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Histoire du djembé au Québec

2.5 Présentation des Africains pionniers du djembé 1 Yaya Diallo (Mali)

2.5.3 Ibrahim Gaye (Sénégal)

Aujourd’hui décédé, Ibrahim Gaye était un Sénégalais qui a immigré au Québec en 1979165. S’il figure dans cette recherche, c’est qu’il a été largement cité par mes informateurs166 et qu’il a été membre de plusieurs groupes de musique africaine au Québec. Il a fait partie du groupe de Yaya Diallo : « J’ai formé Cléba. Ibrahim est venu, il est arrivé avec Jeunesse Canada Monde, il habitait Trois-Rivières au début. Il est retourné au Sénégal et puis est revenu, on a formé le groupe. » En effet, ce n’était pas un étudiant universitaire, et c’est l’attirance des Québécois pour sa culture africaine qui l’a motivé à s’installer comme immigrant. Après une première visite dans le cadre d’un voyage organisé par Jeunesse Canada Monde, il a pris la décision d’immigrer au Québec.

Comme la plupart des premiers Africains qui ont transmis leur culture musicale aux Québécois qui les sollicitaient, Ibrahim s’est réapproprié sa culture pour la mettre en pratique. Le jeune sénégalais

164 Daniel Prénoveau est reconnu comme percussionniste dans la région de Lanaudière. Mais il attribue son apprentissage et sa crédibilité musicienne « au voyage » sur les lieux même de l’Afrique de l’Ouest. Prénoveau, qui a plutôt fait carrière dans les années 1990, n’est pas cité par mes informateurs.

165 J’ai peu d’informations officielles sur Ibrahim Gaye. Je ne sais pas s’il était immigrant reçu par exemple. De plus, il vivait à Québec et est décédé depuis plusieurs années.

166 V 04 Bellegarde Daniel 08-08-2012 Montréal 01.57 par Monique Provost, V 09 Yaya Diallo 25.10 Louiseville Kentucky 01-08-2011 par Monique Provost

151 était un excellent danseur et selon Daniel Bellegarde, il avait une connaissance intuitive et une oreille musicale infaillible. Il connaissait toutes les parties rythmiques par cœur, sans pour autant les jouer.

Il jouait pas mal, mais c’est pas un joueur. Excellent danseur et très travailleur. On a travaillé avec Yaya, on répétait 4 à 5 heures par jour Ibrahim et moi. On répétait chez moi, chez lui, dans un parc, un répertoire de musique du Mali de Yaya. Puis un répertoire de la musique sénégalaise et des choses de la Guinée167.

Aux dires des informateurs, il émanait du jeune Sénégalais un tempérament d'artiste, car il possédait un charisme impressionnant sur scène. Ibrahim Gaye s'employait à faire connaître le jeu du sabar. Daniel Bellegarde et Ibrahim Gaye ont repiqué les rythmes africains ensemble à partir d’enregistrements sonores ramenés par Ibrahim du Sénégal. Tout comme Yaya Diallo et David Thiaw, Ibrahim Gaye est devenu une personne ressource pour les apprentis percussionnistes québécois, simplement parce qu’il connaissait la musique et la culture africaine. Il a initié plusieurs musiciens à la technique de frappe sénégalaise du rythme sabar168, qui consiste à combiner les coups donnés par une baguette à ceux frappés par la main. Un autre percussionniste québécois pionnier du tambour frappé à la main, André Martin, témoigne de la marque qu'a laissée dans sa vie la rencontre d'Ibrahim Gaye.

J’ai fait l’accompagnement de danse moderne169 avec Ibrahim Gaye. Pour moi, c’est un des premiers que j’ai connus [africains percussionnistes] et que je constatais qu’il y avait quelque chose là. Moi, je connais pas la musique sénégalaise. J’ai accompagné une classe de danse avec lui. C’était le premier qui nous a montré comment changer une peau. Il achetait une peau de chèvre et comment l’arranger, ça sentait la chèvre chez nous. Quête d’exotisme, c’est comme voyager à Montréal. On découvrait tout ce monde-là170.

Ibrahim a fréquenté Michel Séguin et ses fils Marc et Michel Jr avec lesquels il partageait l’amour des rythmes du Sénégal171. Très actif dans le milieu montréalais comme transmetteur de sa culture, Ibrahim Gaye a absorbé lui aussi tous les rythmes du monde percussif multiculturel auquel il

167 V04- Daniel Bellegarde 00.04 Montréal 08-08-2012 par Monique Provost

168 Voir l’annexe de présentation des percussions : les sabars sont une famille d’instruments africains du Sénégal. 169 La danse moderne, contemporaine et à l’époque le Ballet Jazz ont beaucoup utilisé les percussionnistes et c’est

encore le cas aujourd’hui.

170 A022 André Martin 06.49Montréal 11-08-2012 par Monique Provost 171 V08 Bellegarde Daniel : 00.12 Montréal 08-08-2012 par Monique Provost

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accédait. Ainsi, en plus de jouer avec Yaya Diallo, il a aussi joué avec Georges Rodriguez dans EsSpecial et dans Rada 172en 1981, moment où il fit la rencontre d’André Martin.

Mais c’est à Québec qu’il a mené le plus gros de sa carrière musicale et dansée. Ibrahim a rayonné sur tous les gens de Québec dira avec enthousiasme Daniel Bellegarde :

Énormément sur tous les gens de Québec. La Ville de Québec au complet. Il a eu une décision à prendre, il a décidé de vivre à Québec et a influencé plein de gens. Il a fait un disque qui s’appelle Ndadje avec Raynald Drouin, Maurice Bouchard, Pierre Tangay, Dan Martel. Raynald Drouin est un professeur au conservatoire de Québec en percussion, très connu à l’Université Laval, un musicien des plus connus de la ville de Québec, qui a formé beaucoup de jeunes. Ibrahim était tout seul d’Africain à Québec. Sa contribution est énorme! Juste de montrer une main et une baguette173. (Daniel Bellegarde)

Le Sénégalais a enregistré le disque N’Dadje en 1985 sur l’étiquette Nouvel Art, avec des musiciens de Québec dont le batteur Raynald Drouin, Alain Bédard à la basse, Gilles Bernard au piano, Joseph Maurice au saxophone et au balafon et N’Djouga Sarr au chant, aussi Sénégalais.

La vie d'Ibrahim Gaye au Québec contribue à démontrer que le seul fait d’être en contact avec un Africain qui jouait du tambour constituait déjà une forme d’apprentissage de cette culture que les Québécois pouvaient enfin découvrir en direct.

2.6 Conclusion

Le tambour frappé à la main ne faisait pas partie de l’histoire du Québec. Étrangement, ces pratiques percussives frappées à la main ne s’étaient pas non plus développées aux États-Unis avant les années 1970, malgré une composition démographique composée d’un important contingent d’Afro-Américains descendant directement d’Afrique. C’est avec et à partir des musiques en provenance des Caraïbes que les congas arrivent en Amérique du Nord, et c’est avec le jazz des Noirs américains qu’ils arrivent au Québec. Le djembé aurait très bien pu suivre cette route, mais l’histoire québécoise du djembé démontre que le tambour a voyagé en ligne directe entre l’Afrique

172 V07 Bellegarde Daniel : 00.00 Montréal 08-08-2012 par Monique Provost 173 V05 Bellegarde Daniel 00.01 Montréal 08-08-2012 par Monique Provost

153 et le Québec. À la lueur des informations soumises dans ce chapitre, on peut faire le postulat que le Québec a développé des relations privilégiées avec l’Afrique francophone, en raison d’une affinité linguistique et de leur appartenance commune à la Francophonie internationale.

Il y a eu très peu d’immigrants africains au Québec avant les années 2000, et les Québécois ne connaissaient l’Afrique de l'Ouest que par l’œil du clergé et des missions catholiques. L’apprentissage collectif de la culture africaine du djembé par les Québécois s’est fait progressivement, et les premiers Africains à assumer le rôle de médiateurs culturels des pratiques percussives ont été portés par l’engouement des Québécois pour leur culture traditionnelle, eux, qui étaient pourtant au Québec pour apprendre la modernité. Les premiers à assumer le rôle de médiateur trouvèrent dans ce goût des Québécois pour la culture traditionnelle africaine une opportunité d’intégration. Leur contribution est peu connue et je souhaite, à travers cette recherche, contribuer à les faire connaître.

L’apprentissage québécois de l’Afrique de l'Ouest a commencé avec les étudiants africains et les quelques immigrants qui ont osé se montrer Africains au Québec. Mais comme nous le verrons dans le chapitre suivant, ce n’était qu’une des étapes dans l’instauration d’un modèle interculturel en voie de mondialisation.

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Chapitre 3

La dynamique d’acquisition des savoirs africains par