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« Les théories sont des filets destinés à capturer ce que nous appelons « le monde » ; à le rendre rationnel, l’expliquer et le maîtriser. Nous nous efforçons de resserrer de plus en plus les mailles. »1

L’objectif de ces modélisations était, dans l’esprit poppérien, d’étudier rigoureusement et en détail certains motifs des comportements imitatifs rationnels sur les marchés financiers. Pour cela, un environnement très simple a été analysé, comprenant deux acteurs agissant séquentiellement. L’apport de cette formalisation est d’avoir considéré conjointement les approches informationnelles et réputationnelles.

L’hypothèse du « noise trading » permet de préserver l’hypothèse d’efficience du marché, par l’irruption d’irrationalité, dans nombre de modèles classiques. Lorsque le marché s’emballe, les comportements peuvent ainsi être brutalement considérés comme irrationnels, ou avec une majorité d’intervenants irrationnels. L’approche théorique proposée ici insiste sur le fait que le comportement imitatif sur les marchés n’est pas forcément la conséquence de comportements irrationnels, issus d’instincts ‘animaux’ de la part des intervenants. Nous pensons, à l’instar de Shiller (2002)2, que la rationalité des intervenants sur les marchés n’est pas parfaite, mais qu’elle est loin de s’apparenter à de la folie pure et simple. Nous avons ainsi tenté de soutenir une hypothèse différente, cohérente avec les travaux d’Orléan (1992)3 :

« Dans les phases de crise, les investisseurs ne deviennent pas soudainement irrationnels. En fait, la nature de leurs comportements ne change pas sensiblement ».

Lorsque le marché apparaît irrationnel, les acteurs le composant ne se transforment pas en acteurs irrationnels. Nous pensons au contraire qu’ils continuent à avoir un comportement d’optimisation, mais que celui-ci n’est pas toujours capturé par la théorie financière classique. Ainsi, à partir de comportements individuels totalement rationnels, l’information privée n’est plus transmise dans le prix du marché. L’information sur le comportement du groupe bloque l’information individuelle, fondamentale, et oriente le marché qui apparaît « irrationnel » car déconnecté des informations privées reçues.

1

POPPER, K., 1995, La logique de la découverte scientifique, Payot, Paris, 471p., p.57 2

SHILLER, R., 2002, « Bubbles, Human Judgement, and Expert Opinion », Financial Analysts Journal, vol.58, n°3, pp.18-26

3

ORLEAN, A., 1992, « Contagion des opinions et fonctionnement des marchés financiers », Revue Economique, vol.43, n°4, pp.685-697, p.695

Contrairement aux modèles classiques d’acquisition d’information issus de Bikhchandani, Hirshleifer et Welch (1992)1, le signal d’information en lui-même, s’il est important, n’est pas la seule et unique cause d’imitation. En effet, grâce au postulat d’une asymétrie de croyances entre le principal et l’agent, l’approche développée se veut multifactorielle, incluant notamment une composante du signal endogène à l’acteur, la confiance a priori, ainsi que la réputation. Ainsi, au-delà des informations reçues, les capacités individuelles jouent théoriquement un rôle non négligeable dans le choix des opérateurs. Un acteur qui se sent peu capable aura naturellement tendance à imiter, même s’il est très bien informé. Ceci semble cohérent avec les travaux empiriques soulignant une corrélation négative entre l’expérience et le comportement imitatif2.

La croyance par le principal d’une corrélation des signaux modifie la décision de l’agent B, dans la mesure où la fonction d’estimation récompense B s’il adopte le même comportement que A. Conscient de ce problème d’agence, l’agent B cherche à tromper le principal sur ses capacités en agissant comme son prédécesseur. La réputation est analysée comme une contrainte favorisant l’imitation, qui peut déjà être présente pour des raisons informationnelles.

L’introduction de la théorie de l’agence permet de distinguer deux types de mimétisme. Un mimétisme informationnel, dans lequel l’agent cherche à prendre la meilleure décision possible, et un mimétisme normatif, qui pousse l’agent à renier ses convictions personnelles pour suivre le groupe. La modélisation développée montre que des paramètres « informationnels » comme la précision du signal, ou encore la confiance de l’agent dans ses capacités, jouent aussi un rôle important dans le mimétisme normatif. En effet, un agent qui reçoit un signal fiable, et qui a une grande confiance dans ses capacités, n’imitera ni pour des raisons d’information, ni pour des raisons de réputation. Dans ce cas, le principal se focalisera plus sur ces paramètres informationnels que dans la comparaison des comportements entre A et B. Ce résultat ne pouvait être obtenu par Scharfstein et Stein dans la mesure où leur modèle postule des signaux non informatifs, poussant systématiquement l’agent B à imiter, puisque son information n’était d’aucune valeur.

1

Op. cit. 2

L’approche par un gain directement lié à la décision souligne qu’une rémunération réputationnelle est entachée de beaucoup moins d’incertitude qu’un gain lié à une bonne utilisation de l’information . Dans ce cas, mieux vaut engranger une rémunération certaine liée à la réputation si l’agent B agit comme A, que de risquer de perdre à la fois sur le plan informationnel et réputationnel, en ayant pris seul une mauvaise décision à l’encontre de l’agent A. Faire comme A permet donc à B de se protéger, et d’éviter d’être doublement pénalisé.

Le modèle explicité permet ainsi de structurer et de synthétiser différentes hypothèses sur les raisons du comportement imitatif, généralement étudiées de manière parcellaire, à l’exception notable des recherches d’Orléan (1999b, 2001)1. Les travaux de cette partie ne sont naturellement pas exempts de limites. Au-delà de la simplicité de l’environnement, la rationalité bayésienne fait l’objet d’âpres débats. Celle-ci, outil au demeurant incontournable de formalisation des comportements individuels, se trouve pourtant mise à mal dans la pratique. Tversky et Kahneman (1982)2, notamment, montrent qu’un comportement bayésien est systématiquement violé par les sujets, ces derniers ne prenant pas suffisamment en compte les probabilités initiales. Une autre critique est formulée par Shiller (2002)3 : les modèles probabilistes assimilent risque et incertitude. Sur un marché, l’agent ne reçoit pas des signaux de probabilité, et ne peut en aucun cas arriver à englober l’incertitude inhérente du marché dans une loi de probabilité4. Enfin, on peut remarquer que le mimétisme autoréférentiel n’est pas directement analysé dans le modèle, qui s’enracine dans une approche fondamentaliste.

Si ces critiques ne sont pas négligeables, la simplicité des hypothèses est cependant inhérente à tout modèle qui cherche à éclairer les comportements et comprendre, de manière systématique et rigoureuse, les principales motivations des acteurs. Une approche plus dynamique, ainsi que l’introduction d’un système de prix, pourrait naturellement permettre d’en améliorer encore les conclusions. Tout comme Scharfstein et Stein, nous pensons néanmoins que les intuitions du modèle sont transposables au comportement des acteurs sur les marchés financiers.

1

Op. cit. 2

TVERSKY, A., KAHNEMAN, D., 1982, “Evidential Impact of Base Rate”, in KAHNEMAN, D., SLOVIC, P., TVERSKY, A., Judgement under Uncertainty: Heuristics and Biases, Cambridge University Press, Cambridge, pp. 153-160

3 Op. cit. 4

Mandelbrot (2005) souligne aussi que l’approche classique du risque n’est pas pertinente car les variations de prix se révèlent largement plus « sauvages » et « turbulentes ».

Si elles aident à l’analyse, à une meilleure compréhension des causes des comportements imitatifs, ces formalisations n’en restent pas moins purement théoriques. Welch (2000)1, souligne que ces modèles développent généralement des théories, purement conceptuelles, et dont le but est moins une application empirique directe que la simple illustration de la possibilité d’un comportement imitatif. Au-delà de causes générales, les hypothèses émises ont naturellement vocation à être testées empiriquement. En effet, selon Popper2

:

« l’objectivité des énoncés scientifiques réside dans le fait qu’ils peuvent être objectivement soumis à des tests. »

Dans le cas de l’étude des comportements imitatifs, l’approche terrain de ces comportements relève de la gageure. Ce comportement ne peut, en effet, pas être clairement isolé sur le marché par des tests statistiques3, comme le souligne notamment Manski (2000)4. Ce dernier prône la collecte de données d’une plus grande richesse, subjectives, dans la mesure où elles seules peuvent expliquer les motivations d’un comportement imitatif :

« […] les données expérimentales et subjectives devront jouer des rôles importants dans nos efforts en vue d’une meilleure compréhension des interactions sociales »5

Si une telle méthodologie est critiquable du fait même de sa subjectivité6, elle n’en reste pas moins la seule voie empruntable pour le chercheur pragmatique. Nous pensons qu’une telle approche est pleinement scientifique, car rigoureuse, et offrant une réelle corroboration par les faits. Ceci étant parfaitement cohérent avec l’optique poppérienne :

« Peu m’importent les méthodes que peut utiliser un philosophe (ou qui que ce soit d’autre) pourvu qu’il ait un problème intéressant et qu’il essaie sincèrement de le résoudre »7

C’est dans cet esprit de pragmatisme, qui caractérise selon nous le gestionnaire, que nous proposons maintenant deux approches empiriques distinctes, issues de deux méthodologies complémentaires et originales. Celles-ci visent à clairement mettre en évidence un

1

WELCH, I., 2000, « Herding among Security Analysts », Journal of Financial Economics, vol.58, pp.369-396, p.371

2

Op. cit., p.41. Les italiques sont présentes dans le texte de Karl Popper 3

Voir la revue de littérature sur les approches empiriques dans la première partie. 4

MANSKI, C., 2000, « Economic Analysis and Social Interactions », Journal of Economic Perspectives, vol.14, n°3, pp.115-136, p.128

5

idem, p.133 6

Manski (2000, p.131) pense que l’hostilité des économistes par rapport aux données subjectives est liée à leur formation, qui les amène à douter du discours des acteurs, et à se fonder sur des actes uniquement. En l’absence de données sur les préférences et les anticipations, les économistes ont, selon lui, compensé en imposant des postulats.

7

comportement imitatif, à travers une meilleure compréhension de la formation des anticipations des agents, en cohérence avec l’approche défendue par Tadjeddine (2000)1.

La première démarche cherche à approfondir les raisons de l’imitation en interrogeant directement les acteurs impliqués dans la prise de décision, les gérants de portefeuille, à l’instar de Tadjeddine (2000)2 ou Godechot (2005)3. Il apparaît en effet difficile d’occulter l’analyse des motivations des parties prenantes sur le marché. Ces entretiens, développés dans la troisième partie, apportent des éléments empiriques d’une grande richesse corroborant certaines hypothèses théoriques, en explicitant les préférences et les contraintes des acteurs dans leur environnement.

La limite naturelle de cette recherche est qu’elle se base, à l’instar des enquêtes de Shiller (1987)4 ou Lütje (2005)5, sur les paroles des acteurs et non leurs actes. Une méthodologie complémentaire envisage une approche expérimentale. Les travaux sur les cascades informationnelles consistent en l’étude d’une prise de décision aseptisée au point d’être très éloignée d’une décision financière réelle (e.g. Anderson et Holt [1997]6, Cipriani et Guarino [2005]7). Cote et Sanders (1997)8 présentent au contraire une décision, bien que simplifiée, assez proche d’un choix réel. Nous proposerons, dans la même veine, une recherche expérimentale cherchant à identifier les facteurs qui poussent les sujets à rejeter leur propre analyse des fondamentaux afin de suivre le consensus des analystes. Cette approche, qui possède l’avantage indéniable de clairement identifier et de mesurer le comportement imitatif, en accord avec les travaux théoriques, fera l’objet de la quatrième partie de cette thèse.

1

TADJEDDINE, Y., 2000, Modèles fondamentaliste, stratégique, conventionnaliste: une typologie de la décision spéculative, Thèse de Doctorat de l'Ecole Polytechnique, 215p., p.191

2 idem 3

GODECHOT, O., 2005, Les traders: essai de sociologie des marchés financiers, La Découverte, Paris, 299p. 4

SHILLER, R., 1987, « Investor Behavior in the October 1987 Stockmarket Crash: Survey Evidence », Cowles Foundation Discussion Paper 853, 41p.

5

LÜTJE, T., 2005, "To Be Good or To Be Better: Asset Managers’ Attitudes Towards Herding", Deutsche Asset Management & University of Hannover, Germany

6

ANDERSON, L., HOLT, C., 1997, « Information Cascades in the Laboratory », American Economic Review, vol. 87, n°5, pp.847-862

7

CIPRIANI, M., GUARINO, A., 2005, « Herd Behavior in a Laboratory Financial Market », American Economic Review, vol.95, n°5, pp.1427-1443

8

COTE, J., SANDERS, D., 1997, “Herding Behavior: Explanation and Implications”, Behaviorial Research in Accounting, vol.9, pp.20-45

Partie 3. Gérants de

portefeuille et imitation :