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Les effets de saturation de la pratique professionnelle dans la vie privée

Dans le document DES INFIRMIERES FACE AU SIDA (Page 193-196)

Pour certaines infirmières, le travail a des retentissements dans le domaine privé. Certaines d'entre elles sont envahies, hors de l'institution, par les questions que soulève la prise en charge de certains patients. Ces questions les taraudent parfois de manière douloureuse surtout quand elles ne peuvent pas prendre de distance par rapport à leur pratique professionnelle:

" dans des services...ça se pense mais ça ne se dit pas.(....) moi je pensais à ça tout le temps. Je restais chez moi j'y pensais, je me disais "comment ils vont être demain" les enfants et tout...Il parait qu'il faut tout laisser à l'hôpital mais on n'arrive pas chez soi en oubliant tout ce qu'on a laissé, on peut pas fonctionner comme ça..." Orèle.

Certaines infirmières tentent de se dégager de leur vécu professionnel. Elles y parviennent plus aisément quand le pronostic vital des patients n'est pas encore en jeu; pourtant les discours de ces derniers les préoccupent même lorsqu'elles ont quitté l'institution:

"J'évite de parler de mon travail à la maison (...) mais euh pour les choses importantes ou que quelquefois j'ai vécu euh très durement vous savez des fois les gens vous

disent des choses très fortes et euh bon ça vous trotte dans la tête quoi. (...) J'en parle, sinon je n'en parle pas." Geneviève .

Parfois, c'est le comportement des patients qui les préoccupent, y compris lorsque ceux-ci ont quitté l'hôpital. Les risques qu'ils prennent, notamment en ce qui concerne l'usage des seringues ou/et leurs pratiques sexuelles non protégées, génèrent le sentiment d'une surcharge permanente d'angoisse:

"Chez les toxicos, quand ils sont sortis d'ici, ils ont déjà la seringue à la main et qu'on se crève pour les soigner. J'y pense seulement c'est un peu désespérant, des fois j'y pense chez moi, dans ma voiture. Je les soignerai tous pareil. Je mets le mode de contamination à part." Bertille (infirmière).

Le processus défensif utilisé pour combattre l'angoisse de l'envahissement aboutit à un mode de pensée paradoxal: cette infirmière pense qu'elle ne fait pas de différence entre les malades, en fonction du mode de contamination, mais elle considère les toxicomanes comme des "mauvais" patients. Ce jugement lui permet de décharger son angoisse contre eux et de la circonscrire par rapport à un groupe déterminé. Le sentiment de soigner tous les patients de la même manière est un moyen qui, en se référant à la déontologie, lui permet de se dégager d'un vécu affectif intersubjectif. Le fait d'avoir recours à une pratique professionnelle reconnue lui permet également de lutter contre le sentiment d'impuissance éprouvé face aux toxicomanes séropositifs. L'affirmation de l'identité professionnelle constitue un mode de défense contre l'angoisse. Elle légitime les pratiques de soins et tend à déculpabiliser l'infirmière face à la surcharge émotionnelle qui envahit sa vie privée. Les mécanismes de défense ont pour objectif de projeter sur ces patients le rôle de "mauvais objet".

Pour certaines infirmières, plus le nombre de patients sidéens qui décèdent dans le service est important, plus la distance est difficile à prendre ou à maintenir par rapport à l'angoisse. Les patients en phase terminale et de nombreux décès rendent omniprésente la représentation mortifère de la maladie et maintiennent en permanence un seuil élevé d'angoisse. La mort d'autrui réactive la représentation de sa propre mort et parfois celle de ses proches. L'absence de distance par rapport à l'angoisse de mort fait échec à la pulsion de vie.

Des décompensations névrotiques réactionnelles peuvent intervenir chez certaines infirmières lorsque le taux de mortalité est élevé parmi leurs patients, ou dans le service, et ce, durant la même période. L'angoisse de mort envahit alors leur vie psychique et a des conséquences sur leur vécu personnel:

" depuis 81 je crois que c'est la première année l'année dernière où j'ai craqué, parce que j'avais perdu au mois de juillet euh un malade tous les deux jours donc ça m'a fait euh que j'ai perdu quatorze malades, et j'en avais comme ça et de toutes façons euh je je donc j'ai craqué euh nerveusement je veux dire euh je les je me suis donnée à fond pour ces malades, je les ai perdus, donc c'est aussi très douloureux parce que vous vous en occupez, ensuite étant donné le... le maximum de vous(...) et c'est la première fois que j'ai du prendre quelque chose pour euh... trouver le sommeil(...). Je ne comprenais pas pourquoi je n'arrivais pas à m'endormir, pour qui j'étais réveillée en permanence, pourquoi euh le matin je je me réveillais je pleurais de rien qu'à euh de

savoir que je venais euh dans mon service, enfin travailler. Donc j'ai pris conscience que bon il fa... c'était pas bien quoi et que que j'en étais à saturation et il fallait que je fasse quelque chose (...).C'était euh c'était beaucoup trop de perdre mes malades. Parce que ils nous appartiennent euh entre guillemets un peu, enfin je veux dire et eux aussi, eux ils ont l'impression qu'on leur appartient un peu quelque part je veux dire. " Geneviève .

Les affects éprouvés au cours de la vie professionnelle envahissent la vie personnelle lorsqu'un nombre important de patients en phase terminale sont suivis par la même équipe. Des liens affectifs profonds se tissent entre les infirmières et leurs patients au cours de la prise en charge. Ces liens créent une relation d'attachement et une dépendance affective entre elles et les patients. Ces relations sont d'autant plus fortes que les soins sont effectués pendant longtemps et que les infirmières assistent à la déchéance de leurs malades. La mort des patients est presque toujours ressentie comme un échec personnel. Elle renforce la représentation mortifère de la maladie et confronte les infirmières à un sentiment d'impuissance qui génère de la culpabilité. L'angoisse de la perte (la perte de l'autre et la perte d'une partie de soi considérée jusqu'alors comme "bonne", au sens où Winnicott décrit "la bonne mère", et qui est sublimée dans la fonction infirmière) réactive l'angoisse de castration, car le narcissisme subit une blessure:

"Donc comme ça faisait quatre ans, en plus, et des malades que ça faisait quatre ans que je m'occupais euh, je savais que ça allait m'arriver." Geneviève .

"C'est le deuxième malade mort du sida. Il était dans le coma, je croyais qu'il ne ressentait plus rien puis j'ai vu des larmes couler sur son visage, je lui ai tenu la main et il est mort. J'y ai pensé pendant une semaine très souvent. J'ai fait des recherches sur la mort. Je cherchais des livres sur la mort, c'était un besoin morbide. (....) je ne concevais pas qu'un être humain puisse souffrir ainsi: j'y ai réfléchi longtemps." Orèle . Le processus d'intellectualisation constitue un moyen de se dégager de l'angoisse véhiculée par la pratique professionnelle. Le besoin de lire des ouvrages sur la mort envahit la vie psychique, tant dans le champ professionnel que privé. Il permet aussi de rationaliser le vécu mortifère de manière à canaliser l'angoisse. Il constitue une forme de réparation et de restauration narcissique par rapport au sentiment d'échec et de dévalorisation que génère la pratique professionnelle dans ce cas.

Une élève-infirmière a noué des relations amicales avec ses patients :

"Moi je sais, je vous dis, j'ai gardé des contacts avec ces malades-là, après bon, quand ils étaient dans un autre hôpital, hospitalisés pour autre chose, j'allais les voir. C'étaient vraiment des copains(....) et puis ça les a aidés, je sais que ça les a un peu aidés les relations qu'on a eues, parce qu'on me l'a dit, bon, et puis moi aussi ça m'a aidée à vaincre un peu cette peur que j'avais avant. " Caroline (élève-infirmière). Le fait de connaître personnellement des patients infectés par le virus modifie la représentation anxiogène de la maladie et du malade. Le patient, perçu comme un semblable, devient plus familier et permet à cette élève, par un processus d'identification de prodiguer des soins sans que les contacts corporels soient trop redoutés. La représentation de la maladie est alors moins effrayante. Elle

perd un peu ses caractéristiques mortifères et permet à cette élève de ne pas être submergée par l'angoisse que génèrent à la fois la présence du virus et du patient.

L'absence de distance provoque des troubles psychiques qui ont des répercussions dans la vie privée chez une élève en psychiatrie:

"J'ai vraiment peur parce que j' me dis "où on va?" (...) Les gens vont pas continuer de mourir comme ça. Avant je m'en foutais complètement et depuis le stage je me dis "mais c'est pas possible" (...) maintenant je me dis "si je sors je vais me faire écraser" je pense souvent à des trucs comme ça, avant j'étais bien je ne pensais pas à la mort mais depuis ce stage ça m'a marquée. Parfois je ne pense même pas à la mienne, je pense à mon ami, il est coursier, je me dis "un jour il ne va pas rentrer (...) il a eu un accident" (...) je me dis "s'il mourait comment je ferais? (...) comment je ferais pour l'enterrer?". Sylviane (élève-infirmière en psychiatrie).

La confrontation avec des patients sidéens en phase terminale génère chez Sylviane des représentations mortifères qui affectent ses relations avec son entourage. La représentation de la mort devient omniprésente et crée un sentiment de malaise et d'insécurité.

Prise de distance et complémentarité entre le champ

Dans le document DES INFIRMIERES FACE AU SIDA (Page 193-196)