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Vers un modèle de la personnalité et de la créativité

Chapitre 1 : Introduction générale

2. Créativité et personnalité

2.3. Vers un modèle de la personnalité et de la créativité

Maintenant que nous avons une vue d’ensemble des principaux facteurs de personnalité, nous allons tâcher d’élaborer une synthèse de ce que nous avons vu jusqu’ici et

de proposer les premiers éléments d’un modèle des relations entre la personnalité et la créativité, qui sera repris dans la section 4. Un modèle intégratif de la créativité, p. 57.

2.3.1. Psychoticisme et créativité

Dans les années 90, Hans Eysenck a proposé une théorie intégrant la personnalité et la créativité, basée sur le concept de Psychoticisme (P). D’une manière générale d’abord, Eysenck (e.g., 1992b) a défini le P à partir de tendances à être agressif, froid, impersonnel, égocentrique, impulsif, antisocial, borné (tough-minded) et peu empathique. Ensuite, Eysenck (1993, 1995) a élaboré sa théorie du lien positif entre créativité et psychoticisme.

D’un point de vue cognitif, le P serait surtout lié à la créativité à travers l’originalité des associations d’idées, c’est-à-dire leur caractère rare, inhabituel ou improbable. D’après Eysenck, le P prédisposerait aux associations originales à travers le mécanisme de pensée surinclusive (overinclusive thinking) ou mécanisme de faible gradient associatif. Ce gradient associatif caractérise la force des liens entre des concepts de différentes catégories : plus ce gradient est raide ou vertical, plus les associations sont banales et la pensée peu flexible ; à l’inverse, plus le gradient tend à être plat ou horizontal et plus les associations tendent à être originales et inhabituelles (voir aussi Mednick, 1962). Ce mécanisme, très présent dans les pathologies de type psychotique telles que la schizophrénie ou la manie, est associé à des frontières floues entre les concepts, ce qui implique une probabilité plus élevée de mélanger des idées conceptuellement éloignées. D’un point de vue développemental, Eysenck suggère que ce mécanisme — a priori normal, sauf quand il atteint des niveaux extrêmes — trouve son origine dans une faible inhibition de l’information non pertinente au cours de l’apprentissage. En d’autres termes, le P impliquerait un faible filtrage de l’information périphérique au cours d’une tâche cognitive. Enfin, d’un point de vue comportemental, le P serait aussi favorable à la créativité à travers les traits de combativité et de non-conformisme qu’il implique.

Bien que probablement pas suffisante en elle-même12, cette théorie a l’avantage de synthétiser les principaux résultats concernant le lien entre créativité et C d’une part et entre créativité et A d’autre part : C et A sont en lien négatif avec la créativité (vu ci-dessus, 2.1.2.

12 Eysenck (1995) évoque plusieurs fois des travaux qui mettent en évidence le rôle de la motivation, de l’énergie ou encore de la diversité des connaissances. Or le P n’est pas positivement lié à ces variables. Eysenck suggère par ailleurs qu’une grande force de caractère (ego strength) soit nécessaire pour contrecarré les effets potentiellement délétère du P, mais ce point est peu développé. Ainsi, d’autres variables ou facteurs sont vraisemblablement nécessaire à une théorie plus complète de la créativité et de la personnalité.

Liens entre les cinq facteurs et la créativité, p. 40), or P est en lien négatif avec C et A (vu plus haut également, 2.2. Modèles de la personnalité plus parcimonieux, p. 42), donc P est en lien positif avec la créativité. Empiriquement, P a en effet été très souvent trouvé en corrélation positive avec de nombreux types de créativité (Batey & Furnham, 2006; Feist, 1998). Une méta-analyse récente (Acar & Runco, 2012) a montré que le Psychoticisme était bien lié à la créativité et en particulier à l’originalité comme postulé par Eysenck.

2.3.2. Stabilité et créativité

Nous allons maintenant voir s’il est possible de synthétiser les liens entre neuroticisme et créativité ainsi qu’entre psychoticisme et créativité à l’aide du facteur de second-ordre Stabilité. En regroupant trois traits des modèles en cinq facteurs (N, A et C ; Figure 2) ce facteur propose une synthèse extrêmement ambitieuse. Pour ce qui nous concerne, le facteur de Stabilité est séduisant car il pourrait avoir une grande pertinence dans le domaine de la créativité artistique. En effet, la Stabilité devrait être négativement liée à la créativité artistique ; être instable, c’est-à-dire nerveux, peu agréable et peu consciencieux, devrait fournir un avantage dans les arts. Bien que cela soit peut-être un peu caricatural, c’est tout à fait cohérent avec les résultats discutés plus haut (2.1.2. Liens entre les cinq facteurs et la créativité, p. 40). Cependant, il y a plusieurs problèmes avec une telle perspective.

Premièrement, cette image simpliste du lien entre art et instabilité, bien qu’en partie défendable par des faits empiriques, a également des limites importantes. En effet, l’instabilité en général, et plus spécifiquement le N, sont associés à de nombreuses psychopathologies, anxiété et dépression en particulier (Kotov, Gamez, Schmidt, & Watson, 2010). Or, même si débat séculaire sur le lien entre créativité et santé mental est loin d’être clos, des études récentes suggèrent que certaines pathologies — justement l’anxiété et la dépression — soient peu associées à la créativité (Silvia & Kaufman, 2010; Silvia & Kimbrel, 2010). Les études qui mettent en évidence un lien entre psychopathologie et créativité pointent plutôt vers des troubles tels que l’hypomanie, la cyclothymie ou la schizotypie (Batey & Furnham, 2008;

Furnham, Batey, Anand, & Manfield, 2008; Kinney et al., 2001; Richards et al., 1988;

Schuldberg, 2000). Ces troubles, bien qu’associés à des niveaux élevés de N, sont aussi et surtout caractérisés par des niveaux élevés d’extraversion et/ou de psychoticisme (e.g., Eysenck, 1995; Furnham et al., 2008; Meyer, 2002). Ainsi, pour la recherche sur la créativité, il semble peu judicieux de regrouper A, C, et N sous un même facteur de Stabilité, car la pertinence de N pour la créativité n’est décidément pas évidente.

Deuxièmement, pour la créativité scientifique les choses seraient encore plus compliquées. Si les scientifiques ont tendance à avoir des scores bas sur A et C — encore que pour C ce ne soit pas si simple (cf. 2.1.2. Liens entre les cinq facteurs et la créativité, p. 40)

—, ils ont aussi tendance à avoir des scores bas sur N. Or ce pattern de résultats ne correspond pas aux spécifications du facteur de Stabilité, qui implique que des personnes basses sur A et C soient, en moyenne, hautes sur N. Par conséquent, en utilisant le facteur de Stabilité dans un modèle général des relations entre créativité et personnalité on perdrait une nuance importante dans les différences entre domaines. Enfin, d’une manière plus générale, le facteur C n'est pas très bien expliqué par le facteur de Stabilité. En effet, la plupart de la variance de C reste spécifique à C et ne contribue pas beaucoup à l'estimation de la Stabilité, qui reste avant tout définie par N comme nous l’avons vu précédemment. Finalement, la synthèse offerte par le facteur de Stabilité est peut-être trop ambitieuse ; trop d’information spécifique est perdue et l’information générale est trop proche de celle amenée par N.

2.3.3. Plasticité et créativité

En regroupant les facteurs E et O, la Plasticité permet de modéliser d’une façon très synthétique les relations entre personnalité et créativité. Les liens entre Plasticité et créativité ont rarement été étudiés, mais ils sont probablement nombreux puisqu’E et O sont deux facteurs importants pour la créativité. Des résultats récents ont montré que la Plasticité est en effet fortement et positivement liée à diverses mesures de la créativité de tous les jours (Silvia, Nusbaum, Berg, Martin, & O’Connor, 2009). Bien que cette étude soit la seule à avoir testée directement ce lien entre Plasticité et créativité, les arguments indirects (à travers les liens positifs entre O, E et la créativité) en faveur de la force de ce lien ne manquent pas.

En ce qui concerne E, nous avons vu plus haut que ce facteur est notamment associé à la dominance, la recherche de nouveauté et l’affect positif, qui sont autant de variables connues pour leurs liens positifs avec plusieurs aspects de la créativité (Baas et al., 2008;

Chávez-Eakle, Eakle, & Cruz-Fuentes, 2012; Feist, 1998). De plus, E est aussi connu pour ses liens positifs avec le système dopaminergique, qui régule la motivation en général et les comportements d’approches et d’exploration en particulier (e.g., Depue & Collins, 1999). Il s’agit là de caractéristiques très proches de celles de la Plasticité décrite par DeYoung et al.

(2002). Ces résultats peuvent être étayés avec des découvertes récentes qui montrent que le facteur O est également en lien positif avec la dopamine (DeYoung et al., 2011). O est d’ailleurs également liée à la curiosité et à l’exploration, ainsi qu’à un goût marqué pour les activités intellectuelles et l’imagination (e.g., McCrae & Costa, 1997b). Ainsi, la Plasticité

semble précisément regrouper les aspects des facteurs O et E pertinents pour la créativité : approche, exploration, énergie.

Enfin, E et O peuvent être rapprochés du concept d’inspiration. Thrash et Elliot (2003) ont trouvé plusieurs corrélations positives et élevé entre O, E, l'affect positif, la motivation intrinsèque et la créativité d'une part, et l'inspiration de l'autre. L’inspiration est définie par Thrash et Elliot à partir de trois notions clés : la motivation (l’inspiration implique de l’énergie et une certaine direction du comportement), l’évocation (l’inspiration est évoquée plutôt qu’initiée directement à travers la volonté) et la transcendance (l’inspiration se situe au-delà des préoccupations ordinaires). Pour ce qui nous intéresse ici nous retiendrons surtout deux points : (1) l’énergie est un aspect important de l’extraversion, et (2) la transcendance est un aspect important de l’ouverture (DeFruyt, Wiele, & Heeringen, 2000). Ainsi, en étant à la fois liée à l’extraversion et l’ouverture, l’inspiration devrait donc être proche de la Plasticité.

2.3.4. Synthèse sur la créativité et la personnalité

En résumé, nous avons vu dans cette section que (1) le P d’Eysenck (faible A et C en termes du Big Five) était un facteur important mais non suffisant pour modéliser les liens entre créativité et personnalité ; (2) le facteur Stabilité (faible P et N) était trop général et peu pertinent pour notre propos (à causes des ambiguïtés et spécificités de N) ; (3) le facteur de Plasticité (haut E et O) en revanche a été défini comme extrêmement pertinent et étendu de sorte à inclure l’inspiration ; (4) le facteur C, au-delà de sa variance partagée avec le P et la Stabilité, joue probablement un rôle positif pour l’accomplissement créatif à travers des traits tels que l’ambition, la volonté de travailler, la persévérance ou encore l'organisation et l'efficacité dans le travail. Ces éléments seront développés et articulés dans la dernière section (4. Un modèle intégratif de la créativité, p. 57) où trois facteurs seront proposés pour rendre compte des liens entre personnalité et créativité (processus en particulier) : (1) Plasticité (forts E, O et inspiration) ; (2) Divergence (faibles C et A, fort P et non-conformisme) ; (3) Convergence (forte motivation, niveau d’exigence et persévérance). Mais avant cela, il est nécessaire d’analyser les variables liées au processus créatif.