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La dynamique d’acquisition des savoirs africains par les Québécois

3.2 Les percussions latines

3.2.2 Pierre Cormier, spécialiste en percussions cubaines

Pierre Cormier est né à Laval et durant son adolescence, vers la fin des années 1960, il joue dans différents groupes de musique populaire comme batteur (batterie). À l’âge de 17 ans, il quitte la maison familiale et trouve du travail dans le domaine du spectacle auprès d’un décorateur de scène. C’est à ce moment que les percussions sont entrées dans sa vie. Au Café Mojo, un de ces soirs de sortie avec ses amis, le jam hebdomadaire est à l’affiche et Pierre Cormier est touché par le jeu de Dido Morris. Encouragé par ses compagnons, il demande à Dido de lui donner des cours de percussion. Sa détermination est forte, mais il n’a même pas de tambour en sa possession. C’est son collègue de travail, le décorateur, qui lui prêtera un conga que lui avait laissé, au hasard d’un soir, Plume Latraverse. En quelques semaines, l’apprenti tambourineur démontre une facilité qui impressionne comme il nous l’explique dans cet extrait : « Toi t’é venu au monde pour ça ». [lui dit Dido Morriss] Ç’a décollé vite mon affaire en percussion. J’ai pris sept ou huit cours et je voulais qu’il me montre des affaires qu’il ne savait pas213.» Mais ce n’était pas ça! Pierre voulait apprendre la percussion latine et les connaissances de Dido ne correspondaient pas à ses attentes. « Moi, je voulais faire du latin et lui, ce n’était pas son domaine, il aimait le style africain. Dido faisait des mélanges, il n’avait pas vraiment fait d’études214. » C'est qu'à cette époque, le tambour joué aux États-Unis est celui d'Olatunji qui est nigérien et dans une moindre mesure celui de Ladji Camara.

Comme Francine Martel et Daniel Bellegarde, Pierre Cormier a fait ses premières expériences significatives percussives auprès d’un percussionniste immigrant, dans son cas un spécialiste de la musique latine venu de Colombie : Joé Armando. Comme le faisait Yaya Diallo avec ses recrues, Armando montrait les rythmes du répertoire musical dans un contexte de préparation au spectacle. Voici comment Pierre Cormier décrit les évènements :

213 A01 Pierre Cormier 05.45 Montréal 05-09-2012 par Monique Provost 214 (ibid., 198)

179 Entre 1973 et 1974, j’habitais dans un édifice où il y avait un club latin et Joé Armando m’a entendu pratiquer. Il est monté me voir, il cherchait un musicien. Il m’a montré le répertoire, les structures, les breaks. J’ai joué dans les clubs avec lui.

Il faut spécifier que Joé Armando est un percussionniste de timbalès215 venu de Colombie. Ce

tambour est un peu semblable à des caisses claires maintenues sur des supports qui permettent au percussionniste de jouer debout. Le tambour est frappé avec des baguettes de bois. Joé Armando est arrivé au Québec dans le cadre de l’Expo67 avec un groupe de musique latine et devant le succès et l’engouement des Québécois, il s’est installé au Québec. Il n’existait pas alors de groupes locaux de musique latine selon le témoignage d’Armando. Ce dernier était un autodidacte et on peut très bien imaginer que son apprentissage par imprégnation musicale lui a laissé peu de moyens pour « expliquer » les musiques apprises par instinct et mémorisation musicale. Il semble que Pierre Cormier, lui, voulait comprendre et aspirait plutôt à un transfert de connaissances explicatif, comme en témoigne son choix d’entrer à l’école de percussion Drummer's Collective :

Avec John Rudel, j’apprenais beaucoup par lui, car il avait étudié à New York. [...] J’ai rencontré un autre musicien, un Colombien qui m’amène à New York. Le musicien m’a dit « c’est plus profond que ça, la musique latine. » Il m’a montré comment la clavé216 fonctionnait, comment les arrangements rythmiques ça fonctionnait. J’avais pas appris ça [avec Joé Armando] J’ai fait un pas de plus en avant à New York, j’allais un gros step en avant, une grosse marche. J’ai demandé une bourse au Conseil des Arts pour étudier au Drummer’s Collectiv217 avec Franky Malabe218. J’ai approfondi cette chose-là. Là, j’ai vu que les cours c’était sérieux. Comment le bongo marchait, comment les congas les timbales... J’ai aussi eu une introduction avec un autre

215 Voir l’annexe de présentation des percussions.

216 Clavé : “Rhythmic concept. The clave is the main rhythmic organizing principle in much sacred, folkloric, and popular music throughout the Americas and the Caribbean, similar in function to a sub-Saharan rhythmic timeline, from which it originated. Claves are played in duple and compound meters, though felt in duple rhythm. This entry focuses on Cuban clave patterns, to which the otherclaves are related. Clave patterns determine how dancers move to the music, and how musicians participate in the ensemble.” Groove music online. Oxford University Press, 2007 Consulté le 05-09-2014

217 "Founded in 1977, The Drummers Collective is a world-class learning center for drum set players and percussionists. Programs of study range from part-time weekly or bi-weekly private lessons, to 10-week to 2-year comprehensive full-time study programs. Small group sessions and private lessons are taught by some of the most respected players in the music community, with years of recording and performance experience. Courses are geared toward developing real-world performance skills. Short and long-term programs can be arranged to suit individual schedule needs and financial circumstances.

Site Web : http ://thecollective.edu/539/Drummers_Collective

218 Frank Malabe est né à New York, commence sa vie professionnelle en 1950 avec le Anger Rene Orchestra. Entre 1960 et 1970, le percussionniste a joué et enregistré des disques avec les plus grands du jazz-latin, dont Pete Terrace, Tito Puente, Louie Ramirez, La Plata and La Playa et Celia Cruz. En 1970, il devient professeur au Drummer’s Collective et donne des ateliers dans diverses grandes villes du monde et même au Brésil. C’est un spécialiste des rythmes cubains. Référence : Malabe, Frank et Weiner, 1990, Afro-Cuban Rhythms for Drumset, Manathan Music

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professeur aux percussions afro-cubaines traditionnelles. J’ai étudié le folklore afro- cubain, les percussions afro-cubaines. Là, c’est vraiment la science de la chose. C’est vraiment des gens qui étudient ça. Là, ça m’a ouvert beaucoup, beaucoup d’horizons.

Ce que Pierre Cormier recherche, c’est plus qu’un apprentissage par imitation : il veut comprendre. John Rudel a fait des études universitaires et ce musicien cité par Cormier semble lui révéler un espace de connaissance réfléchi, plus que d’imprégnation. Le Drummer’s Collective, une institution née en 1979, invite les percussionnistes de réputation mondiale à enseigner ou à donner des ateliers et des stages. L'école constitue encore aujourd’hui un carrefour tant mondial que mondialisant des pratiques percussives.

Pierre Cormier ne fait pas mention de ses contributions avec Yaya Diallo ou Georges Rodriguez, ou encore avec Vovô, qui sera présenté un peu plus loin. Ce sont les témoignages de ses pairs qui m’informent de leurs collaborations. Cela tend à démontrer qu’elles n’ont pas la même valeur pour lui que les apprentissages et transmissions qu’il nomme sans détour. New York est le lieu du savoir des percussions latines pour Pierre Cormier, en tout cas durant une période de sa vie. D’ailleurs, cette institution est aussi reconnue comme telle par les États québécois et canadien, lesquels octroient des bourses de perfectionnement aux percussionnistes qui détiennent le statut de musiciens professionnels. Les États-Unis sont le lieu d’apprentissage des musiques latines dans les années 1980 et le Drummer’s Collective est devenu une espèce de Mecque de la percussion. Mais est-ce suffisant pour combler les aspirations d’authenticité de Cormier?

Lors de son stage à New York, Pierre Cormier a fait l’expérience du folklore cubain, y compris de la pratique traditionnelle des tambours batà219. Quand les Cubains sont arrivés à Montréal en 1981, me dit Pierre Cormier, il s’est voué complètement au folklore cubain. Ce fait énoncé par Pierre Cormier marque un repère dans l’histoire des percussions frappées à la main du Québec, celui de la relation au folklore cubain. Les Cubains dont il parle sont Frank Ascaso et Lazaro René. Plusieurs percussionnistes latins ont révélé avoir été touchés par les rythmes et tambours cubains plus traditionnels joués par ces deux musiciens qui se trouvaient parmi les très rares immigrants à

219 Voir l’annexe de présentation des percussions. Kali Argyriadis, « Les batá deux fois sacrés », Civilisations [En

ligne], 53 | 2005, mis en ligne le 24 janvier 2009, consulté le 13 octobre 2012. URL :

181 provenir de Cuba. Et les tambours batà sont arrivés au Québec avec Frank Ascaso. À la différence des Africains qui se sont improvisés percussionnistes, les Cubains immigrants étaient des musiciens professionnels. Pierre Cormier a travaillé le folklore cubain avec cet autochtone cubain, Ascaso, dont il dit « qu’il connaissait ça pas mal » laissant supposer qu’il existait mieux, laissant supposer une étape supérieure de la connaissance. Ensemble, ils ont formé le groupe Batanes et présenté une série de spectacles. Mais pour survivre, Pierre Cormier continuait à jouer dans les boîtes de nuit.

Finalement, son apprentissage ultime, l’authentique, sera celui d’une série de voyages au pays d’origine, entre 1992 et 1995. Il ira chaque année pour quelques mois étudier, d’abord le folklore et enfin la musique cubaine plus moderne, qui implique une plus grande virtuosité. Il a été l’élève de Tomas Ramos Ortiz « El Panga », un percussionniste dont la renommée mobilise des étudiants d’un peu partout sur la planète, aux dires de Pierre Cormier. Même après toutes ces années d’étude et de pratique assidues, ce dernier me confie qu’on ne pourra jamais égaler les Cubains dans leurs pratiques du tambour, parce qu’ils sont nés dedans et qu’ils font ça toute la journée.

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Résumé de la carrière de Pierre Cormier

Pierre Cormier débute ses études en percussions afro-cubaines au Drummer's Collective à New York en 1980, pour ensuite poursuivre des études en tambours batà220 à Cuba, en 1992. Il se consacre depuis vingt ans à la percussion afro-cubaine. En utilisant les rythmes de la salsa, du jazz- latin et du folklore afro-cubain, il a créé plusieurs groupes de styles différents, tels que Kines,

Batanes et Combo Sublime. Il s’est spécialisé également en accompagnement dans divers

domaines : fusion, jazz et musique populaire. Il enseigne depuis plusieurs années à la Faculté de musique de l’UQAM, la percussion afro-cubaine, la musique d’ensemble et le combo latin (petite formation musicale)221.