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2.6. Questions et hypothèses de recherche

2.6.1. Objectif central

Les aspects théoriques présentés jusqu’ici servent de base à notre réflexion.

1. Certaines caractéristiques du traitement affectif opérationnalisées dans le concept d’alexithymie sont liées à la somatisation, mais il faut aller plus loin.

La majorité des travaux étudiant simultanément les symptômes somatiques médicalement inexpliqués et les émotions le font sous l’angle de l’alexithymie. Ce domaine de recherche souffre de nombreuses limitations méthodologiques (voir ci-après la section 4.1.2). L’alexithymie est jusqu’à présent le plus souvent évaluée comme un trait (ou une tendance spécifique) par l’échelle TAS-20, mais on ne sait pas comment ces difficultés à identifier et exprimer ses émotions telles que décrites dans ce questionnaire se mettent véritablement en acte dans la vie quotidienne (Waller & Scheidt, 2004). Le monitoring ambulatoire peut offrir un apport novateur aux controverses actuelles. De plus, seules deux facettes de l’alexithymie semblent liées à la somatisation (De Gucht & Heiser, 2003), c’est pourquoi il est nécessaire de reconsidérer cette question sous l’angle élargi de l’ensemble des caractéristiques du traitement affectif. En effet, il est proposé de concevoir l’alexithymie comme un déficit de la régulation des affects, i.e. un déficit touchant au moins certaines composantes du traitement affectif liées à la régulation. A fortiori, certains proposent même de concevoir les Troubles somatoformes comme des troubles de la régulation des affects (Waller & Scheidt, 2004; Waller & Scheidt, 2006).

2. Il y a encore peu de recherches sur la somatisation intégrant une vision globale du traitement affectif, tant au niveau de ses facettes qu’à celui de la vie affective au quotidien.

La figure 14 de la section 2.4.3.1 propose deux « chemins » possibles allant d’un mode de traitement affectif inadapté vers le développement de symptômes somatiques : (1) un chemin « physiologique » retenant comme facteur de risque principal une exacerbation des réponses du système nerveux autonome favorisant leur développement, et (2) un chemin « cognitif » retenant quant à lui comme facteurs de risques un style d’amplification somatique et des biais d’attribution causale. Cependant, ce modèle, bien qu’il propose un lien explicite entre les émotions et les symptômes corporels, ne nous offre pas une compréhension très fine des processus du traitement affectif en jeu dans la somatisation. Il postule a priori un traitement des affects « déficitaire », mais à quel niveau ? Nous pensons que certaines composantes du traitement affectif, en particulier la régulation des émotions, la communication ou expression des émotions

et la perception des indicateurs corporels de l’activation émotionnelle jouent un rôle important dans la somatisation. En effet, ces facettes sont reliées au traitement des trois composantes principales de l’émotion, y compris son ressenti corporel et physiologique (Reicherts, 2007, voir section 2.5.1) ; il est possible p. ex. qu’une régulation inefficace de la composante physiologique de l’émotion puisse en soi favoriser la perception de symptômes somatiques. Cette perception accrue de ses processus corporels internes augmente à son tour la détresse émotionnelle et le rapport de symptômes somatiques, chez des personnes qui ont tendance à « somatiser22 ». Ainsi,

nous pouvons supposer qu’il y a chez les personnes qui ont des Troubles somatoformes, c’est-à- dire une tendance marquée à somatiser, une manière différente de communiquer ses affects, qui peut s’observer p. ex. par une faible communication de ses contenus affectifs, ou alors par une manière inadéquate de communiquer ses affects, ou encore par un rapport accru de symptômes somatiques (De Gucht & Heiser, 2003). Comme nous l’avons discuté à la section 1.1.5, la tendance à exprimer un grand nombre de plaintes corporelles est une caractéristique spécifique de ces patients, qui a trait à leur comportement de maladie (Mechanic, 1995; Rief et al., 2003). Mais est-ce que l’expression d’un symptôme physique peut remplacer l’expression d’une émotion chez ces personnes ? En effet, nous avons discuté des multiples significations que peut avoir l’expression d’un symptôme (section 1.1.4), et l’expression d’un mal-être émotionnel en fait partie (Kirmayer & Young, 1998). Dans cette optique, nous pouvons penser que les personnes qui somatisent, souvent décrites comme alexithymiques, ne communiquent pas moins, mais

différemment leurs émotions, soit au moyen de symboles appartenant au système non-verbal,

soit par une utilisation particulière des symboles verbaux tels que le vocabulaire émotionnel. En effet, il est proposé que ces personnes ont de la peine à faire le lien entre les aspects physiques et cognitifs de l’émotion (Bucci, 2000) en raison de difficultés lors du développement émotionnel (événements critiques de vie, carences affectives, etc., voir section 1.3.4.4). Dès lors qu’il y a une relative dissociation entre les composantes corporelles/viscérales, subjectives et expressives de l’émotion, il nous semble logique que les différentes facettes du traitement affectif en soient affectées. C’est pourquoi nous y prêterons une attention particulière.

Ainsi, notre objectif central est d’étudier le lien entre d’une part le traitement affectif et sa mise en acte dans la vie quotidienne et d’autre part les symptômes corporels de personnes souffrant de Troubles somatoformes.

C’est pourquoi nous travaillerons toujours autour de deux axes, tant au niveau du contenu que de la méthode :

- au niveau du contenu, ces axes seront formés par

o d’une part les variables relatives à la somatisation et au bien-être corporel,

22Pour rappel, « somatiser » signifie, d’après la définition de Lipowsky, la « tendance à avoir, à conceptualiser

o d’autre part les variables relatives au traitement affectif, au bien-être affectif dans la vie quotidienne et à l’utilisation du « vocabulaire émotionnel » ;

- au niveau de la méthode, nous travaillerons simultanément avec o des mesures par questionnaires et

o des mesures ambulatoires, in vivo, sur le terrain (voir p. ex. Fahrenberg et al., 2007b). En effet, l’utilisation de journaux quotidiens des symptômes, pensées et émotions est une pratique courante en thérapie cognitive et comportementale des troubles somatoformes (voir p. ex. Hiller, 2005). La méthode d’évaluation ambulatoire part de ce principe mais est systématisée, notamment à des fins de recherche.

Nous allons donc combiner deux méthodes pour tester l’association entre les affects et la somatisation, les questionnaires classiques et le monitoring ambulatoire. Ce dernier implique que les sujets recrutés pour l’étude évaluent plusieurs fois par jour pendant une semaine l’intensité, la valence et l’activation de leur ressenti à l’aide d’un certain nombre de descripteurs verbaux ainsi que leur bien-être physique. On peut observer des variations interindividuelles non seulement au niveau de ces dimensions de base, mais aussi quant à leur variabilité au cours de la période d’évaluation. Cette méthodologie, que nous présenterons en détail dans le chapitre III, est pertinente pour répondre à nos questions de recherche.