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CHAPITRE IV TEL CONTEXTE, TELS APPRENANTS, TELLES

4. Être francophone au sud du Liban

Les représentations que se font les Libanais de leurs pratiques linguistiques et de la place qu’occupent les langues dans leur environnement influent sur leur perception de la francophonie et sur la définition même de leur identité francophone. Sur ce point, les apprenants enquêtés ont été interrogés de la façon suivante :

Le Liban est-il un pays francophone ?

Oui

Non

Autres (précisez)………

Pourquoi ?

Pourriez-vous me citer cinq pays francophones ?

C’est quoi être « francophone » ? Vous pouvez cocher plusieurs cases :

Ne parler que le français

Parler autre(s) langue(s) à côté du français

Comprendre le français et le parler

Comprendre le français sans le parler

Apprendre le français

Autres (précisez).………

Vous considérez-vous comme francophone ?

Oui

Non

Autres (précisez)………

Pourquoi ?

Ils sont près de 90 % à reconnaître l’appartenance de leur pays à la francophonie. Cependant, comme s’il existe une francophonie bonne et une autre moins bonne, le regard des apprenants enquêtés s’inscrit dans une conception réductrice posant une francophonie centrale représentée par « la France », « sa langue » et « sa culture » et des francophonies périphériques et moins importantes comme au Liban par exemple. L’espace géographique de la francophonie se limite pour eux à la France, à l’Algérie, au Liban et aux grandes villes économiques de l’Afrique de l’ouest (Cotonou, Abidjan, Dakar). Les noms de ces villes reviennent quasiment dans toutes les réponses obtenues. En Afrique, la diaspora libanaise est à majorité musulmane (Chiite) originaire du sud du Liban, avec un taux négligeable de grecs-orthodoxes. La Côte d'ivoire est le pays africain qui compte le plus de ressortissants libanais. Selon un article paru dans Les Cahiers d’Outre mer en 2005, « aujourd’hui, et en tenant compte des Libanais en possession d’une double

nationalité mais résidant toujours sur place, de plus en plus nombreux, la fourchette de cette population s’établit entre quatre cent et cinq cent mille personnes. Ce chiffre global dissimulant des écarts importants selon les pays. »118 Tout cela explique la mention directe de ces villes dans les réponses des enquêtés et rejoint ce que dit cet enseignant à Nabatieh :

E.2 – 18 (NH2

) : / pourtant à Nabatieh on est plus ou moins familiarisé avec cette langue [ le français ] / il y a beaucoup d’immigrés en Afrique francophone en Côte d’Ivoire au Sénégal et au Bénin / c’est en été que Nabatieh se transforme en ville francophone avec le retour des immigrés pour les vacances /

Mais, il est à remarquer qu’en les interrogeant sur leur « identité francophone », l’on voit apparaître trois catégories d’apprenants : 1. les « francophones » ; 2. les « non-francophones » ; 3. les « plus ou moins francophones ».

Les trois catégories sont réparties selon le graphique suivant :

Graphique 17 : Distribution des apprenants selon leur appartenance à la francophonie

118

Bourgi A., 2005, « Libanais en Afrique, ou d'Afrique ? », in Outre-Terre, N°11, pp. 149-153,

www.cairn.info/revue-outre-terre-2005-2-page-149.htm, page consultée le 20 novembre 2008. 10 % 32 % 58 % 0 10 20 30 40 50 60 70

Les non-Francophones Les Francophones Les plus ou moins Francophones

Distribution des apprenants enquêtés selon leur perception de leur "identité francophone"

Le schéma suivant montre les différents paramètres qui rentrent dans la catégorisation des « francophones », des « non-francophones » et des personnes qui se déclarent plus ou moins francophones :

Tableau 3 : Être « francophone » ou « plus ou moins francophone » au Sud du Liban

Les apprenants enquêtés s’identifient comme étant « francophones » en associant leur capacité de parler la langue française (à côté de l’arabe bien évidemment) à la présence du français au sein de l’école comme langue d’enseignement/apprentissage. Toutefois ils ont tendance à juger leurs compétences linguistiques, communicatives et même culturelles limitées et lacunaires ce qui contribue à leur différenciation par rapport aux autres francophones et constitue un prétexte de dévalorisation de leurs propres compétences. Toute variation linguistique en français parlé au Liban est perçue par ces enquêtés comme une réalisation « moins prestigieuse » voir « fautive » eu égard à la norme du français standard parlé et écrit en France. Ces apprenants se reprochent à leur façon de parler le fait de parler moins bien que les Français parce qu’ils, selon l’explication de l’un des enseignants, « roulent le ‘r’ et ils traduisent de l’arabe ». Les « non-francophones »,

ce sont les personnes qui apprennent le français seulement à l’école sans le parler. Quant à la troisième catégorie, elle représente les apprenants « plus ou moins francophones », ce sont les personnes qui n’ont pas l’occasion de parler la langue française que dans un cadre précis, celui de l’école d’où la perception « moins légitimée » de leur identité francophone.

Une partie de la population libanaise francophone est caractérisée par son attachement quasi académique aux formes les plus normatives du français. Cet attachement se double d’une part, d’un rejet de toute variation du français et d’autre part, d’un effort d’hypercorrection dans la production linguistique (recours aux variétés les plus hautes et les plus littéraires du français, préférence des mots rares, performance grammaticale, etc.) Ces tendances apparaissent très souvent chez les élites francophones et chez les enseignants les plus compétents. D’ailleurs, l’influence de l’arabe sur le français pratiqué par les Libanais s’est fait sentir essentiellement dans les milieux estudiantins, d’où la présence des expressions dites des « libanismes » dues en particulier à la traduction littérale de l’arabe en français. Ces « libanismes » sont très stigmatisés par les enseignants. Les copies de production écrite des lycéens sont très souvent truffées des remarques à l’exemple de : « c’est du libanisme, ça ne se dit pas », « c’est du libanisme, ça n’a pas de sens », ou bien « en France, on ne parle pas comme ça », « évitez de traduire », etc. Les commentaires portés par les enseignants sur les échanges et les discours des apprenants vont également dans le même sens. Il est évident que la grande majorité d’enseignants semble être attachée à la pratique normative de la langue française supposée être celle qu’on utilise en France. Toute autre variation est dévalorisée voire censurée par les enseignants à l’écrit comme à l’oral. Donc, les enseignants sont-ils conscients de cette hiérarchisation qu’ils se font des pratiques linguistiques ? Ou bien s’agit-il d’une obligation institutionnelle ?

Il est difficile de répondre à cette question parce qu’elle n’a pas été abordée directement avec les enseignants. Il me semblerait que ces pratiques conservatrices de l’enseignement de la langue et de la culture françaises ne sont que la transmission des acquis hérités des écoles des missionnaires et de l’idéologie linguistique française. La politique éducative libanaise a préservé ces pratiques et ces représentations même jusqu’à aujourd’hui. Cela relève d’une part, d’une volonté consentie entre les responsables et les décideurs libanais et d’autre part, d’un

manque de moyens, de ressources et du retard dans le domaine de la recherche en didactique des langues cumulé durant les longues années de la guerre. La France reste le pôle d’excellence pour tous les Libanais en matière de référence linguistique et culturelle. Je ne pense pas que les nouveaux programmes ont réussi à se décharger de l’esprit franco-centré de l’enseignement du français. Parmi mes interlocuteurs, rares sont les enseignants qui ont évoqué l’importance de s’ouvrir à d’autres espaces francophones que la France.

En effet, dans les quatre régions enquêtées les pratiques linguistiques sont variables et prennent des formes différentes. À ce sujet, les enseignants expliquent : À Nabatieh

E.1 – 34. (NH1

) : / dans le quotidien le petit bonjour du matin est remplacé maintenant par hi < ! > sans oublier que les gens parlant français dans la rue ne sont pas très bien vus / je ne sais pas si c’est en rapport avec la politique de la France / mais une chose est sûre c’est du snobisme / au Liban on pense que les francophones ou ceux qui pratiquent le français appartiennent à la haute société / des riches < ! >

À Hasbaya

E.10– 32. (HF1

) : / on dit [ bonjour ] mais on est très souvent critiqué il faut toujours dire [ Sabah lkheir ] / ces dernières années on remarque un changement et une ouverture vers les villes à côté comme Marjayoun où il y a une présence des communautés chrétiennes / actuellement il y a les prénoms en vogue par exemple Carole Christine avant on n’entendait pas ça ici / dans la même famille on trouve Dany et Daniel le diminutif et le prénom (RIRES) / la demande est massive pour l’anglais parce que les immigrés de cette région sont plutôt en Amérique latine / ici même si j’ai besoin d’un quotidien en français ou bien un journal je ne le trouve pas dans les bibliothèques il n’y a pas de demande sociale pour ce genre de produit culturel / à Marjayoun la situation est différente en raison de la présence des écoles de Saint cœur qui animent des activités en français /

À Marjayoun

E.7 – 30. (MF1

) : / le jour où l’on pale français on dit [ bonne jour Mme ] / ça fait 4 ans que j’enseigne dans cette école il y a UNE seule famille qui est venue me demander les avancements de leurs enfants en français /

À Bent Jbeil

E.5 – 26. (BH1

) : / le [ bonjour ] n’existe pas même le [ marhaba ] est inacceptable ici les chrétiens sont habitués à dire [ salam alaykom ] qui n’est pas seulement l’apanage des musulmans / ici les étudiants ont peur d’utiliser

le français l’anglais est plus abordable / dans notre région il y a des immigrés dans les pays anglophones pour cela le français est rejeté par les familles /

En effet, le [ Hi ] que l’on entend à Nabatieh, le [ sabah lkheir ] (bonjour) à Hasabya, le [ salam alaykon ] à Bent Jbeil et le [ bonne jour ] à Marjayoun, sont des pratiques qui montrent la pluralité des appartenances identitaires et sociales dans chacune des régions enquêtées. C’est vrai, on parle d’un espace géographique très réduit de 1058 km2 mais la diversité qu’on peut y rencontrer est étonnante. Même si le débat linguistique s’est déconfessionnalisé depuis longtemps au Liban, les représentations que l’on se fait des langues ne sont pas les mêmes et les rapports qu’on établit avec le français sont très variés. Ces représentations sont forgées pour l’essentiel à partir de pratiques sociales de français, à partir de son utilité et de son utilisation dans la société sans oublier que l’identité sociale du locuteur intervient aussi dans le processus de formation des représentations sociales.

Véronique Castellotti et Danièle Moore insistent sur l’importance de ces représentations dans la vie sociale et dans les interactions entre les groupes sociaux, et sur leur portée dans le domaine de l’enseignement des langues, elles précisent que : « les recherches, notamment en milieu scolaire, lient depuis longtemps les attitudes et les représentations au désir d’apprendre les langues, et à la réussite ou à l’échec de cet apprentissage. […] C’est justement à la fois parce que les représentations et les images des langues jouent un caractère central dans les processus d’apprentissages linguistiques, et parce que ces représentations sont malléables, qu’elles intéressent les politiques linguist iques éducatives. »119

Il semble donc impératif de prendre en compte cette dimension dans la formation proposée aux enseignants de langues et d’inciter ces derniers à les exploiter dans la planification des activités proposées en classe. Il est également important d’analyser les représentations qui existent chez les apprenants afin de les faire évoluer parce qu’elles pourraient très souvent entraver le processus d’enseignement-apprentissage. Les représentations, le climat général de la classe, la qualité des relations enseignant-apprenants, la

119

Castellotti V. & Moore, D., 2002, Représentations sociales des langues et enseignements, Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue, Étude de référence,Strasbourg, Conseil de l’Europe, p. 7.

motivation individuelle des apprenants, etc. sont tous des éléments qui rentrent dans la construction de l’action didactique en classe de langue.

Les deux enseignants à Bent Jbeil (E.7) et à Hasbaya (E.10) ont évoqué le rapport qu’établissent leurs apprenants avec la langue française qui semble être absente du paysage sociolinguistique des habitants dans les deux régions respectives. À Bent Jbeil, qui se caractérise par une forte proportion d’immigrés aux États-Unis, « les étudiants ont peur d’utiliser le français, l’anglais est plus abordable » d’autant plus qu’il est rejeté par les familles qui voient l’avenir de leurs enfants dans l’anglais. À Hasbaya qui représente un « milieu rural », la situation ne change pas beaucoup, le français est également absent. L’Amérique du Sud est la destination préférée des habitants de cette région pour le travail et le commerce. Pour eux, l’anglais est incontestablement le passeport qui leur permet de quitter le pays.

De ce fait, il paraît paradoxal le choix des apprenants de la région de se faire scolariser en français et d’apprendre l’anglais comme deuxième langue étrangère et non pas de faire l’inverse. Au Liban, le choix de langues d’apprentissage relève d’un choix parental. Les habitudes libanaises privilégient l’apprentissage du français comme « langue de culture » à l’école et favorisent l’anglais à l’université comme « langue du travail ». Vu sa difficulté et son inaccessibilité, le français nécessite des études assez longues comme à l’école (7 heures par semaine) tandis que l’anglais est jugé comme une langue utile, facile, accessible et « économe », qui nécessite moins d’effort et moins de temps pour son acquisition.

L’anglais intéresse les Libanais au niveau universitaire parce que les diplômes anglophones semblent plus faciles à obtenir grâce à la souplesse du système américain. Les universités anglophones apparaissent plus accessibles et les universités francophones plus sélectives. L’objectif d’études poussées est de pouvoir s’expatrier un jour pour fuir le chômage libanais et trouver un travail bien rémunéré. Les diplômes anglophones apparaissent alors comme un laissez-passer pour un éventuel départ notamment vers les pays du Golfe et aux Etats-Unis.

L’immigration a joué un rôle important dans la diffusion des langues au Liban notamment après le retour massif des immigrés à partir des années 1990. Ce

phénomène n’est pas récent au Liban, le pays connaît à travers l’histoire une longue tradition migratoire vers les États-Unis, le Canada, les pays d’Amérique du Sud, l’Europe, l’Afrique et les pays pétroliers où les offres d’emploi sont toujours conditionnées par la connaissance de l’anglais. Les mouvements d’émigration dirigés, ces vingt dernières années, en majorité vers les pays utilisant l’anglais, ont valorisé cette langue aux yeux d’une population très tentée par le commerce, les échanges et le voyage. Ce qui explique l’engouement des Libanais par cette langue qui leur paraît indispensable pour l’entrée dans le monde de l’emploi à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur du pays.

Loin des enjeux politiques et économiques, le rapport de force entre les langues en présence est géré par les locuteurs eux-mêmes, par leurs pratiques et par leurs représentations. Quoi qu’il soit, la spécialisation fonctionnelle entre le français « langue de culture » et l’anglais « langue de technique » et du « business » conditionne leur présence et leur usage dans les différents secteurs de la société. Cela peut expliquer la tendance des Libanais francophones à adjoindre à leur bilinguisme (arabe-français), l’acquisition et l’usage de l’anglais. Il convient donc de constater que les apprenants libanais du sud sont prêts à s’investir pendant le cours de français or, quand, où et avec qui auraient-ils l’occasion et la possibilité d’utiliser cette langue comme un véritable outil d’expression personnelle ?