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Concevoir les émotions : deux approches complémentaires

2.2.1. Joie, colère, peur… des mots pour décrire une émotion : l’approche

discrète

Combien y a-t-il d’émotions ? Y a-t-il des émotions de base qui, en se combinant créent des émotions plus complexes, à la manière des couleurs primaires ? C’est à ces questions que se sont attelés les tenants de l’approche discrète des émotions.

Darwin, dont les premiers travaux sont inscrits dans sa vision évolutionniste, écrit en 1872 (cité par Taylor et al., 1997) « The expression of the emotions in man and animals » et souligne l’universalité de certaines émotions et de leur expression. Il propose que ces émotions, observables chez des individus de tous les âges, sexes, cultures, voire chez certains primates, soient dites « primaires » (p. ex. la peur, la joie, la colère, le dégoût, la tristesse). Ces émotions sont innées, résultent de l’action directe du système nerveux central et se manifestent par des patterns distincts d’expressions faciales et posturales. Il souligne aussi l’importance du système de réponse émotionnelle pour l’adaptation et la survie de l’espèce, notamment grâce à sa fonction communicative, nécessaire à l’adaptation sociale et à la construction de liens entre les individus, dès les premières interactions entre une mère et son enfant.

Tomkins, Plutchik, Ekman et Izard s’inscrivent dans ce courant évolutionniste et proposent tous un certain nombre relativement restreint d’émotions de base. Tomkins, dans les années 60 (Taylor et al., 1997) propose que les affects sont un système de motivation biologique inné, primaire. Il identifie huit affects innés, caractérisés par des expressions faciales distinctes, qui peuvent varier en intensité. Plutchik, dans les années 80, conceptualise les émotions comme un mécanisme adaptatif, qui s’est développé au cours de l’évolution de l’espèce. Selon lui les émotions ont une base génétique, et comme Tomkins, il propose un nombre relativement limité d’émotions primaires. Ekman (1992, cité par Power & Dalgleish, 1998) suggère quant à lui une série de caractéristiques distinguant les émotions de base : des signaux universels comme les expressions faciales, une physiologie spécifique, la présence de ces émotions chez les primates, une survenue rapide, automatique, involontaire et une durée brève, une évaluation automatique et des événements antécédents distincts, liés à des buts centraux, partagés par les différentes cultures. Izard (Izard, 1977) propose la théorie différentielle des émotions (differential emotions

theory). Il tente de lier les processus émotionnels à d’autres sous-systèmes de la personnalité,

aux cognitions, ainsi qu’à des aspects neurophysiologiques. Il propose neuf émotions de base : surprise, intérêt, plaisir, tristesse, colère, dégoût, mépris, peur, honte, culpabilité. Il réduit par la suite sa liste à six émotions de base : intérêt, joie/plaisir, tristesse, colère, dégoût et peur (Izard, 2007). Chacune est fondamentale car elle a un substrat neuronal inné, une expression faciale

caractéristique (et parfois une réponse corporelle) et une qualité subjective unique. Ces émotions fondamentales motivent et organisent le comportement, ce ne sont pas simplement des processus d’évaluation. Cependant, ce petit nombre d’émotions basiques ou primaires ne couvre pas la complexité de l’émotionnalité de l’être humain (Scherer, 2005). On peut admettre qu’il y a un certain nombre d’émotions de base (autour d’une dizaine), mais le champ sémantique des concepts émotionnels est très vaste. Par contre, Zelenski et Larsen (2000) soulignent que dans la vie quotidienne, les gens ressentent le plus souvent des émotions positives, bien que la majorité des listes d’émotions de base comprennent plus d’émotions négatives que de positives..

Greenberg (2006) propose, pour mieux distinguer différentes expériences émotionnelles, de différencier les émotions primaires des émotions secondaires. D’après lui, les émotions primaires d’un individu sont ses réactions les plus fondamentales à une situation donnée, p. ex. la tristesse d’avoir perdu un être cher. Par contre, ses émotions secondaires ne répondent pas directement à la situation, mais à ses pensées et sentiments par rapport à la situation, telle la culpabilité de se sentir en colère. L’émotion secondaire doit être explorée pour pouvoir remonter à l’émotion primaire qui l’a générée.

Comme le soulignent Russell et Feldman Barrett (1999), lorsqu’on parle d’émotions, les théories font la part belle aux approches discrètes des émotions primaires. Il existe différentes manières de classer les émotions pour former des catégories primaires ou basiques. Plusieurs sont proposées, p. ex. des classifications basées sur les expressions faciales associées, sur l’activité du système nerveux autonome, ou encore, parmi d’autres, sur l’évaluation cognitive par laquelle l’émotion est interprétée. Cependant, ces différentes approches n’arrivent pas toutes au même set d’émotions de base. De plus, les mêmes « mots » (émotions discrètes) peuvent avoir différentes significations individuelles. Russell et Feldman Barrett (1999), entre autres et dans la lignée de Wundt, proposent de décrire les émotions et ressentis affectifs au moyen d’un nombre restreint de dimensions, deux ou trois généralement.

2.2.2. Agréable ou désagréable, l’émotion peut se décrire sur un

continuum : l’approche dimensionnelle

Au-delà des émotions de base, il est des propriétés encore plus basiques qui permettent de distinguer les expériences émotionnelles ou les perturbations de ces expériences (Berenbaum, Raghavan, Huynh-Nhu, Vernon, & Gomez, 2003). La valence est une de ces propriétés de base (Feldman Barrett, 2006). De plus, les épisodes émotionnels, mettant en jeu les différentes composantes, sont rares relativement aux ressentis affectifs élémentaires, omniprésents mais moins différenciés. Une approche dimensionnelle de la vie affective permet de prendre plus en compte ces états affectifs majoritaires de la vie quotidienne.

Il existe un certain consensus quant aux deux dimensions principales permettant de décrire au mieux la vie affective, la dimension de valence (tonalité hédonique : plaisir ou agréabilité de l’expérience) et la dimension d’activation (perception d’activation associée à l’expérience affective), deux dimensions supposées orthogonales formant un « circomplexe » (voir figure 5) (Feldman, 1995). Le noyau affectif élémentaire (en noir sur la figure), qui peut varier en intensité, tout comme l’épisode émotionnel (prototypique ou non, en rouge sur la figure) peuvent être représentés au moyen de ces dimensions.

Surprise Joie Tristesse Dégoût Colère Peur ACTIVATION DESACTIVATION AGREABLE DESAGREABLE content serein relaxé calme fatigué léthargique déprimé triste agacé joyeux stressé enthousiaste nerveux excité tendu alerte

Figure 5 : « structure circomplexe » permettant de décrire les états affectifs (d'après Feldman Barrett & Russell, 1998)

La valence varie de négative à positive, selon le degré et plaisir ou d’agréabilité ressenti, tandis que l’activation varie selon le degré d’énergie ressenti, d’un état désactivé (somnolent) à activé. Cette dernière dimension est liée à la perception de l’activation physiologique. La combinaison de ces deux dimensions nous permet de cartographier l’état affectif, qu’il soit très précis (une claire émotion de colère) ou plus global.

Cependant, tout comme les tenants de l’approche discrète ne s’accordent pas quant au nombre d’émotions primaires, les tenants de l’approche dimensionnelle ne sont pas tous d’accord sur certains points, notamment quant à la prise en compte d’éventuelles autres dimensions et quant à leur nombre idéal. Plusieurs dimensions de base sont proposées, la valence étant la plus consensuelle : l’engagement (Watson & Tellegen, 1985), l’activation (Russell, Weiss, & Mendelsohn, 1989; Wundt, 1905, cité par Scherer, 2005), la tension (Wundt, 1905, cité par Scherer, 2005), la puissance, la dominance (respectivement Osgood, 1969, et Russell & Mehrabian, 1977, cités par Russell & Feldman Barrett, 1999) ou l’intensité, qui, dans ses variations extrêmes, peut aussi être source de perturbations émotionnelles (Berenbaum et al., 2003).

La valence reçoit un large consensus, le plaisir - et sa maximisation - étant une motivation primaire de l’être humain (Russell et al., 1989). Les émotions agréables reflètent

l’accomplissement de certains buts ou besoins personnels, alors que les désagréables en reflètent l’échec, et de nombreuses perturbations émotionnelles peuvent être rattachées à la valence, lorsqu’il y a un excès ou un déficit d’émotions agréables ou désagréables (Berenbaum et al., 2003).

L’activation, déjà proposée par Wundt, est liée à l’activation physiologique et au sentiment subjectif d’énergie qui peut l’accompagner. Lang et collègues ont d’ailleurs proposé que la « signification émotionnelle d’un comportement peut être comprise en termes de deux dispositions stratégiques primitives, la valence et l’activation (Lang, Bradley, & Cuthbert, 1990, p. 380). La valence réfère à la disposition de l’organisme à utiliser un répertoire comportemental « appétitif » ou défensif. L’activation réfère à la disposition de l’organisme à réagir avec différents degrés de force ou d’énergie ».

Dans le domaine de l’auto-évaluation de l’humeur, on observe généralement deux fois moins de variance associée à l’activation par rapport à celle de la valence, ce qui fait qu’on s’attend plus à observer des structures en forme d’ellipse que véritablement circulaires (Feldman, 1995). En effet, les personnes indiquent dans quelle mesure elles vont bien ou mal et le degré d’activation associé. D’après Feldman (1995), il y a des différences individuelles dans le degré de focalisation

sur la valence et le degré de focalisation sur l’activation (voir figure 6 (a) et (b)). Le degré de

focalisation sur la valence est la tendance à être attentif aux aspects agréables ou désagréables de l’expérience émotionnelle et à les rapporter de manière préférentielle, c’est-à-dire la tendance à mettre l’emphase sur la composante hédonique de l’expérience. Le degré de focalisation sur l’activation est la tendance à être attentif et à rapporter l’activation physiologique liée à l’état affectif, certains ignorant totalement cet aspect alors que d’autres le soulignent comme une composante de leur expérience affective.

ACTIVATION DESACTIVATION AGREABLE DESAGREABLE content serein relaxé calme fatigué léthargique déprimé triste agacé joyeux stressé enthousiaste nerveux excité tendu alerte

Figure 6a/b : Focalisation sur la valence (gauche, a), et Focalisation sur l’activation (droite, b), adapté de Feldman (1995)

Le nombre idéal de dimensions semble varier entre deux et trois, la troisième étant souvent ajoutée en complément du noyau affectif élémentaire composé par la valence et l’activation (Russell & Feldman Barrett, 1999). Cette approche dimensionnelle d’évaluation des états affectifs

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est relativement fiable, simple et rapide d’utilisation, mais les résultats sont restreints aux scores des deux (ou trois) dimensions considérées (Scherer, 2005).

Mais comment Monsieur et Madame « Tout-le-monde » décrivent-ils véritablement leurs émotions : en utilisant les catégories de bases, les dimensions, une structure circomplexe (Russell, 1997) ? Avec un mot plutôt précis (surpris) ou vague (bien), plusieurs mots, une dimension, un mélange des deux ? D’après Russell, six propriétés sont nécessaires pour décrire au mieux la manière dont les émotions sont décrites : (1) chaque exemplaire spécifique d’émotion fait partie d’une ou plusieurs catégories, (2) l’appartenance à chaque catégorie d’émotion n’est pas absolue mais est une question de degré, (3) les catégories émotionnelles sont reliées entre elles sous la forme du circomplexe, (4) les émotions se situent sur certains continua dont l’intensité, la valence et l’activation, (5) les catégories d’émotions peuvent se comprendre comme un script, une séquence prototypique comprenant des éléments reliés entre eux aux niveaux temporel et causal, et (6) les catégories d’émotions s’imbriquent dans une certaine hiérarchie relativement confuse, i.e. dont les frontières sont relativement souples (Russell, 1997, p. 207). Russell souligne que toutes ces propriétés sont souvent considérées indépendamment les unes des autres ou même en compétition, en particulier lorsqu’il s’agit de construire des instruments d’évaluation, alors que finalement elles sont reliées entre elles.

C’est pourquoi, au-delà des conceptions théoriques, il apparaît pertinent de combiner les approches discrètes et dimensionnelles lors de l’évaluation des états affectifs, dont Izard (2007) mais aussi Russell (2003) soulignent non seulement la complémentarité mais aussi la nécessité de les intégrer.

2.3. L’expérience émotionnelle au centre d’un processus : le