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CEUX QUI ONT BASCULE : LES AVATARS DE LA STIGMATISATION

Dans le document DES INFIRMIERES FACE AU SIDA (Page 108-113)

REPRESENTATIONS DE L'INDIVIDU: RELATIONS INTERPERSONNELLES OU

5. CEUX QUI ONT BASCULE : LES AVATARS DE LA STIGMATISATION

Dans quelques entretiens, les locuteurs ont abordé les cas de personnes qui font partie de leur entourage personnel ou professionnel et qui ont été atteintes par le VIH. On ne trouve pas ce type de situation dans de nombreux entretiens recueillis. Les soignants et les travailleurs sociaux que nous avons interrogés ont rarement mentionné la présence de personnes atteintes par le VIH dans leur entourage. Certains ont parlé d'un "ami homosexuel qui est mort du sida ". Indépendamment de leur faible représentativité, l'analyse de ces situations nous apporte un éclairage supplémentaire sur les représentations et les réactions des locuteurs face aux personnes atteintes par le VIH, dans la mesure où elles remettent en question la distinction originelle entre "nous" et "eux".

Dans les deux cas que nous présentons dans cette partie, les locuteurs abordent leurs réactions lors de la découverte de la séropositivité ou du sida d'un membre de l'entourage dont, a priori, on n'avait pas supposé qu'il pût être infecté .

Gabrielle (surveillante) nous raconte l'histoire d'un homme "connu" dans la commune où se trouve l'hôpital, qu'elle connaissait "auparavant" et qui, contre toute attente, fait l'objet d'un diagnostic de séropositivité suite à un examen de routine, dans le service où elle travaille.

"Et en fait, moi, mon stress, c'est pas ça. Je me croyais stressée à un moment donné, je me suis tapé une déprime au mois de Juin, mais parce que j'ai eu, dans le Service, on pensait pas du tout au sida, une personne très, très connue, une personnalité, très, très connue, qui est venue pour une anomalie de la formule sanguine, mais dans notre tête, un jeune, 32 ans, il est arrivé un soir tard, je l'ai pris sur un coup de fil, je lui ai dit de venir en urgence, qu'on allait lui faire une prise de sang, donc on allait le voir. On s'en est occupé en, à peu près, 20 minutes. Il était blanc, il était décoloré, il avait une sale tête. C'est une maladie qui se soigne bien, qui est pas grave et tout. Puis ça a fait tilt. Elle lui a donc posé la question : "Vous êtes homosexuel?". "Non". Il a dit non. Interrogatoire, on lui a fait sa prise de sang, et puis on lui a dit : "Écoutez, ça fait partie du bilan, c'est pratiquement obligatoire; est-ce que vous m'autorisez à vous faire

une sérologie HIV. Mais vraiment, il y a pas de risque. Mais est-ce que vous me donnez l'autorisation, parce que ça fait tout de même partie du bilan, il faut se méfier. Il a dit oui. On lui fait sa sérologie, puis on le laisse partir. On le laisse partir, et puis on lui dit : "demain matin, vous viendrez, on vous donnera les résultats". Et donc on fait la sérologie. L'infirmière qui l'a piqué n'a pas mis de gants, bien entendu, parce qu'on pensait pas du tout que ça allait être un sida; et l'infirmière savait donc, elles savaient toutes les deux, deux infirmières, qu'il avait eu sa sérologie HIV. Déjà, ça, ça m'ennuyait un peu parce que, bon... Mais comme je me suis dit, ça doit revenir négatif, moi, je pensais pas au secret professionnel... Et puis, manque de chance, le lendemain, c'est revenu positif. Donc, ce qui fait que, on était 5 dans le Service, à savoir que cette personne, qui est très connue, était séropositive. Alors, là, je me suis tapé un stress pas possible. Parce que je me suis dis, c'est vrai que moi j'ai 17 membres sous ma coupe, que je gouverne, dont je suis responsable. 5 personnes au courant d'une sérologie positive pour ce malade, ça va sortir du Service, ça va faire un scandale pas possible, et ça a été ça mon stress. C'est pas le malade qui meurt et qui a que 23 ans, qui me fait de la peine, parce que non, je les accompagne jusqu'au bout; je me croyais stressée, en fait non, je l'étais pas. Mon stress, ça a été celui-là, mais je me suis tapée une grande déprime, ça a duré deux mois, je devenais folle de rage, et j'ai réalisé...; alors là, par contre, j'ai analysé, j'allais jusqu'au bout de mes questions, parce que j'ai eu une grande trouille, c'est que cette sérologie positive sorte du Service. Vous savez, "Radio- Galerie" ça fonctionne ici. Et ma déprime, mon stress, ça a été ça. Si jamais ça s'était su, partout, n'importe où, l'administration, les autres Services, les trucs, ça aurait fait un scandale pas possible, puis moi, qu'est-ce que j'aurai dérouillé, parce que le secret professionnel, on l'aurait... on serait passé à côté, le devoir de réserve, et tout ça. Si, il est certainement homosexuel, mais il n'a pas voulu le dire. Si, forcément... " Gabrielle. Le récit de cette situation fait très clairement apparaître, en négatif le fonctionnement des processus de stigmatisation. "Une personne connue et respectable " n'est pas soupçonnée d'être porteuse du virus, contrairement à d'autres individus suspectés d'entrée de jeu, sur la base de signes apparents. Un individu qui n'est pas stigmatisé comme homosexuel ou toxicomane, et qui est porteur du virus, est considéré a posteriori comme homosexuel. C'est la première hypothèse qui est formulée quant à l'origine de la contamination. Cette hypothèse sera d'ailleurs maintenue malgré la réponse négative attribuée au soigné. En ce sens, le "sida" apparaît comme un stigmate qui dévoile une homosexualité cachée.

Sur le plan des "précautions" face aux risques de contamination professionnelle, on remarque que leur non-adoption est justifiée par l'identité supposée connue du soigné. Indépendamment du fait de savoir si les gants protègent ou non d'une piqûre, ce témoignage fait apparaître que l'usage des gants est justifié lorsqu'on se trouve face à une personne connue comme étant "à risques" et pour protéger le soignant principalement. Par ailleurs, les deux prises de sang dont il est question dans le récit ne suscitent pas le même commentaire de la part du locuteur. La première est effectuée pour un examen afférent à la pathologie pour laquelle le soigné a consulté; la question de l'usage des gants ne se pose même pas. La seconde vise explicitement à l'établissement d'une sérologie VIH. La question de l'utilisation des gants se pose alors dans le contexte du VIH; mais on y répond par la négative, s'agissant d'un sujet dont on suppose a priori qu'il sera séronégatif.

Il est difficile de savoir si "le stress " de la surveillante est lié au non-respect du secret professionnel; ce qui renverrait à une position éthique; ou s'il renvoie au choc de la découverte du "sida " et de l'homosexualité de "la personne connue ". La violence de la réaction du locuteur est fondée sur l'attribution à d'autres qu'elle-même, des réactions de rejet. Enfin, on remarque que les termes "séropositif " et "sida" sont utilisés simultanément de manière interchangeable et sans différenciation. Dans ce discours, la sérologie positive met en évidence, la séropositivité, le sida et l'homosexualité. L'ensemble est en mesure de provoquer un "scandale".

"Mais c'était ça, moi, mon angoisse; c'est pas qu'il soit malade et qu'il ait la pathologie, on l'a traité immédiatement; et surtout, on ne l'a plus jamais suivi, on l'a transféré sur un hôpital parisien immédiatement; il est suivi à Paris. Faut surtout pas qu'il soit suivi ici, alors là, ça se saurait tout de suite. Alors immédiatement, on lui a dit : "Je ne peux pas vous garder ici, vous comprenez pourquoi. Donc, je ne peux pas vous suivre. Je vais vous envoyer chez un copain, un collègue qui s'occupe de ça, à Paris". Elle a fait suivre le dossier, et il a plus jamais remis les pieds dans le Service. ... on n'en parle jamais. Non, non, il aurait eu un cancer, j'aurai pas été..., parce qu'on l'aurait suivi...; non, non, j'aurais tout à fait..., non, non, j'aurais pas eu ce stress. Je me serais pas tapé cette déprime, ça sûr, sûr, sûr, sûr, c'est parce que c'était le sida. Et que c'était trop grave, et que si ça s'était su autour de l'Hôpital. C'était trop grave pour lui. Sa carrière qui est en jeu... " Gabrielle.

La "protection" du patient déclaré séropositif passe par la prévention du scandale. Cette attitude renforce l'hypothèse que nous avions émise à propos des attitudes du même locuteur face à une "femme âgée, atteinte du sida par contamination". Le "sida" reste représenté comme une "maladie honteuse" qui dévoile les pratiques sexuelles fautives de ceux qui sont porteurs du virus. La stigmatisation et le rejet, toujours attribués à d'autres que soi-même, semblent constituer un danger encore plus grand que l'atteinte par le VIH. Dans ce contexte, la maladie dont est atteint le sujet passe au second plan. Sa "carrière" est considérée comme plus importante que sa vie.

"Mme X. m'avait raconté comment ça s'était passé quand elle lui a annoncé. Ça a été très, très dur pour lui; il s'est effondré, alors que tous les malades n'ont pas ce comportement. Il y en a qui le prennent bien... : "ah! bon, je m'en doutais". Combien de fois le malade : "tiens, je m'en doutais". Combien de fois... Tandis que lui, non, il ne s'en doutait pas du tout. Nous non plus; pour lui annoncer, elle était dans ses petits souliers. Et il s'est effondré, il s'est effondré; ça a été très, très dur, très, très dur. Elle l'a laissé d'ailleurs dans son bureau toute la matinée, tout seul, pour qu'il se remette un peu, après elle l'a renvoyé chez lui, passer la journée; et puis, le lendemain, elle m'a dit que ça allait un petit peu mieux. Et puis voilà; et puis après, moi je l'ai évité; ç'aurait été grave, je crois, au niveau de...; ç'aurait été grave du fait de sa personnalité... Ce serait peut-être moins grave pour moi si je disais à mon équipe : "vous savez pas, les filles, je suis séropositive". Bon. Je crois que ça passerait. "Tiens, bon, Mme F. s'est piquée il y a 3 ans, maintenant elle est séropositive". Je suis sûre que ça passerait. Mais là, non c'est très, très grave. Et ça nous secoue pas comme ça pour d'autres toxicomanes qu'on ne connaît pas ou... lui, c'est pas...; c'est quelqu'un qu'on connaît depuis des années." Gabrielle.

Ce sujet reste cependant un "malade" différent des autres "malades". Il partage avec les soignants le choc de la révélation d'une séropositivité à laquelle il ne

s'attendait pas non plus. Alors que pour "les autres" cette annonce est présentée comme banale voire même comme "attendue" et "normale". Les réactions des soignants ne sont d'ailleurs pas de même nature à son égard ou à l'égard de "toxicomanes qu'on ne connaît pas".

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Une jeune infirmière nous a rapporté le cas d'une jeune femme qu'elle avait connu avant même d'exercer sa profession et qui est hospitalisée dans le service où elle travaille.

"Il y a une personne que j'ai connu en dehors d'ici, là c'est différent, c'était une fille qui était coiffeuse, moi j'étais sa cliente, et je l'ai connue là, on avait de très bonnes relations, on s'est perdues de vue pendant trois ou quatre ans et je l'ai retrouvée dans le service. Elle est aussi atteinte du sida et… par contre, elle, évidemment, mes relations avec elle sont complètement faussées dès le départ… dans la mesure où c'est une personne que j'ai connue avant et avec qui on avait quand même une relation assez forte. Du jour au lendemain, elle est d'un côté de la barrière et moi de l'autre. Alors que quand on est à l'extérieur, on pense pas du tout à ça. Je la considère pas

comme un autre malade dans la mesure où je l'ai connue antérieurement à sa maladie, enfin peut être pas antérieurement, , je sais pas, enfin par rapport à la déclaration de sa maladie. Mais… je la considère plus comme une amie, une copine

que… C'est personnel, c'est… plus fort."

La découverte du "sida" entraîne une différenciation entre soi et la personne atteinte. Celle-ci se retrouve dans un statut intermédiaire: elle n'a plus tout à fait son statut antérieur et elle n'a pas encore acquis le statut de malade. Le locuteur reconstruit le sens de sa relation passée avec elle en envisageant le fait qu'elle ait pu être déjà contaminée au moment de leurs relations amicales. C'est donc le flou qui prédomine et se traduit par des énoncés contradictoires qui témoignent d'une modification des repères relationnels. La représentation floue de la personne, à mi-chemin entre une relation personnelle et un "malade" se répercute sur la position de soignant qui ne peut être pleinement adoptée, dans ce cas. La relation qui semble pouvoir se dérouler sur un plan non- professionnel dans le cadre de l'exercice professionnel apparaît comme une défense contre l'impossibilité à s'investir professionnellement.

"Je pense que c'est plus facile de faire des soins à des gens qu'on a pas connu en dehors du milieu hospitalier, parce que moi je l'ai connue en dehors du milieu hospitalier. Une personne qui est suivie depuis cinq, six ans chez nous, c'est pas gênant de continuer à faire ses soins, au contraire, on a une relation qui est beaucoup plus forte. Mais là, je sais pas pourquoi ça me semble… ça me gêne de lui faire ses soins, ça me… évidemment si vraiment elle en avait besoin et que j'étais là, je lui ferais sans… au contraire je lui ferais sans le refuser, mais pourquoi je préfère ça, c'est une façon de fuir, enfin de…Je sais pas, mais parce que, je peux pas dire que je rentre même pas dans sa chambre, c'est pas ça, puisque là après, après mon travail, je me mets en civil et je vais discuter avec elle et là on redevient copines comme avant."

C'est la reconnaissance même du statut de malade et de personne atteinte par le VIH qui est impossible à attribuer à "une copine". En se remettant "en civil", pour aller lui parler, le locuteur fait redevenir les choses "comme avant".

Mais ça vous a pas empêché, de parler avec elle par exemple, c'est juste les soins ?

C'est les soins que je typerais… agressifs. Bon, une prise de sang, ça va quand on en

a une dans la journée, les gens qui sont atteints du sida, ils peuvent en avoir six, sept par jour, entre le bilan qu'on fait, plus les hémocultures qu'on fait chaque fois qu'on prend leur température. Bon, au début ça peut encore passer, il arrive un moment, où ils en veulent plus, où ils en ont marre, ils en voient pas le résultat ou bon, c'est pas un soin agréable une prise de sang, quoiqu'on en dise. Et les soins qui étaient pas

agressifs, je les faisais facilement, distribuer un médicament ou autre, ça allait, mais tout ce qui est prise de sang, je pouvais pas, ça, ça me gênait.

La trop grande proximité avec la patiente produit un effet inhibiteur sur la délivrance des soins techniques, définis ici comme agressifs. Les sentiments et réactions qui sont énoncés à ce propos, permettent de comprendre les résistances des soignants à individualiser et à personnaliser trop fortement leurs relations avec les patients. De ce point de vue et pour que l'intervention de soins reste possible, il est nécessaire de se situer dans une bonne distance clinique. Il faut noter que cette infirmière a été quasiment la seule de tout notre corpus à qualifier d'agressifs, les soins intrusifs. Ce qui lui sert d'argument pour justifier son impossibilité à traiter sa "copine". Il peut aussi bien s'agir d'une dénégation de l'agressivité qui s'exprime inconsciemment contre la personne qui a changé de statut, que du dévoilement d'une certaine agressivité qui s'exprime "normalement" de manière plus ou moins sublimée à l'encontre des patients.

"Elle m'a demandé un… parce que ce que je faisais c'est que, bon, le matin, j'allais dans sa chambre comme tous les autres patients, je pouvais pas non plus rester plus dans la sienne que dans les autres, mais bon j'allais discuter avec elle, ça se passait bien le matin, plus ou moins, et puis au fil de la journée, jusqu'à 15h, enfin que je finisse ma journée, plus ça allait, moins j'y allais en tant que, avec ma blouse si vous voulez, après je me déshabillais au vestiaire, j'allais la voir en civil. Bon, et puis là, j'avais vraiment laissé le côté… on parlait même pas de médical. On parlait d'autres choses mais on parlait pas de médical. Enfin une fois je lui ai demandé : mais enfin

comment tu l'as contracté, enfin parce que je pense qu'il est important d'avoir aussi des relations franches, mais bon, c'était… peut-être une question comme ça sur quinze, seize heures de conversation. (....) Elle s'était piqué il y a cinq, six ans. Et elle

avait fait ça peut être, enfin, d'après ce qu'elle m'a dit, elle m'a dit: "j'ai peut-être fait ça une dizaine de fois et puis c'est la malchance." Donc je… je l'ai crue, je le crois.

C'était pas une personne qui était dépendante de ça. Et puis ça s'est manifesté par

des ganglions au début, elle avait été hospitalisée ailleurs et ça c'était très mal passé, et ensuite elle a été orientée dans notre service parce qu'elle a été atteinte de ça."

L'origine de la contamination reste incompréhensible lorsqu'il s'agit de quelqu'un de connu. Le questionnement sur celle-ci suscite la gêne du locuteur. La pratique d'injection de drogue reconnue, celle-ci fait l'objet d'une attitude contradictoire. D'une part, la "toxicomanie" de la "copine" est minimisée et la contamination attribuée à la malchance. D'autre part, une équivalence est posée entre la "toxicomanie" et le "sida" qui sont exprimés au travers du "ça".

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Les deux situations que nous venons de commenter font apparaître le trouble lié à la découverte de l'atteinte d'une personne connue ou bien, plus ou moins proche, et dont rien ne laissait supposer a priori qu'elle puisse avoir eu les conduites considérées comme fautives et attribuées aux "groupes à risques". Ce trouble semble beaucoup plus fondé sur la mise en doute des classifications établies par les locuteurs que sur la compassion face à l'atteinte d'un membre de l'entourage social, qui passe au second plan. Le processus semble emprunter la voie d'un mécanisme de défense contre l'identification à la personne atteinte. En effet, l'atteinte d'une personne reconnue comme faisant partie des "gens du soi" apparaît comme une menace directe. On a bien remarqué les qualificatifs employés pour décrire "les maris" ("le salaud") qui ont transmis le VIH à leur épouse. Dans le cas des personnes connues, on observe un mouvement de désidentification. Ce mouvement est à l'inverse de celui qui anime les soignants

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