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§ 2.4 Gérants face au risque idiosyncrasique

2.4.3 Le benchmark, diapason du gérant

Le jugement de la clientèle2 est centré sur les performances réalisées par le gérant. Ces performances ne sont pas estimées de manière absolue, mais relative. Le jugement relatif de la clientèle se fait pour l’ensemble des gérants à l’aune d’une norme dominante : le benchmark3. Tous les gérants doivent défendre leur performance par rapport à celle d’un indice sectoriel et/ou géographique de référence. L’écart entre les performances du gérant et son benchmark, le tracking error4, fait l’objet d’évaluations permanentes sur différents horizons, et pour chaque portefeuille géré. La médiatisation de cet écart se veut un instrument de pédagogie et de transparence face aux clients, leur offrant un repère objectif pour évaluer la performance de leur portefeuille. Avec aussi une contrainte de performance relative accrue pour le gérant, car toute déviation par rapport à l’indice est sanctionnée :

« Le benchmark a deux conséquences : une positive, une négative. C'est une réalité, il ne faut pas se voiler la face : c'est pratique de pouvoir être neutre dans notre métier. Ouf ! il y a des moments où l'on veut pouvoir souffler mais l'aspect positif, c'est que le client sait ce qu'il achète. C'est pour ça qu'on travaille avec un tracking error assez faible -disons un tracking de 2 ou 3 et d'essayer de battre l'indice les meilleures années de 4 ou 5-. Pour moi, c'est important que le client sache ce qu'il achète. Parce que pour moi, le client peut avoir des informations là-dessus, c'est pas compliqué. Yahoo finance peut tracer le MSCI Europe sur 10 ans et il peut voir ce que c'est, comment ça réagit et ce qu'il peut perdre dans les pires moments. Moi, je trouve cela important. Et le côté positif pour le client est plus important que le

1

Voir notamment la citation du gérant 10 dans le développement (2.1.3). 2

La clientèle peut être institutionnelle pour les gérants de fonds, comme de particuliers pour les gérants sous mandats.

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Ou « indice de référence » 4

côté confortable pour le gérant, avec ses effets pervers : quand on a tort contre un indice, on a peut-être pas tort dans l'absolu mais… Il y a une perf1 qui se creuse et il y a un moment où on craque… » (Gérant 10)

Les gérants s’accordent unanimement pour reconnaître la pression de la clientèle en cas de divergence envers la norme constituée par le benchmark. Chaque choix effectué par un gérant actif signifie prendre un pari par rapport à cet indice de référence. Il s’écarte ainsi des performances de son indice. Si ce choix se révèle mauvais, il aura à s’en expliquer à ses clients comme à sa hiérarchie :

« La référence aux indices est importante. Tout gérant a un marché à battre. Et si tu prends des positions contrariantes et que tu as tort -parce que tu peux avoir tort, tu ne peux pas toujours avoir raison-, tu peux t'écarter assez largement de ton indice dans le mauvais sens et en général tu as des comptes à rendre à ton client, à ta hiérarchie, etc. Et je pense que ça, la gestion indicielle et benchmarkée contribue au mimétisme du marché. On a des comités de gestion toutes les semaines et si sur un mois, il y a une sous performance, je suis un peu obligé d'expliquer pourquoi. Je suis obligé d'expliquer ma position, de rendre des comptes. » (Gérant 12)

Cette pression est d’autant plus forte que le marché imprime une tendance sur un secteur en particulier, comme les nouvelles technologies à la fin des années 1990, ou encore le secteur pétrolier depuis 2003. L’engouement révélé pour tel ou tel secteur décrédibilise le gérant qui se tient à l’écart de celui-ci, et sa réputation s’en trouve largement entachée. Même un gérant fondamentaliste qui ne croit pas dans cet engouement est parfois obligé de s’y plier, du fait de l’impact de celui-ci sur sa performance. De peur de voir sa clientèle partir à la concurrence qui, elle, bénéficie de ce mouvement spéculatif.

« On est tous benchmarkés. Tu ne peux pas y être insensible puisque c'est à ça qu'on te compare. Et des fois, il faut se dire que si c'est la panique, que tout le monde part en courant, même si ça a une valeur d'entreprise -la valeur liquidative comptable- même si tu sais qu'on est en-dessous... Il y a un moment où il faut tenir bon. Mais il y a un moment où la pression est trop forte. Tu perds, tu perds… Il y a d'autres contraintes qui vont te faire arrêter cette position. Tu vas lâcher pour des questions de contrôle des risques, des questions de pression commerciale, de pression de résultats, de performance. Tu vas devoir lâcher. Installer des " stop loss2 ", les actionner. Parce que chacun à un moment doit rendre des comptes. » (Gérant 8)

« Le facteur qui va nous faire lâcher, c'est l'impact sur la performance, c'est que, au bout d'un moment, si on est dans le mauvais sens et que ça nous coûte une fortune, il y a un seuil. Je ne sais pas à combien il est. Ça doit être à autour de 20 centimes de performance relative. » (Gérant 10)

1

Pour « performance » 2

Ordre à seuil de déclenchement : si le prix baisse en dessous d’un seuil prédéfini, la valeur est vendue afin de limiter les pertes encourues.

Les clients comparent en effet les performances des fonds et des gérants de manière presque instantanée, grâce à des informations en libre accès de la société de gestion, mais aussi de sites internet spécialisés gratuits. Une contre-performance même passagère peut ainsi être facilement sanctionnée. Cette pression permanente, cette dictature de la performance court terme est largement ressentie par les gérants, qui sont par ailleurs garants de la pérennité et de la performance moyen terme de leur portefeuille.

« Je pense que très clairement, l'utilisation du benchmark et la loi du benchmark fait que, même si certains n'ont pas un conviction forte sur les technologies ou d'autres secteurs, ça coûte. Et le benchmarking est une analyse des performances qui est maintenant quasiment instantanée. On a maintenant des outils qui permettent de comparer les performances des fonds entre eux. De manière hebdomadaire, mensuelle… Et c'est vrai que sur les actions, on est sensés avoir un horizon d'investissement de 4-5 ans. » (Gérant 15)1

Réputation et benchmark apparaissent donc des contraintes de tout premier plan pour les gérants interrogés. Les deux sont largement liées : le client ou la hiérarchie comparent systématiquement les performances du gérant à celles de l’indice de référence. Comme statistiquement un gérant a plus de chances de se retrouver distancé par l’indice que de le devancer, il prend de grands risques en s’éloignant de celui-ci. On retrouve dans cette analyse la théorie de l’agence développée dans le modèle : le comportement de l’agent B est évalué, peu en fonction de ses efforts personnels afin de prendre une décision optimale, mais en grande partie par rapport au benchmark. Il est alors logique, comme le montre Brennan (1993)2, que les gérants soient amenés à réduire leur risque spécifique, lié à leurs propres décisions, afin de n’endosser que le risque du marché. Et de développer ainsi des gestions semi-passives, dites « cœur satellite », avec un noyau3 de trackers répliquant le marché, et certains investissements complémentaires exprimant des paris marginaux du gérant4, afin de justifier leur emploi.

1

Voir aussi à ce sujet la dernière citation du gérant 9 en infra (3.2.2). 2

BRENNAN, M., 1993, "Agency and Asset Pricing", Anderson Graduate School of Management Working Paper n°6-93, 29p.

3

Appelé aussi sous le terme anglo-saxon de « core » 4

Deux gérants s’inquiètent d’ailleurs de cette tendance, qui remet partiellement en cause le métier de gérant, puisqu’un client peut directement investir en trackers et obtenir les performances du marché sans passer par leur intermédiaire.

Conclusion

L’examen méthodique des entretiens des gérants permet de mieux comprendre les perceptions et les pratiques des acteurs. L’hypothèse de mimétisme informationnel apparaît peu supportée par le discours des gérants car beaucoup pensent être aussi bien informés que les autres acteurs, seuls ou groupés, et, même si la réputation de certains d’entre eux est reconnue, ce mimétisme-là est considéré comme à la fois très éphémère et localisé à certaines valeurs. Ceci n’empêche pas la grande incertitude de l’environnement dans lequel évolue le gérant, en proie à un doute quasi permanent.

Le mimétisme autoréférentiel est donc, d’après l’exploitation du contenu de ces entretiens, plus largement répandu que le mimétisme informationnel, mais doit faire face à un comportement collectif ardu à prévoir du fait de la complexité du marché et des motivations des intervenants. L’interrogation des gérants apporte ainsi des éléments factuels, et convergents, supportant particulièrement l’hypothèse de réputation. La comparaison systématique par les clients des performances des gérants avec leur benchmark sanctionne toute déviation qui ne serait pas fructueuse à court terme. Et les pousse à imiter le marché dans son ensemble.

L’étude de la cooccurrence des mots employés par les gérants à l’aide du logiciel

Wordmapper 7.5 semble conforter ces conclusions. En effet, le terme « imitation » est

fréquemment associée à la peur (31 fois) puis au regroupement « consensus-prix » (28 fois) alors que le regroupement « information-rationalité » n’est lié que 12 fois à l’imitation1. Il est cependant particulièrement intéressant de constater une grande hétérogénéité dans les croyances des acteurs. Afin d’approfondir cette analyse, il pourrait ainsi être intéressant de tenter une ébauche de typologie des différents acteurs afin de cerner le type de mimétisme qui les influence le plus. Ceci sera l’objet de la section suivante.

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Section 3. Essai de typologie des comportements des