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Naissance et définition du concept

2.4. L’alexithymie, un déficit de la symbolisation de l’émotion

2.4.1. Naissance et définition du concept

Les relations entre personnalité, émotions et santé ont toujours fasciné les scientifiques. Au début du XXème siècle, le courant psychanalytique propose que des conflits inconscients provoquent des

états d’activation émotionnelle chronique qui, à leur tour, perturbent les fonctions physiologiques et déclenchent des maladies18 (Taylor, Bagby, & Parker, 1991). C’est auprès de patients souffrant

de maladies dites psychosomatiques que sont faites les premières observations des caractéristiques de ce qu’on appelle par la suite l’alexithymie. McLean décrit des patients montrant un déficit au niveau de l’expression verbale de leur expérience émotionnelle et qui souffrent selon lui d’une perturbation du traitement cognitif des émotions et non pas d’un conflit intrapsychique (McLean, 1949, cité par Vorst & Bermond, 2001). Ces caractéristiques du traitement émotionnel sont ensuite observées chez d’autres patients, souffrant notamment de syndromes de stress post-traumatique (p. ex. Ruesch, 1948 ou Krystal, 1968, cités par Vorst & Bermond, 2001). A ces premières observations s’ajoutent celles des psychanalystes français Marty et De M’Uzan (1963, cités par Taylor et al., 1997), qui décrivent chez des patients souffrant de maladies physiques un style de pensée concret (préoccupation pour les « choses » ou les faits concrets au détriment des relations objectales) et un manque de fantaisie et de pensée abstraite (concept de « pensée opératoire »). Némiah et Sifnéos (1970, cités par Vorst & Bermond, 2001) font une analyse plus systématique des styles affectifs et cognitifs des patients souffrant de maladies psychosomatiques. Le terme alexithymie, du grec « a-, lexis, thymos » (litt. l’absence de mot pour ses sentiments), est introduit par Sifnéos en 1973 (Taylor, 2000). Ce construit dénote un déficit prenant la forme d’une perturbation spécifique du traitement cognitif et de la régulation des

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émotions. Elle se caractérise par (1) une certaine diminution voire absence d’engagement dans des activités imaginaires ou fantasmatiques, (2) une diminution du ressenti conscient de ses émotions, (3) une difficulté à décrire ses émotions, (4) une difficulté à identifier ses émotions, ainsi qu’une (5) propension accrue à avoir un style cognitif orienté vers l’extérieur, concret (pensée opératoire) (Nemiah & Sifneos, 1970, cités par Bailey & Henry, 2007). L’alexithymie est donc un déficit du traitement cognitif des émotions, non pas un style défensif (Lumley, Neely, & Burger, 2007). Ce concept est approfondi par le groupe de Taylor, Bagby, et Parker qui travaille depuis les années 80 sur des composantes proches de celles proposées par Nemiah et Sifnéos : le ressenti, l’identification, la verbalisation, la fantaisie et la pensée opératoire. La notion de difficulté à identifier ses émotions suggère que l’absence de conscience des émotions n’est pas absolue, mais résulte plutôt de sentiments émotionnels vagues qui ne peuvent être différenciés.

Tel que finalement définit par Taylor et al. (1997), le construit d’alexithymie a les quatre caractéristiques primaires suivantes :

 Difficulté à identifier ses sentiments et à distinguer entre les sentiments et les sensations corporelles de l’activation émotionnelle

 Difficulté à décrire ses sentiments à autrui

 Style de pensée concret, orienté vers l’extérieur, lié au stimulus  Activité imaginaire réduite, pauvreté des rêveries

Taylor et al. (1997) soulignent toutefois que les individus alexithymiques peuvent sembler contredire cette définition en ressentant souvent de la dysphorie, mais que les interroger à ce sujet révèle qu’ils savent peu de choses quant à leurs propres sentiments et sont, dans la plupart des cas, incapables de les lier à des souvenirs, des rêveries ou des situations spécifiques (Taylor et al., 1997). La difficulté d’identification des affects représente une rupture qui se situe entre la deuxième étape et la troisième étape du processus d’expression d’une émotion, entre la conscience d’une activation corporelle et sa reconnaissance comme liée à l’activation émotionnelle (Kennedy-Moore & Watson, 1999, voir section 2.3.2). Elle se traduit, selon Taylor et al. (1997), par l’utilisation chez les personnes alexithymiques de symptômes physiques pour décrire des émotions et par des préoccupations pour son corps et son fonctionnement physiologique adéquat (Haviland & Reise, 1996). Ces personnes sont d’ailleurs décrites comme ayant un vocabulaire affectif limité et une propension aux maladies psychosomatiques (Taylor & Doody, 1985). Leur difficulté à associer l’imagerie ou des pensées à des états émotionnels particuliers les pousse à se concentrer sur leur composante somatique, c’est pourquoi il apparaît que ces individus n’ont « pas de mot pour communiquer leur émotion ». Dans des situations émotionnelles, interrogés sur leur ressenti, ils peuvent être confus (« je ne sais pas »), donner des réponses vagues ou simples (« je me sens mal »), rapporter un état corporel (« j'ai mal au ventre »), ou parler de comportements (« je pourrais donner un coup dans le mur ») (Lumley et al., 2007). Ce déficit au niveau de la conscience et de la communication des émotions fait non seulement obstacle à leur régulation individuelle, mais aussi à leur régulation interpersonnelle. Les

personnes alexithymiques sont d’ailleurs décrites comme froides ou évitant les relations trop proches (Haviland & Reise, 1996). La capacité limitée à moduler ses émotions par la rêverie, l’imagination ou le jeu complexifie aussi la régulation émotionnelle chez les personnes alexithymiques (Taylor, 2000). Ces patients, en thérapie psychodynamique, sont vus comme improductifs, sans imagination, ennuyeux, et l'établissement de l'alliance thérapeutique est difficile. Ils ont aussi parfois tendance à se centrer sur les sensations somatiques accompagnant l’activation émotionnelle et à décharger cette tension par des comportements impulsifs ou compulsifs (Luminet, Vermeulen, Demaret, Taylor, & Bagby, 2006).

L’alexithymie est considérée comme un déficit cognitif et se distribue normalement à la manière d’un trait de personnalité (Salminen, Saarijärvi, Toikka, Kauhanen, & Äärelä, 2006). Elle est le plus souvent conceptualisée comme un trait (primaire), mais peut aussi refléter une tendance spécifique, transitoire, liée à un stress ou à un état psychopathologique (alexithymie secondaire) (Lumley et al., 2007; Taylor, 2000). Lumley et al. (2007) proposent d’aller au-delà de cette distinction et de la considérer comme une manifestation incluant à la fois des composantes de type trait et des composantes de type état, reflétant l’affect et des variables situationnelles actuelles pouvant influencer les capacités de traitement cognitif et affectif, l’équilibre entre ces deux composantes relevant des différences individuelles. On peut aussi éventuellement la concevoir comme une stratégie de coping des personnes ayant des perceptions physiques et psychiques menaçantes (Rief & Broadbent, 2007), ou comme une déconnection entre les différentes composantes du traitement émotionnel, la conscience des états subjectifs étant déconnectée des autres composantes de la réponse émotionnelle (Berenbaum et al., 2003).

L’utilisation de seuils critiques d’alexithymie a permis de réaliser des études de prévalence qui ont montré qu’elle est fréquente dans de nombreux troubles tels que la dépression, les abus de substances, les troubles alimentaires et les Troubles somatoformes, estimée globalement à plus de 30% des patients en psychiatrie (Todarello, Taylor, Parker, & Fanelli, 1995). Elle est fréquente chez les personnes ayant vécu des traumatismes ou souffrant de maladies physiques graves menaçant leur intégrité corporelle (Rief & Broadbent, 2007), mais aussi chez les patients souffrant de douleurs lombaires chroniques (Mehling & Krause, 2005) et concerne même 50% des patients hypertendus (Todarello et al., 1995) et somatisants (Cox et al., 1994, cité par De Gucht & Heiser, 2003). Dans la population générale, on estime sa prévalence à environ 10% (Mattila, Salminen, Nummi, & Joukamaa, 2006) avec une prédominance masculine qui augmente avec l’âge chez les adultes. Chez les adolescents, la prévalence est par contre plus élevée et diminue au cours de cette période de maturation, soulignant qu’il faut considérer l’alexithymie dans une perspective développementale (Zimmermann, Quartier, Bernard, Salamin, & Maggiori, 2007).

Le concept d’alexithymie fait l’objet d’un nombre croissant de recherches : une simple recherche dans psycINFO en août 2009 avec le mot clé « alexithymia » donne 1950 résultats, dont plus de la moitié sont postérieurs à 1997. Le développement et le succès du questionnaire Toronto

al., 1994 ; Taylor et al., 1997 ; Taylor, Bagby, & Parker, 2003) a favorisé la construction d’un ensemble de recherches relativement cohérentes et comparables entre elles.