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CHAPITRE IV TEL CONTEXTE, TELS APPRENANTS, TELLES

2. Pratiques sociolinguistiques et frontières géographiques

Le dénominateur linguistique commun pour tous les Libanais est au moins l’arabe dans sa forme dialectale. Généralement, les Libanais partagent un ensemble de représentations envers les diverses langues en présence mais ils ont des pratiques linguistiques et culturelles différentes. Dans les esprits et jusqu’à une date très récente, la langue française était l’apanage de certaines communautés et de certaines classes sociales. En effet, afin de vérifier la présence ou l’absence de ces frontières linguistiques correspondant aux frontières géographiques, sociales et/ou

communautaires et leur répercussion sur la motivation des apprenants libanais dans leur apprentissage de cette langue ainsi que sur la nature des activités didactiques proposées dans les classes, les apprenants enquêtés ont été invités à faire part des représentations qu’ils se font de la connaissance et de la pratique de la langue française dans les différentes régions du Liban. Je leur ai demandé de schématiser ces représentations selon une échelle de valeurs allant de (0) à (5) :

Pensez-vous que les langues au Liban sont pratiquées en fonction des régions et des habitants?

Sur la carte du Liban, mettez une note de (0 à 5) pour chacun des départements et des villes nommés : Mettre (5) où l’on pratique plutôt bien, (1) où l’on pratique le moins bien le français, et (0) où l’on ne pratique pas le français

Le graphique suivant sous forme de « Nuage de points » permet de faire une lecture parlante des résultats obtenus :

Graphique 15 : La connaissance et la pratique de français dans les villes principales au Liban du point de vue des apprenants

0 1 2 3 4 5 6

Représentations des apprenants enquêtés selon la connaissance et la pratique de français dans les villes

principales au Liban

Connaissances Pratiques

Il ne s’agit pas ici d’analyser en détail la place qu’occupe le français dans chaque région du Liban. L’objectif est de montrer que chaque contexte a ses propres particularités qui déterminent l’usage et la connaissance de cette langue par la population. Je parcours rapidement ce graphique en confrontant les notes attribuées aux commentaires faits par certains enquêtés.

Le décalage entre les pratiques effectives de français dans la vie quotidienne des apprenants et le degré de connaissance de cette langue est remarquable. Selon les explications des apprenants, il est clair que ces notes ont été données en fonction de trois variables classées dans l’ordre suivant : 1. la religion ; 2. l’espace (rural/urbain) ; 3. la destination d’immigration des habitants. L’on peut donc lire à travers ce graphique qu’aux nivaux de connaissance et de pratique, ce sont les villes de Jounieh et de Baabda qui remportent la valeur maximale (5). Toutes les deux se situent au Mont Liban. Jounieh étant une ville côtière et touristique, à majorité chrétienne. Baabda est la résidence officielle du président de la République.

Les villes de Hasbaya (114 km de Beyrouth – Département de Nabatieh), de Baalbek (85 Km de Beyrouth – Département de Baalbek-Hermel), et de El-Hermel (140 km de Beyrouth – Département de Baalbek-Hermel) obtiennent la note minimale (0) et pour la connaissance et pour la pratique de la langue française. Ce sont généralement des régions rurales non intéressées par les langues et par les cultures étrangères, ce qui explique l’attribution d’une note aussi basse.

Les villes de Tyr (83 km de Beyrouth – Liban Sud) et de Nabatieh sont caractérisées par une forte concentration de leurs habitants en Afrique francophone. Par conséquent, l’on connaît et l’on pratique plutôt bien le français dans ces régions. D’autant plus que ces régions bénéficient de la présence active de la francophonie par l’intermédiaire des lycées franco-libanais fréquentés essentiellement par les immigrés francophones de retour au Liban.

Quant à Beyrouth, la capitale, elle représente un cas spécial. Avant les années 1975, début de la guerre civile, elle était un lieu de regroupement et de concentration de la plus grande partie de la population libanaise. Les gens issus de diverses origines religieuses, politiques et sociales s’y côtoyaient ordinairement. Mais le conflit a eu pour conséquence de diviser la ville, de créer une ligne de

démarcation, non seulement physique et politique, mais aussi religieuse. Schématiquement, Beyrouth se scindait en deux quartiers séparés par la Rue de Damas : Beyrouth-Est (à majorité chrétienne) et Beyrouth-Ouest (à majorité musulmane).

La carte suivante montre la ligne de démarcation virtuelle séparant les deux régions de Beyrouth pendant la guerre :

Figure 6 : Carte de Beyrouth avec la ligne de démarcation Source: http://www.fsr.usj.edu.lb/atlas/files/liban.htm

Dans un pays où politique et religion sont intimement liés, une mutation a marqué l’ensemble de la ville. Les changements se sont matérialisés sur tous les niveaux de la vie social, culturel, politique et idéologique, à travers les pratiques linguistiques et même dans les rapports aux langues étrangères. Beyrouth-Est était marquée par son rapprochement à la France et aux Français alors que la partie ouest était arabophone affichant des orientations politiques étrangères assez

compliquées. Depuis 1990, date de la fin des conflits, Beyrouth est en pleine phase de reconstruction. L’on assiste à une réappropriation par les diverses communautés de cet espace urbain qui a été temporairement délaissé pendant les années de la guerre. Il est important de préciser que depuis l’assassinat de l’ex-premier ministre Hariri en 2005, date qui a marqué le retour de l’instabilité sur la scène politique libanaise, cette ligne témoigne constamment des tensions politiques et parfois religieuses entre les deux quartiers comme elle pointe indirectement les contrastes linguistiques et socioculturels entre eux.

Il est évident que dans les esprits des apprenants enquêtés, cette ligne de division existe toujours. Dans leurs réponses, ils ont pris soin de marquer cette ligne virtuelle sur la carte de Beyrouth et d’attribuer des notes différentes à chacun de ses quartiers. En effet, à l’Est et à l’Ouest de cette ville, les langues s’affichent différemment. Elles n’ont pas la même valeur matérielle ni symbolique.

Le graphique suivant montre le décalage entre les pratiques et la connaissance de français dans les deux régions de Beyrouth :

Graphique 16 : Représentations des apprenants libanais selon la connaissance et la pratique de français à Beyrouth

0 1 2 3 4 5 6 Beyrouth-Est Beyrouth-Ouest

Représentions des apprenants libanais selon la connaissance et la pratique de français dans les quartiers de Beyrouth

Connaissances Pratiques

D’après les apprenants enquêtés, les « vrais francophones » se concentrent dans la partie Est de Beyrouth (Connaissance = Pratique = (5)). Inversement dans la partie Ouest, les habitants apprennent le français à l’école mais ils ne le pratiquent pas dans leur vie quotidienne (Connaissance (2), Pratique (0)).

Il est important de préciser qu’au Liban, il n’y a pas de frontières linguistiques qui correspondent aux frontières géographiques. Les différents résultats obtenus ici expriment un certain discours sur la langue française, sur son statut et sa mode d’emploi et même sur sa présence par rapport aux autres systèmes linguistiques existant. C’est également un discours sur le territoire et notamment sur l’identité. Suite à Calvet, l’on constate donc : « comme une carte d’identité, la langue que nous parlons et la façon dont nous la parlons révèle quelque chose de nous. Elle dit notre situation culturelle, sociale, ethnique, professionnelle, notre classe d’âge, notre origine géographique, etc., elle dit notre différence. Cette affirmation de soi par la langue dans des situations plurilingues vaut aussi à l’intérieur d’une même langue : notre façon de parler parle de nous et nous situe face aux autres locuteurs de la même langue. »116

Par ailleurs, malgré le caractère réduit de l’espace géographique du pays (10 452 km2), il est difficile d’identifier au Liban des communautés et des régions « arabophones », « francophones » ou « anglophones » puisque comme le dit A. Bretegnier, « les locuteurs ne sont pas définis en fonction de leur appartenance sociale, mais en fonction de la manière dont ils définissent eux-mêmes leurs réseaux d’appartenances identitaires et sociales, dont ils marquent, en interaction, leur inscription dans tel ou tel groupe […]. »117 Ainsi, d’une situation à l’autre, d’un groupe social à l’autre, d’une classe sociale à une autre, les sentiments d’appartenance ne sont pas les mêmes. D’un mouvement interactionnel à un autre, les représentations et les comportements sociolinguistiques peuvent varier, les modalités d’appropriation et de contacts des langues ainsi que leur utilité instrumentale, leur valeur affective et symbolique peuvent avoir des configurations multiples. En effet, le contexte joue un rôle fondamental dans la valeur que peuvent

116

Calvet L.-J., 2002, Le marché aux langues : Les effets linguistiques de la mondialisation, Paris, Plon, pp. 17-18.

117

Bretegnier A., 2005, « Communautés linguistiques », in Beniamino M. et Gauvin L.,

Vocabulaires des études francophones. Les concepts de base, Limoges, Presses Universitaires de Limoge, p. 41.

prendre les différentes activités dans la classe. Le rapport à la langue enseignée varie considérablement selon les milieux sociaux. Il est largement corrélé à la réussite ou à l’échec du processus d’enseignement-apprentissage. C’est ainsi que les enseignants ont été invités à dresser une typologie générale des apprenants de français dans la région du sud.

3. Les apprenants de français au sud du Liban, pour une typologie des profils