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2.3 Prix et comportement majoritaire

Issue du courant de pensée keynésien, l’approche conventionnaliste en finance (Orléan [2004a])3 signale que le prix n’est pas nécessairement lié aux fondamentaux, mais résulte d’un équilibre entre les croyances des acteurs. L’agent délaisse donc une approche fondamentale pour une, spéculative, centrée sur les comportements des autres opérateurs. La notion de convention, partagée par de nombreux gérants, sera développée (2.3.1). La tendance

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BIKHCHANDANI, S., HIRSHLEIFER, D.,WELCH, I., 1992, "A Theory of Fads, Fashion, Custom, and Cultural Change as Informational Cascades", Journal of Political Economy, vol. 100, n°5, pp. 992-1026

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ORLEAN, A., 1999b, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, Paris, 275p. 3

ORLEAN, A. (sous la direction de), 2004a, Analyse économique des conventions, Paris, Presses Universitaires de France, 448p.

du marché révèle le comportement majoritaire (2.3.2). Cependant, tenter d’anticiper les mouvements futurs est souvent ardu (2.3.3).

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LE PRIX EST FAÇONNÉ PAR LE COMPORTEMENT MAJORITAIRE

le prix est une convention fixée par les acteurs

la dynamique collective entretient la tendance

les croyances du marchés doivent être anticipées

Figure 15. Le prix et le comportement majoritaire : résultats du codage

2.3.1 Une convention largement acceptée…

Le prix est généralement perçu comme le point de rencontre entre les acteurs sur le marché, et à ce titre, il ne reflète pas forcément l’évaluation fondamentale. Certaines actions sont considérées comme sous-évaluées, et d’autres sur-évaluées du fait du jugement négatif ou positif des opérateurs à leur encontre. L’anticipation de la psychologie des autres acteurs est alors primordiale dans la formation même des prix :

« On voit le cas d'ALCATEL, à 9.5€… L'entreprise a annoncé un bon deuxième trimestre et malgré cela, ça n'a pas fait rebondir la société. Dans 12-18 mois, on pourrait se dire qu'elle vaudra peut-être 20€. A 15€, ils seront peut-être tous acheteurs. Mais si on les achète à 10… C'est encore mieux. C'est souvent le cas. ALCATEL, elle a coté deux euros et des poussières et tout le monde était vendeur à 2€. On est passés positifs à ALCATEL, moi le premier, quand elle est remontée à 10€. » (Gérant 1)

Le cours de l’entreprise présentée apparaît assez éloigné de sa valeur intrinsèque. Si aucun acteur ne l’achète, le cours restera bas. Il est nécessaire d’attendre que certains acteurs permettent au cours de monter, cette hausse constituant un signal pour les autres opérateurs, qui chercheront à se positionner à leur tour. L’anticipation personnelle dépend ainsi des

croyances des autres acteurs1. Dans l’état d’incertitude chronique dans lequel se trouvent la plupart des gérants sur l’évaluation des fondamentaux, le prix joue un rôle de convention entre les acteurs, et modifie leurs croyances en fonction de l’opinion dominante. Cette dernière, par un phénomène de prophétie autoréalisatrice, détermine le prix sur le marché, et façonne les anticipations.

« Le pétrole est assez intéressant quand on voit le retournement sur le prix et la perception des investisseurs vis-à-vis de cet actif-là, on est passés de l'abondance à la pénurie garantie. Où est la réalité? Objectivement, on en sait rien ! […] J'ai assisté à une session où on a posé à bras levés : " est-ce que vous pensez aujourd'hui qu'il y a encore une prime spéculative ? " et il n'y a pas de bras qui se sont levés dans l'assistance. Alors qu'il y a 6 mois ou 1 an tout le monde disait qu'il y avait 5 ou 10$ de prime spéculative liée à la situation géopolitique, aux hedge funds ou autres. Aujourd'hui, tout le monde accepte cette donnée-là de façon objective. Dès qu'on en est là, on peut se dire : " ça ne va pas se passer comme ça ". Ça ne veut pas dire que moi j'anticipe… Là, je suis momentum2. Je me laisse porter par la foule. J'ai mon opinion, mais elle n'interfère pas nécessairement dans ma décision de gestion car tant qu'il y a une majorité de gens qui pensent que le baril va être haut, je sais que ça va être porteur pour le segment. » (Gérant 13)

La vision fondamentaliste n’est alors pas cohérente, dans la mesure où la convention -traduite par le prix du marché- peut s’écarter durablement de la valorisation fondamentale calculée par le gérant, comme le soulignent Delong et alii (1990b)3. L’évaluation fréquente des performances ne permet pas au gérant de prendre des paris de retour aux fondamentaux, à moyen terme.

« Par exemple dire que le baril vaut 60 : " eh bien je suis d'accord ". T'es au prix. Plutôt que d'être tout seul dans ton coin en disant : " non non, j'ai toujours mes puts4 à 30 et je tiens bon." Et tu te fais « arracher ». Résultat : t'es mort ! Tu te poses pas la question de savoir si c'est bien, si c'est mal. Tu t'en fous, tu vas faire de l'argent avec. C'est de la tendance. » (Gérant 8)

Peu importe finalement le niveau fixé par le prix par rapport à l’évaluation personnelle. L'essentiel réside dans la perception de la croyance collective. La difficulté pour le gérant va

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Le gérant 1 pense que l’ensemble des cours sont façonnés par les anticipations entre agents, la psychologie, et non les fondamentaux : « Mais c'est vrai que tout de suite, en l'espace d'une semaine on est passés sur le marché d'un état d'optimisme à un état d'optimisme " moins ". On est à 4 360. On a perdu 140 points d'indice ce qui est quand même énorme. Sans que le reste du monde ait changé. C'est juste un ou deux chiffres américains, sans importance, qui ont fait baisser le marché. C'est des commandes de biens durables qui ont atteint des niveaux record. Il y a un chiffre qui a déçu et je pense que cela ne changera rien au niveau des résultats des entreprises. Ça, c'est la psychologie, c'est très important. »

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Qui suit la dynamique de marché 3

DELONG, J., SHLEIFER, A., SUMMERS, L., WALDMAN, R., 1990b, « Noise Trading Risk in Financial Markets», Journal of Political Economy, vol.98, n°4, pp.703-738

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être d’appréhender celle-ci. Dans ce cadre, les mouvements du marché peuvent servir d’indicateur aux gérants pour révéler l’évolution des croyances.

2.3.2 La dynamique du marché

Un mouvement important du marché peut être interprété comme un signal pour le gérant. Il dénote le comportement d’un nombre croissant d’acheteurs ou de vendeurs positionnés dans le même sens, dont les croyances sont ainsi similaires. Celles-ci vont alors façonner le marché.

« Le momentum, qui est quelque chose de très important, c'est-à-dire la tendance sur le cours: est-ce que les gens en veulent en ce moment ? Quand les gens en veulent, il faut y aller… Il ne faut pas pisser contre le vent ! Des fois, tu achètes des trucs… Fondamentalement t'y crois pas. Mais tu sens juste qu'il faut y être parce que voilà, c'est ce qui marche. Par exemple, la bulle internet, moi j'y croyais pas trop. Eh bien il fallait y être.[…] Même si c'est contraire à ton opinion fondamentale, mais tu ne peux pas aller contre les autres agents. Parce que tu ne fais pas le poids. Ce qui fait monter ou baisser le marché ou les titres pris individuellement, c'est le flux, donc c'est juste plus d'acheteurs que de vendeurs ou l'inverse. Donc tu ne peux pas aller contre le marché. Tu veux suivre une tendance, d'autant plus que là on parle d'argent et que tu sais que si tu es en dehors de cette tendance et que cette tendance c'est une tendance haussière qui te fait gagner de l'argent, tu sais que tu va avoir un manque à gagner. Donc quelque part tu suis, tout simplement parce qu'à un moment, tu sais que tu n'es pas assez fort pour rester à l'écart. Donc si les autres font le flux, autant les accompagner.» (Gérant 3)

Un titre dont le cours augmente est donc bien perçu par le marché. Cette dynamique entraîne un changement de la perception des acteurs grâce au phénomène de prophétie autoréalisatrice, le prix jouant un rôle de médiateur. Les croyances individuelles se concrétisent en effet dans l’évolution prix qui exclut les acteurs contrariants, ceux-ci étant confrontés à un problème évident de liquidité. Ne pas suivre le flux, ne pas accepter le prix, c’est risquer de ne pas profiter de la hausse ou de garder un titre qui a beaucoup baissé sans savoir quand il sera possible de le revendre. Mieux vaut alors s’accorder avec la tendance, même si elle est déjà un peu engagée :

« C’est un comportement moutonnier, oui certes mais je préfère acheter un titre qui a monté de 10% mais je sais qu'on a changé de tendance plutôt que dire que c'est pas cher et de moyenner1 toujours en baisse. » (Gérant 13)

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Ce qui signifie que le titre n’est pas cher par rapport à sa valeur fondamentale mais que son prix continue de descendre au lieu de revenir à sa valeur fondamentale. Les nouveaux achats, moins chers, diminuent ainsi le prix moyen d’achat de cette action.

La tendance attire les convoitises. Comment rester à l’écart d’un titre dont le cours augmente sans cesse ? Cette augmentation est facilement extrapolée1 par le gérant, qui se focalise sur l’évolution des cours et non plus sur les fondamentaux des entreprises.

« La hausse entraîne la hausse. Quand tu vois des valeurs qui augmentent de 10%, tu as l'impression que ça monte de 10% tous les jours, alors tu te dis : " J'achète, demain, j'aurai peut-être gagné 10% ". Tu achètes. Et en effet, le lendemain, tu as gagné 10%, c'est magique. » (Gérant 3) « On achète un titre qui monte. Et puis ça prend encore 30%. Donc c'est bien et on va racheter un titre qui monte, sur tels ou tels signaux techniques qui permettent de délaisser l'information fondamentale. » (Gérant 15)

Cette approche se révèle pourtant à double tranchant : une tendance exagérée est appelée à se retourner. Le gérant s’interroge donc constamment sur la robustesse de cette dynamique. Un gérant ayant choisi de ne pas avoir d’actions TOTAL dans son portefeuille alors que le cours n’arrêtait pas d’augmenter se trouvait ainsi dans une situation délicate : devait-il entrer maintenant pour profiter d’une hausse encore prometteuse, ou le marché allait-il s’arrêter là, voire refluer ?

Ce paragraphe expose le mimétisme réel, i.e. quand la hausse du marché, entraînée par une majorité d’achats, implique l’achat de la part du gérant, qui suit indirectement la plupart des autres acteurs, tout en anticipant la tendance future. Outre la tendance, d’autres informations peuvent révéler les comportements d’autrui, notamment :

- l’inversion de la tendance sur une valeur, signifiant une modification du positionnement des acteurs sur celle-ci ;

- les changements de mode de gestion2, plutôt « value » ou « growth », « mid caps » ou tout autre, reflétant un intérêt nouveau des opérateurs ;

- les décisions de leaders du marché ayant un impact sur les autres acteurs ;

- le retournement du consensus des analystes signifiant que la perception de la valeur est sur le point de changer.

Cependant, les gérants avouent aussi essayer de prévoir les comportements des autres agents en fonction des informations fondamentales reçues. Il ne s’agit donc plus là de mimétisme

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Andreassen et Kraus (1990) montrent expérimentalement que, sans autre information, les sujets ont tendance à acheter un titre dont le cours augmente et vendre un titre dont le cours baisse. Voir supra partie 1, développement (3.2.1).

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La gestion « value » se focalise sur l’achat de valeurs décotées, la gestion « growth » sur des titres de croissances et les « mid caps » représentent les moyennes capitalisations.

stricto sensu, mais de mimétisme d’anticipation, dans le sens où l’acteur cherche à deviner les

attitudes futures, et non suivre les comportements effectifs d’autres opérateurs.

2.3.3 L’anticipation des croyances collectives reste délicate

« Vous savez, gagner en Bourse, c'est l'art de penser comme les autres généralement un tout petit peu avant les autres » (Gérant 5)

Le gérant 5 rappelle une règle d’or des marchés : il faut savoir comment les autres agents vont réagir, afin d’anticiper leurs réactions. Les opérateurs interrogés illustrent l’anticipation de ces comportements à travers des chiffres attendus (inflation, taux directeurs…) ou des événements importants, qui sont a priori analysés de la même manière et font l’objet d’un consensus d’interprétation.

Il ne fait aucun doute que l’anticipation de l’interprétation de ces données par autrui a un impact important dans leur comportement. Le mimétisme d’anticipation soulève cependant deux problèmes majeurs :

(i) La notion d’imitation repose sur l’anticipation du comportement des autres, qui n’est pas toujours réalisé effectivement. L’assimilation du mimétisme au mimétisme d’anticipation, dans le cadre de l’approche conventionnaliste, fait de chaque acteur un opérateur mimétique : il n’a en effet d’autre mobile que d’anticiper les comportements des autres acteurs, qui vont façonner le prix. Or, l’anticipation des croyances des autres peut être différente selon les acteurs, et induire des conduites opposées, ce qui est contraire à un comportement commun impliqué par la définition éthologique du mimétisme. Il peut par exemple paraître singulier de placer un gérant value, qui, contrariant, s’oppose au reste du marché, dans la catégorie des agents mimétiques, parce qu’il anticipe le comportement de retour aux fondamentaux des autres agents.

(ii) Les anticipations mimétiques sont relatives aux croyances personnelles et, si le prix est perçu comme une convention issue de la confrontation des croyances des acteurs, celle-ci n’est pourtant pas simple à déterminer. Comme le note Orléan (2002)1, « l’existence d’une représentation du futur, partagée par l’ensemble des acteurs financiers, n’est en rien une donnée a priori, mais au mieux un résultat des

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ORLEAN, A., 2002, "Pour une nouvelle approche des interactions financières : l’économie des conventions face à la sociologie économique" in HUAULT I. (éd.), La construction sociale de l’entreprise : autour des travaux de Mark Granovetter, Éditions EMS, p.215

échanges boursiers eux-mêmes ». Le prix indique donc a posteriori la convention établie mais celle-ci n’est pas facile à identifier a priori pour les gérants.

Concernant ce deuxième point, le mimétisme autoréférentiel nécessite une grande homogénéité des croyances des acteurs, et un cadre de décision commun. Ce sont ces conditions qui permettent aux acteurs d’anticiper les réactions des autres agents, identiques, et l’émergence de la convention. Cependant, alors que le prix est, ex post, une convention issue des croyances des acteurs, celle-ci semble délicate à anticiper, au vu de la complexité du marché et des croyances hétérogènes en présence. Et, comme le note le gérant 10, la réalité semble particulièrement difficile à interpréter sur le marché dans son ensemble.

« Alors le problème avec [l’autoréférentialité], c'est que sur le marché, il y a tellement de choses contradictoires… Comment savoir si on est au début de la tendance ou à la fin ? C'est pas du tout facile. C'est la question qu'on se pose tous les jours et c'est notre boulot d'ailleurs mais alors… » (Gérant 10)

Cette enquête semble témoigner d’une diversité d’approches, de contraintes, de croyances et d’objectifs, qui rend souvent délicate l’anticipation du comportement des autres acteurs1. L’autoréférentialité ne paraît pas être partagée par l’ensemble des opérateurs, mais plutôt constituer une croyance de certains des agents. Ceux-ci pensent pouvoir anticiper la construction sociale qu’est le prix. Si neuf agents croient deviner les fluctuations futures du marché en décryptant les anticipations d’autrui, ils admettent quasiment tous la précarité de telles prévisions. Le gérant 8 montre à quel point une telle anticipation est périlleuse :

« Les attentats. Tu as vu ce qui s’est passé sur les marchés2 ? C’est pour ça que ça nous rend chèvre. Parce qu’à la fin, regarde l’impact. Tu as beau te dire : « allez, je te parie tout ce que j’ai que ça va partir dans ce sens là après l’attentat ». Et c’est pas parti comme ça. » (Gérant 8)

Dans quelle mesure peut-on anticiper la réaction d’autrui, et l’ampleur de celle-ci ? Le prix est bien, ex post, le résultat des croyances des agents, mais celles-ci sont pourtant dans les faits difficilement prévisibles. Face à cette incertitude, dans l’interprétation des fondamentaux comme des élans spéculatifs, faire comme les autres permet au gérant, dans tous les cas, de se protéger.

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A ce titre, nos conclusions sont largement convergentes avec la passionnante analyse sociologique de Godechot (2005) sur le « bazar de la rationalité ». L’hétérogénéité des croyances et la complexité des interactions empêchent une anticipation claire des comportements des autres gérants, ce qui est cohérent avec l’absence de stratégie systématiquement gagnante sur le marché.

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