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La dynamique d’acquisition des savoirs africains par les Québécois

3.1 Les pionniers québécois du djembé – Stratégies d’acquisition des pratiques

3.1.1 Daniel Bellegarde

Daniel Bellegarde est né en 1959 à Montréal d’un père haïtien et d’une mère québécoise. Il a été initié à la musique par deux cousins musiciens : le pianiste et chanteur Eddy Prophète membre important de la communauté haïtienne montréalaise, et André (Eddy) Bellegarde, un musicien très connu qui jouait avec le groupe Les Ambassadeurs d’Haïti. Daniel raconte qu’il a grandi avec la musique haïtienne à la maison : « Mon père avait une passion pour la danse et la musique haïtienne. À son retour du travail, il bricolait dans le sous-sol avec la musique haïtienne à fond la caisse : compas, cadence rampa, meringué, cha-cha174. » Sa mère, elle, préférait Aznavour et Édith Piaf et détestait la musique québécoise, bien qu’elle fut québécoise elle-même. La famille Bellegarde, en Haïti, est une famille d’intellectuels. Son grand-père est historien et une école porte le nom des Bellegarde (détruite par le tremblement de terre). De plus, il y a Danteste Bellegarde, un écrivain connu qui a été ambassadeur d’Haïti aux Nations Unies.

Comme la plupart des percussionnistes québécois que j’ai interviewés, Daniel Bellegarge a aussi reçu l'héritage musical des années 1970, celle Santana175, mais aussi de George Ben (Brésil). Ses premières expériences au tambour (le conga) se sont déroulées de façon ludique avec ses cousins. Comment est-il arrivé au djembé? C’est lors d’une fête organisée par sa sœur qu’il a eu ses premiers contacts avec le milieu émergent du monde de la percussion montréalaise. Dans ce contexte festif,

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175 On remarque que l’admiration pour le groupe Santana est une constante chez la majorité des percussionnistes interviewés, et ce, sur trois générations.

159 Bellegarde se souvient avoir rencontré trois percussionnistes : Yaya Diallo, Michel Séguin et Pierre Cormier, un spécialiste de la musique cubaine. Il raconte qu'à cette époque, il y avait moins de contrôle sur le bruit, la police n'intervenait pas comme elle le fait aujourd'hui, et jouer du tambour durant une fête était possible. Lors de l’événement, malgré la présence de Michel Séguin, percussionniste vedette reconnu de la scène artistique populaire, c’est Yaya qui le fascinait : « Yaya jouait d’une façon différente, il avait du charisme, une belle façon de faire des solos, d’accompagner, une belle technique. Je me suis dit : c’est avec lui que je veux apprendre176. » Mais Yaya ne donnait pas de cours, il formait des apprentis pour qu’ils contribuent au groupe qu’il s’était mis en tête de former. Le Malien choisit quand même de prendre Daniel Bellegarde sous son aile, lançant probablement la carrière du jeune apprenti, qui n’a jamais cessé de jouer du tambour depuis. Bellegarde raconte :

Il m’a dit : viens chez moi. Et lui venait aussi chez moi, sans frais. Je jouais très sérieusement et il m’a formé pour m’embarquer dans une troupe qui s’appelait Djembékan et ensuite Cléba. Au début, j’accompagnais des rythmes faciles, il a vu que j’avais du potentiel, il m’a fait confiance. Le premier show que j’ai fait c’était dans un sous-sol d’église. À cette époque, il y a avait beaucoup de shows dans les sous-sols d’église. L’église coin St-Laurent et St-Joseph pour une fête africaine. Je portais un costume africain177.

Avec Yaya Diallo, c’est l’apprentissage du répertoire malien et la technique tout en sobriété. Il n’a pas systématisé son enseignement; il faut apprendre à l’africaine, par imprégnation, comme lui- même l’a appris. Mais rapidement, Daniel Bellegarde s’intègre aux activités percussives en émergence, il va aux Tamtams du Mont-Royal et suit de près les prestations des percussionnistes, en particulier au Café Mojo. Il absorbe tout ce qu’il peut, et dans le groupe de Yaya Diallo, il développe une complicité musicale avec Ibrahim Gaye. Les deux apprentis, avides de musique, répètent quatre à cinq heures par jour, pratiquant le répertoire malien transmis par Yaya, quelques pièces de la Guinée, mais aussi le répertoire sénégalais que possède Ibrahim.

Daniel Bellegarde explique son expérience avec Ibrahim : « C’est un danseur qui jouait pas mal, mais ce n’est pas un joueur. » Ibrahim connaît chaque partie rythmique pour chaque tambour dans la polyrythmie sénégalaise, mais il ne sait pas les jouer. Grâce à des enregistrements qu’il a

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rapportés du Sénégal, les deux apprentis travaillent d’arrache-pied à monter un répertoire de percussions sénégalaises constitué des rythmes du tambour sabar : le m’balax178, répertoire traditionnel d’Ibrahim. Pour Bellegarde, c’est une appropriation, pour Ibrahim, c’est une réappropriation. Mais le processus est imbriqué et inséparable; la culture auditive d’Ibrahim et la technique de Bellegarde sont mises en commun.

Cette façon d’échanger, la mise en explication des savoirs appris par imprégnation des Africains, semble être le premier modèle de transfert interculturel. Pour apprendre les rythmes des Africains, les Québécois doivent les attraper en écoutant et en regardant celui qui détient le savoir convoité. L’autochtone est comme une sorte de contenant culturel; il projette sa culture auditive et détient la pertinence culturelle.

Daniel Bellegarde considère comme une valeur le fait de « prendre » la culture, c'est une forme de transmission, même si le procédé tient plus de l’imprégnation que de l’explication. Il dira d’Ibrahim et de Yaya : « Ibrahim et Yaya ont transmis énormément. » Mais qu’en était-il des transmissions de Michel Séguin et de David Thiaw? lui demandai-je. En parlant de Michel Séguin, il me répondit : « À cette époque, il était dans son monde. Il faisait des spectacles et était occupé avec Zacharie Richard. Plus tard, il a été plus généreux. » Pour ce qui est de David Thiaw, Daniel Bellegarde explique d'un ton respectueux : « Il tape bien, mais l’enseignement, la transmission, c’est pas ça. »

Quand il est question de relation maître à élève, Daniel Bellegarde utilise des mots sans équivoque : « George Rodriguez m’a beaucoup montré, il m’a tout montré, c’est mon maître absolu179. » Ce terme qui établit clairement la relation de Bellegarde avec Rodriguez démontre un phénomène de gradation pour décrire les techniques d’acquisition. Cette gradation des types d’apprentissages dans la bouche de Daniel Bellegarde est d’autant plus importante qu’il était là comme apprenti dès le début, et qu’il a joué et reçu les connaissances transmises par tous les pionniers des tambours frappés à la main. Dans la généalogie des pratiques, il est lui-même de la première génération de

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161 percussionnistes formés à partir du milieu des musiciens autochtones. Daniel Bellegarde180 a probablement joué avec tous les percussionnistes de Montréal et depuis le début de l’histoire, il a été membre de presque toutes les formations. Dans son avidité de connaître et avec son talent pour la percussion, il était le récepteur parfait. C’est un musicien polyvalent et facile à intégrer dans différents styles musicaux.

Daniel Bellegarde a fait le voyage en Afrique et a rapporté un des rares djembés présents au Québec à cette époque. : « En 1979-1980 nous étions peut-être tout au plus une dizaine à jouer du djembé et sept ou huit à en posséder un181. » Bien qu’il ait appris des rythmes avec tous les pionniers, il a vu en Georges Rodriguez « autre chose », ce qui l’amène à établir cette relation de maître à élève avec ce percussionniste. Ils sont plusieurs à avoir établi cette gradation dans leur processus d’apprentissage, comme le traduit le récit de Francine Martel.

180 Daniel Bellegarde occupe la scène musicale comme percussionniste pigiste depuis 1983. Il a participé à de nombreuses tournées, notamment pour Robert Charlebois, Émeline Michel, Paulo Ramos, Bia ou encore la danseuse Zab Maboungou, au Québec et à l’international. Son travail de musicien l’a également amené à collaborer avec le Cirque du Soleil en 2010, pour le spectacle Les chemins invisibles. Il a obtenu, en parallèle de ses activités, un baccalauréat en sociologie à l’Université de Montréal en 1984. Depuis 2009, il se consacre également à l’enseignement. Pour lui, la découverte des percussions est un moyen formidable d’apprendre à communiquer autrement, à s’affirmer et à s’ouvrir aux autres. C’est avec cette conviction qu’il a enseigné, jusqu’en 2013, les percussions à des élèves autistes (TED/TSA) dans les écoles secondaires Cardinal, Émile-Legault et Félix-Leclerc. Depuis 2013, il œuvre dans le domaine communautaire en donnant des ateliers de percussion interactive au Centre d’apprentissage Parallèle, pour l’organisme Jeunes musiciens du monde, pour la Corporation Espoir de Ville Lasalle et dans les centres de loisirs pour déficients intellectuels L’Orchid Bleu de Laval et Les Compagnons de Montréal. Il travaille également à l’école de percussion Métissage de Luc Boivin. Son amour pour la musique haïtienne l’amène tout naturellement à faire profiter les élèves de cet univers musical en réactualisant ou en créant de nouvelles pièces. Site Web :

http ://www.danielbellegarde.com/#!parcours/c22j5

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