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Le poids de la conjoncture:

Dans le document DES INFIRMIERES FACE AU SIDA (Page 180-182)

Voici donc tracé un tableau explicite et, somme toute, optimiste. Il comporte néanmoins deux exceptions, dont nous avons à comprendre si elles infirment ou si elles confirment la règle. Il s'agit d'Audrey et d'Augustine. Leur environnement professionnel satisfait aux critères d'excellence, et leur niveau de qualification ne semble pas en cause, mais le contenu de l'entretien s'apparente sur plusieurs points importants avec le sous-ensemble 2: Audrey et Augustine se protègent plus que nécessaire, elles font état de difficultés avec les malades toxicomanes ou/et bisexuels (et taxent certaines de leurs collègues de laxisme à leur égard), elles accordent peu d'intérêt aux réunions, et ne se sentent pas en confiance avec les médecins. Qu'est-ce que cela signifie ? Audrey

et Augustine sont affectées à une salle récemment rattachée au service central, difficile d'accès, et pour ces raisons fâcheusement stigmatisée comme " l'annexe ". Audrey travaillait déjà dans cette salle avant le changement de spécialisation, elle a simplement suivi le sort des lits. A l'opposé, Augustine vient d'ailleurs; la personne auprès de qui elle avait sollicité sa mutation lui aurait présenté les deux affectations entre lesquelles elle lui donnait à choisir comme l'Enfer et le Purgatoire. Audrey et Augustine se sont trouvées immergées de but en blanc dans un univers où il meurt en moyenne chaque année environ 5 malades par lit. L'une comme l'autre se sentent encore à l'écart, et peut-être méconnues. Mais, dit Augustine, "c'est extraordinairement intéressant".

L'anomalie est donc explicable en termes de conflit conjoncturel, et rien n'interdit de pronostiquer une issue favorable. En retour, on est appelé à réexaminer les difficultés vécues par les infirmières expérimentées du sous- ensemble 2. La démarche se révèle assez féconde. Prenons pour exemple Geneviève, qui travaille dans un service de maladies infectieuses. Elle raconte sa souffrance, comment elle s'est décompensée l'an dernier au bout de quatre ans de surcharge: tous ses lits occupés par des sidéens, un décès tous les deux jours. Il n'y a pas que cela: elle accuse un manque total de formation (un recoupement simple montre que le propos est excessif), elle dénonce l'intrusion de bénévoles dans la vie du service, elle critique l'incompréhension de ses actuels supérieurs hiérarchiques qui, selon elle, ne valent pas les anciens. Or Geneviève est âgée de 46 ans, et elle a commencé sa carrière hospitalière en 1962. C'est dire que sa formation initiale l'a conditionnée à une profession d'infirmière différente de celle qu'elle exerce maintenant. Elle est comme dévalorisée par le manque de consistance de sa formation et par le regard qu'on jette sur elle. Tandis que, parmi les infirmières récemment diplômées, plusieurs avaient à leur actif plusieurs années d'études supérieures.

Nous devons à une communication personnelle d'Antoinette Lambert un commentaire précieux des situations de ce type. Il y a une trentaine d'années, l'éducation des élèves-infirmières s'accomplissait dans un esprit de stricte discipline. On attendait d'elles une mise en oeuvre exacte des prescriptions. On leur enseignait qu'elles n'avaient pas besoin de comprendre. Elles n'avaient pas à poser de questions. Il n'y a pas lieu de s'étonner que, une fois le Diplôme obtenu, une lente dérive ait effacé des enseignements inculqués mais non assimilés. Il s'y substituait des pratiques plus ou moins discutables mais jamais discutées. Brimées et sécurisées par des relations professionnelles formalisées, ces infirmières ont été déconcertées par l'évolution de la société globale et de la micro-société hospitalière:

R: ...les gens, ils battaient de l'aile en disant, ben oui, qu'est-ce que vous voulez, c'est comme ça. Je pense que si on m'avait trouvé un mot, et surtout ce que je n'ai pas supporté c'est qu'on me dise "il y en aura d'autres". Je crois qu'il fallait surtout pas me

dire ça, il fallait rien me dire. A la limite, je crois que j' aurais très bien, que j'aurais plus accepté, plutôt que ce mot. En plus, venant d'une, enfin de quelqu'un qui

était une surveillante. Parce que maintenant la génération d'infirmières ne voit pas du tout, n'a pas du tout la même approche, et ne voit pas du tout les surveillantes,

qu'elles soient de soins ou générales, comme moi je l' ai vécu. C'est-à-dire que, avant, il y avait une hiérarchie des choses et des gens, c'était pas pour autant, bien ce n'est pas ça que je veux dire. Mais, si vous voulez, vous, il vous arrivait un coup dur ou vous aviez quelque chose à demander, à solliciter, je pense que déjà ils vous écoutaient. Or là vous sentez que les gens ne vous écoutent absolument pas.

Q: Il n'y a plus de soutien de la hiérarchie ? R: Non.

Q: Enfin, plus comme avant

R: Non, non. Non. Non, non. Mais c'est vrai que la mentalité des jeunes infirmières n'est pas du tout la même. C'est vrai que, avant, c'était trop AUSSI . Quand vous aviez rendez-vous avec une surveillante, on vous donnait un rendez-vous avec la surveillante générale. Or maintenant on l'aborde comme ça dans le couloir, on lui

parle comme ça, on lui tape sur l'épaule, euh, voilà. Geneviève.

On sait que des réformes des études d'infirmière ont vu le jour à quatre reprises depuis que Geneviève a quitté l'École: ce sont les textes de 1961, 1972 1979 et 1992. La comparaison des programmes préparatoires au Diplôme d'État montre une évolution considérable, mais à pas comptés. Le programme de 1961 est encore très restrictif: la formation "doit rester axée sur la pratique", et l'on insiste sur l'aspect technique et gestuel de la profession, on met en relief les soins d'hygiène et de confort à donner aux hospitalisés. En 1972, les perspectives s'élargissent, et le programme vise dès lors, inter alia, à "développer l'aptitude à penser et à agir". La toxicomanie n'apparaît au programme qu'en 1979, mais à cette date l'homosexualité est encore passée sous silence. Quant à la mort, elle n'est nommée franchement qu'en 1979; il est vrai qu'en 1961 on envisageait les "problèmes soulevés par le décès", mais c'était en vrac dans une énumération - et d'ailleurs cette mention avait disparu en 1972. Au surplus, les mentalités évoluent à leur allure propre, et les partenaires professionnels des infirmières, comme l'encadrement, semblent avoir perçu l'ampleur des changements dans leur rôle technique mieux et plus tôt que la profondeur des changements dans leur fonction relationnelle, et même dans les objectifs et les valeurs de référence. La lourdeur institutionnelle a fait le reste. Les actions de formation étaient carencées bien avant l'apparition du sida, si bien que l'irruption du VIH a pris le dispositif au dépourvu.

Dans le document DES INFIRMIERES FACE AU SIDA (Page 180-182)