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La gestion d'un drame

Dans le document DES INFIRMIERES FACE AU SIDA (Page 137-139)

Les éducatrices et assistantes sociales sont confrontées à des situations "qui véhiculent beaucoup d'angoisse" qualifiées de très lourdes; elles se sentent parfois surchargées non pas tant par la quantité de travail que par son poids. "C'est l'horreur". Cependant elles ont bien davantage que les infirmières la possibilité de se protéger physiquement et de se mettre à distance. Lorsque par exemple leurs clients vont très mal, elle peuvent passer la main:

"maintenant je sais que je ne vais pas être contaminée (…) je me disais avant: vous ne relevez pas de moi " (Armande)

" je l'ai pas vu au moment de son décès, enfin vers la fin quoi (…) il m'aurait demandé d'aller le voir à l'hôpital, j'y serais allée. Je ne sais pas comment j'aurais réagi, parce que d'après les descriptions que j'en ai eues, c'était pas très, pas très joli quand même, c'était quand même très dur à supporter (Sylvie)

Les infirmières décrivent une ambiance de travail auprès des sidéens très dure, moralement et physiquement, surtout lors des phases terminales, une atmosphère lourde, pesante, avec un ressenti d'agression et de morbidité. Il y a drame, traumatisme répété, impression de catastrophe.

Simon traduit cette sensation dans la perception même qu'il a du mot "sida": "le fait de dire "sida" ça fait phénoménal, ça n'explique rien du tout, on a comme ça l'expression de quelque chose, une chape de plomb qui nous tombe là-dessus. "

On perçoit là une double angoisse, celle d'une part liée au risque quant à soi, et celle d'autre part liée à la souffrance et à la mort de l'autre.

Les affects sont parfois mis à distance ou nuancés par une relativisation des situations vécues, par la comparaison avec d'autres cas dramatiques:

"c'est dramatique… mais pas plus que de se retrouver devant un enfant leucémique qui est quasiment condamné, devant un cancer devant lequel on ne peut plus rien" Jérôme.

Ou bien la critique des autres soignants, l'agressivité contre autrui, la projection sur un bouc émissaire, ou simplement la colère réussissent à déplacer au dehors le trop plein d'angoisse:

"j'étais outrée par les ambulanciers gantés-masqués" Odile. "J'ai envie de leur mettre un coup de pied aux fesses" Amandine.

Et puis il y a des moments où le doute ou le découragement sont les plus forts: "Je me donne un mal fou, des fois c'est des journées absolument dingues, on a du travail, on se bat pour la vie, et puis c'est vrai, des fois je me pose des questions; je me bats, bon, ça me plaît, mais à quoi ça sert?" Odile.

Parfois c'est l'intolérable qui surgit, submerge, et gêne la pratique et le travail quotidiens:

"quand on est fatigué, on a des accès de peur irrationnelle; il y a des fois ici je me surprends à brusquement prendre des précautions que je ne prends jamais par ailleurs, parce qu'il me prend des peurs. C'est un peu irraisonné, mais enfin ça peut arriver à chacun quand on est fatigué" Olivia.

Un sentiment souvent inconscient et insidieux s'infiltre dans les esprits: le doute ou le soupçon. Ceux qui ne travaillent qu'occasionnellement avec des séropositifs ou des sidéens évoquent la difficulté d'évaluer si tel patient fait ou non partie d'un groupe à risque, et de donner des soins sans savoir si le patient est séropositif; l'insécurité, la méfiance, l'inquiétude que cela provoque ne sont que peu formulées, mais sont très présentes à l'état latent:

"il y a des gens qu'on ne soupçonne pas " (Bernadette)

"des gens qui ont beaucoup maigri, qui ont des ganglions, on se doute un petit peu" "c'est vrai aussi qu'il y a des gens âgés qui ont été transfusés, on s'en méfie peut-être pas non plus" (Germaine)

On observe aussi une gêne d'être prévenue de la séropositivité d'un patient, comme de ne pas l'être. Il faut dire qu'il y a manière et manière de le faire, mais il existe toute une aura autour de la révélation au soignant du diagnostic fatal:

"par moments j'ai été très déçu du fait qu'on ne nous prévenait pas, ou, quand on nous prévenait, c'était avec, euh, je dirais quelque chose de magique, enfin je ressentais cela comme ça, on avait un peu peur de dire les choses, il fallait le dire tout bas, il fallait pas le dire simplement, ça, ça me gênait" . Simon

Autant la peur de la contamination était clairement énoncée à l'évocation par les infirmières du "premier souvenir du sida", autant elle est massivement refoulée par la suite, avec la force de l'habitude, et la familiarisation avec la situation. Au fil du temps, l'angoisse liée à la mort virtuelle du sidéen, et celle liée au risque de contamination, ne sont plus identifiées séparément, mais en

fait elles s'entremêlent, s'interpénètrent, se surajoutent, se renforcent mutuellement.

On comprend mieux alors le relâchement si souvent décrit quant aux précautions (que l'on retrouvera identique au niveau du préservatif et des autres précautions concernant la vie sexuelle). Certes les infirmières respectent à leur façon certaines précautions, gardent quelque part l'idée d'un risque, mais rares sont celles qui restent strictes à ce sujet (Angèle, Anita). La peur du danger encouru n'est pas intégrée:

"Quand je ramasse une compresse pleine de sang, bon ben souvent on a des petites coupures sur les mains, etc… et moi je ramasse ça avec mes doigts… ce que je devrais pas… je sais que je devrais pas le faire, mais je le fais quand même… parce que ça va plus vite, et que je prends pas le temps de prendre de précautions. Je me dis, bon, ben… t'es un peu folle de faire ça, mais je le fais quand même!" Géraldine

Une rationalisation souvent donnée, outre le manque de temps, est celle de dire qu'on exerce un métier à risques. La peur est recouverte par l'urgence des soins à donner, ou masquée, par la relation d'aide chargée de sollicitude.

"Par rapport à mes collègues je crois qu'ils ont subi la même évolution: dans un premier temps, je dirais presque de rejet du malade, ensuite une peur, et maintenant les traiter comme les autres. Le gros risque quand même c'est de ne pas tomber dans l'excès inverse à savoir ne plus prendre aucune précaution." Jérôme

On observe la même chose pour ce qui concerne le jugement moral. Le rejet parfois ressenti lors des premières rencontres avec les séropositifs ou les sidéens se transforme peu à peu en sollicitude. Plus le patient est souffrant, plus sa qualité de "personne malade ayant besoin de soins" prend de l'importance. Les assistantes sociales décrivent aussi combien la prise en charge de séropositifs ou de sidéens les a fait professionnellement et personnellement évoluer; mais elles avaient au départ une position idéologique d'ouverture et de tolérance différente de celle des infirmières. Pour ce qui est par exemple du soupçon ou de la méfiance à l'égard de leurs clients, les travailleurs sociaux en sont davantage conscients et les dénoncent vigoureusement comme facteurs surajoutés d'exclusion et de rejet.

Dans le document DES INFIRMIERES FACE AU SIDA (Page 137-139)