler la profondeur de l’exploration. Cette aptitude est sans doute plutôt favorisée par une humeur calme, par opposition à l’humeur excitée telle que celle évoquée ci-dessus. Or Thayer a également montré que ce genre d’état d’humeur peut aussi être atteint grâce à de l’activité physique. En effet, des activités d’endurance (e.g., deux heures de vélo) ont tendance a provoquer, quelques heures après la fin de l’effort, un état de calme et d’éveil (l’état d’humeur le plus agréable

selon Thayer). Couplé à d’autres dispositifs concrets (e.g., environnement calme, absence de bruit et de distraction), ce type d’état d’humeur permet sans doute de favoriser la profondeur de l’exploration. En résumé, les techniques permettant d’augmenter spécifiquement l’étendue de l’exploration sont toutes celles qui visent à augmenter l’excitation et le désordre ; alors que celles qui visent à augmenter la profondeur de l’exploration sont celles dont le but est d’augmenter le calme et l’organisation (voir aussi Tableau 13, p. 179).

Par ailleurs, un autre aspect qu’il pourrait être important de favoriser pour stimuler la créativité est celui de variabilité intra-individuelle. En effet, nous avons vu dans l’article 2 que les étudiants qui étaient le plus variables sur Génération étaient ceux qui avaient tendance, en moyenne, à réaliser les productions considérées comme les plus créatives. Ces résultats sont à rapprocher d’une autre étude dans laquelle il a été mis en évidence que les enfants qui, dans une tâche de pensée divergente, avait une forte variabilité intra-individuelle dans la créativité de leurs idées étaient également ceux qui, en moyenne, proposaient le plus grand nombre d’idées créatives (Fürst, Lubart, & Ghisletta, 2010). Cet ensemble de résultats rejoint d’autres travaux plus classiques qui montrent que la créativité est positivement associée à la variabilité de l’attention (Martindale, 1995; Vartanian, 2009). Plus concrètement, basé sur ces travaux, une recommandation pour augmenter la créativité pourrait être d’alterner le plus possible entre de brèves phases de Génération et de brèves phases de Sélection, en sorte d’évaluer constamment les idées afin de trouver leur faiblesses, pour à nouveau en produire d’autres, qui seront évaluées à nouveau, etc. Une telle approche permet d’éviter de se retrouver bloqué dans des « minimum locaux » (i.e., croire qu’une certaine idée est assez bonne alors qu’elle peut être fortement amélioré, ou croire qu’une limitation est rédhibitoire à la réalisation d’un projet alors que des solutions peuvent être trouvées).

En tous les cas, d’une manière générale, la perspective développée ici suggère fortement qu’en aucun cas un programme d’éducation ou de stimulation de la créativité ne devrait se contenter de recommander des techniques de type brainstorming. Le rôle crucial du facteur de Sélection a été mis en évidence à plusieurs reprises (i.e., effet direct sur la qualité des productions, effet interactif avec Génération sur la créativité globale). Ainsi, on ne pourrait recommander d’augmenter Génération que dans la mesure où on augmente Sélection en proportion égale. Comme pour les facteurs de personnalité évoqués plus haut, tout déséquilibre est défavorable.

De plus, nous avons vu également dans les articles 2 et 3, que tout au long d’un travail créatif, il semble plus judicieux d’implémenter certains patterns de Génération et Sélection plutôt que d’autres. Si plusieurs patterns ont mené à une créativité similaire (e.g., forte

Génération constante doublé d’une croissance de Sélection ; Génération décroissante doublé d’une forte Sélection constante) plusieurs patterns se sont avérés en revanche peu favorables.

Par exemple, utiliser Génération et Sélection au maximum tout au long du processus ne semble pas très efficace. Dans cette perspective, il serait en pratique sans doute toujours utile de définir (au moins dans les grandes lignes) le projet créatif le tôt possible, afin de savoir quelles sont les contraintes de temps associés à sa réalisation. Une mauvaise estimation du temps à disposition peut mener à des patterns défavorables, comme par exemple si trop peu d’idée sont générées en début du projet ou si trop peu sont sélectionnées à la fin. Dans ce contexte, la précipitation en début de projet ou les restructurations massives après une phase d’élaboration importante peuvent représenter un risque non négligeable pour la créativité.

Pour éviter ces difficultés, les questions à se poser à différentes étapes de développement — proposées par l’approche CPS (cf. section 3.2.1. Approche « creative problem solving », pp.

54-56) — peuvent sans doute être d’une aide précieuse.

Enfin, pour des applications pratiques en entreprise, il serait envisageable d’utiliser la mesure des variables représentées sur la Figure 19 pour embaucher des personnes avec un fort potentiel créatif. En effet, selon la théorie développée ici, une personne qui a un haut score sur toutes ces variables devrait être très créative. Il est certainement possible de mesurer ces variables avec une batterie de tests et/ou un entretien d’une durée d’une heure ou moins. Mais c’est une perspective à laquelle plusieurs nuances importantes doivent être apportées. Tout d’abord, comme cela a déjà été mentionné, tout déséquilibre majeur entre les scores serait à proscrire. Des scores très hauts de Désinhibition par exemple, ne sont utiles que si les scores d’Activité et d’Intellect sont similairement élevés, sans quoi la personne en question risque de n’être qu’un facteur de désordre non constructif dans l’entreprise. De plus, une telle sélection ne serait jamais déterministe mais probabiliste ; en d’autres termes, cette sélection ne garantirait pas nécessairement une forte créativité chez cette personne, mais simplement une probabilité plus forte que cette personne soit créative. C’est une nuance majeure. En raison des nombreuses interactions entre facteurs évoqués déjà de nombreuses fois, un profil quasi parfait peut être réduit à néant avec un seul détail. Par exemple, une personne avec un tel profil idéal mais qui n’est pas motivé par le travail qu’on lui propose ne sera sans doute jamais créative. L’inverse, évidemment, est vrai aussi. Ainsi, un tel outil ne pourrait être utilisé que par des personnes expérimentées en recrutement, car il serait crucial de considérer d’autres facteurs non pris en compte dans un outil tel que celui évoqué ci-dessus (e.g., compatibilité entre les personnes qui composent une équipe).