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Processus cognitifs et attentionnels

1.4. Facteurs de risque et facteurs de maintien

1.4.3. Facteurs psychologiques

1.4.3.1. Processus cognitifs et attentionnels

La définition ou opérationnalisation individuelle d’« être en bonne santé » est très subjective. La conception que nous en avons va influencer les pensées et actions y relatives. Deux types de problèmes peuvent émerger de nos représentations de la santé : minimiser ou négliger un problème grave, ou, au contraire, surinvestir un problème mineur. Les sensations corporelles sont

des phénomènes normaux, que toute personne vivante ressent quotidiennement, p. ex. les sensations liées à la digestion, à la respiration ou à la circulation sanguine. Ces expériences communes n’attirent généralement pas l’attention. Or, certaines personnes ont une conception « restreinte » de la santé (Rief, Hiller, & Margraf, 1998), avec des croyances centrales comme « une bonne santé est l’absence de sensations corporelles » ou « les sensations corporelles sont

les symptômes d’une maladie ». Ces croyances peuvent entraîner des processus cognitifs de type

« tout ou rien », que Beck et collègues (Winterowd et al., 2003) nomment la « pensée dichotomique », avec pour conséquence p. ex. la conviction d’être atteint d’une maladie grave à partir d’un symptôme isolé. Nos représentations de la santé et des symptômes sont facilement biaisées et peuvent pousser à la recherche d’autres symptômes congruents. Lorsqu’on construit mentalement la représentation d’un symptôme (« mal de tête »), on y incorpore un certain nombre de significations puisqu’un label (« migraine ») renvoie à d’autres symptômes consistants au label (« sensibilité à la lumière »), et contient des informations telles la durée attendue du symptôme, ses conséquences potentielles ou le type de traitement nécessaire.

Pensée catastrophique

Les patients souffrant de Troubles somatoformes interprètent leurs sensations corporelles comme indicatrices d’une catastrophe, ce qu’on appelle parfois la « catastrophisation » (Sullivan, 1995). Sullivan a opérationnalisé ce concept sous la forme d’une échelle, la Pain

Catastrophizing Scale, comprenant les facettes de rumination sur le symptôme, de magnification

du symptôme, et de détresse, toutes trois démontrant le travail cognitif qui peut être opéré à partir de la détection voire de l’anticipation d’un symptôme corporel. Les sensations corporelles deviennent ainsi un signal de danger (Marcus, 1999). Ce type de croyances biaisées relatives à l’interprétation catastrophique des symptômes est p. ex. spécifique à l’hypocondrie, relativement au trouble panique ou à l’anxiété généralisée (Marcus & Church, 2003). Non seulement les patients hypocondriaques, mais aussi ceux souffrant d’un trouble somatisation ont des cognitions catastrophiques relatives aux symptômes corporels (d’après le questionnaire CABAH, Rief et al., 1998). On observe aussi chez les patients ayant un trouble somatoforme un biais mnésique en faveur des informations liées à la douleur (Pauli & Alpers, 2002; Salkovskis, 1998). De plus, certaines personnes peuvent avoir une conception négative de leur corps, avec la conviction d’être faibles physiquement ou de ne pas tolérer l’effort.

Mentionnons aussi ici que l’anxiété pour sa santé (health anxiety), relativement commune dans la population générale (près de 10%) est aussi un facteur associé au Troubles somatoformes (Rief & Broadbent, 2007).

Processus attentifs et amplification des sensations somatiques

Des processus attentionnels sont à l’œuvre dans la perception des sensations et symptômes physiques. D’après Pennebaker (2000), les indicateurs sensoriels (internes) et environnementaux (externes) se disputent perpétuellement l’attention : lorsque les sources attentionnelles externes

augmentent en nombre ou en intensité, l’organisme est moins attentif à ses stimuli internes, et vice versa. C’est pourquoi, lorsqu’une personne est dans un environnement pauvre en stimulations (p. ex. lors de tâches répétitives et ennuyeuses, pendant une période d’alitement ou si elle a peu d’activités et de contacts sociaux) elle sera plus attentive à ses sensations internes et aux symptômes somatiques. C’est d’ailleurs une explication possible aux comorbidités fréquentes entre les MUS et la dépression (section 1.3.). Alors que l’observation et la perception des symptômes sont adaptatives lors de maladie, une attention excessive sur ses sensations corporelles peut avoir des effets négatifs (Rief & Broadbent, 2007). D’ailleurs, une stratégie d’autorégulation généralement enseignée aux patients est la distraction : apprendre à focaliser son attention sur des détails de l’environnement extérieur (p. ex. décrire en détail tout le mobilier d’une pièce) (Woolfolk & Allen, 2007).

En plus de ce processus attentionnel de base, croire que la santé est équivalente à l’absence de symptôme peut favoriser le développement d’un style cognitif dit d’« amplification somatique ». Certaines personnes ont une disposition particulière envers certaines perceptions et cognitions : les individus qui somatisent perçoivent des sensations corporelles normales comme inhabituellement intenses, nocives et perturbantes et sont sensibles à la fois aux sensations somatiques normatives et ambiguës (Aronson, Feldman Barrett, & Quigley, 2001; Duddu, Isaac, & Chaturvedi, 2006). Le concept de somatosensory amplification, développé par Barsky dans les années 90 (Asmundson, Taylor, & Cox, 2001; Cathébras, 2006; Stretton & Salovey, 1998), réfère à une certaine disposition perceptive qui serait un facteur central prédisposant aux symptômes fonctionnels et à l’anxiété pour sa santé. Il tient compte de la variabilité interindividuelle en termes de sensibilité aux sensations corporelles et permet de comprendre pourquoi les mêmes sensations peuvent être perçues et interprétées différemment. L’amplification somatique doit être considérée dans une optique dimensionnelle, c’est-à-dire que cette tendance peut-être plus ou moins prédominante selon les individus. Cette « anomalie perceptive et/ou cognitive » implique à la fois l’amplification des sensations (due à une hypervigilance somatique et à une focalisation sur ses sensations), une certaine tendance à sélectionner et à se concentrer sur certaines sensations légères ou peu fréquentes, et une tendance à interpréter de manière erronée ses sensations, notamment à leur attribuer des causes somatiques, ce qui en fait des indicateurs de maladie (Duddu et al., 2006). Cette composante d’évaluation cognitive met l’individu en état d’alerte lorsqu’il perçoit un symptôme et sert d’intermédiaire entre la perception des sensations corporelles et les craintes et comportements liés à la maladie (Nakao & Barsky, 2007). Bien que le style cognitif d’amplification somatique soit un facteur de risque pour la présentation de symptômes somatiques, il n’est pas spécifique aux Troubles somatoformes ; on l’observe dans différentes populations cliniques. De plus, ce modèle a été formulé à l’origine pour expliquer l’hypocondrie, pas les symptômes physiques fonctionnels (Rief & Broadbent, 2007). D’autres facteurs contribuent à la présentation de symptômes somatiques, notamment l’anxiété, la dépression, l’alexithymie, pour n’en citer que quelques uns (Duddu et al., 2006).

Attributions causales

L’attribution d’une certaine cause aux symptômes est un concept central des modèles de développement et de maintien des symptômes physiques sans explication médicale. Les attributions causales, qu’elles soient somatiques, psychologiques (lieu de contrôle interne/aspects dispositionnels) ou environnementales/normalisantes (lieu de contrôle externe/aspects situationnels) sont l’explication qu’une personne fait de ses symptômes physiques (Robbins & Kirmayer, 1991). Selon la théorie de Rotter (1954, cité par Wallston, 1992), appliquée au domaine somatique, nos attributions dépendent de facteurs tels notre personnalité, nos expériences antérieures ou nos émotions : confrontés à la même expérience, différents individus montreront des préférences particulières pour l’un ou l’autre type d’explication causale (Duddu et al., 2006). Des choix d’actions découlent des attributions (recherche de soins, communication des symptômes, observance du traitement) et peuvent ensuite les renforcer (Cathébras, 2006). Une migraine attribuée à une cause somatique peut évoquer une tumeur, mais si elle est attribuée à une cause psychologique elle peut être le fruit d’une surcharge de tensions au travail, et, si elle est attribuée à une cause environnementale, elle est plutôt conséquente au bruit des travaux à côté du bureau. On a cependant démontré que les personnes qui consultent souvent des médecins font moins d’attributions « normalisantes ». Alors qu’un style d’attribution plutôt psychologique prédit la présentation d’un plus grand nombre de symptômes psychologiques, les attributions somatiques prédisent la fréquence de plaintes somatiques vagues et inexpliquées (Robbins & Kirmayer, 1991, cités par Duddu et al., 2006). Par ex., les patients souffrant du syndrome de fatigue chronique attribuent principalement une cause somatique à leurs symptômes (Butler, Chalder, & Wessely, 2001). Ces mêmes symptômes sont aussi attribués à des causes somatiques par les conjoints de ces patients qui, pourtant, concernant leurs propres symptômes, font majoritairement des attributions normalisantes. Il semble ainsi qu’en mettant en avant des attributions somatiques plutôt que psychosociales, la personne souffrant de symptômes fonctionnels souhaite éviter la culpabilité et le blâme. Ce type d’attribution pourrait préserver l’estime de soi face aux symptômes fonctionnels (et c’est peut- être la raison pour laquelle les conjoints tendent à attribuer différemment leurs propres symptômes et ceux de la personne malade). Plusieurs études démontrent que les personnes qui font plus d’attributions somatiques que psychologiques rapportent moins de détresse (voir la revue de Duddu et al., 2006). Cependant, malgré cette fonction adaptative, lors de situations chroniques et invalidantes, ce type d’attribution risque de maintenir les symptômes en favorisant des comportements inadaptés tels le repos prolongé ou la recherche de réassurance médicale. La conséquence des attributions doit d’ailleurs faire partie intégrante du concept d’attribution causale (Rief, Nanke, Emmerich, Bender, & Zech, 2004). Plutôt que de le voir comme composé de trois types de causalités distinctes, ce concept peut être vu comme un processus

multidimensionnel1. En effet, la majorité des patients font plusieurs attributions pour leurs

symptômes : les patients avec des Troubles somatoformes « purs » les attribuent plus volontiers à une vulnérabilité individuelle ou à une cause organique, alors que ceux qui ont une dépression comorbide leur attribuent plus facilement des causes psychologiques. Mais globalement, plus les patients ont de symptômes somatoformes, plus ils considèrent d’explications (Rief & Broadbent, 2007). Les attributions de type organique favorisent des comportements de maladie spécifiques (recherche d’aide médicale et vérification du diagnostic, plaintes) (Rief et al., 2004).

L’attribution d’une cause somatique à ses propres symptômes, infirmée par les examens médicaux et les médecins, fait partie implicitement de la définition des symptômes médicalement

inexpliqués. La somatisation peut ainsi être considérée d’une part comme un conflit entre les

attributions du patient et celles des médecins, le patient montrant un biais envers l’attribution somatique, d’autre part comme une incapacité à envisager des explications normalisantes face à des symptômes ou sensations physiques inhabituelles (Cathébras, 2006).