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L’organisation des Africains à Montréal : se montrer africain

Histoire du djembé au Québec

2.4 Apport des Africains aux pratiques du djembé du Québec

2.4.2 L’organisation des Africains à Montréal : se montrer africain

Pour mieux comprendre les actes structurants posés par les Africains pour s’approprier un espace au sein des pratiques de percussions africaines naissantes à Montréal, une mise en contexte s'impose. C’est dans ces lieux neutres, publics, que la rencontre interculturelle entre Québécois et Africains a eu lieu à Montréal, mais c'est par un phénomène d'exposition médiatique que la chimie culturelle a eu lieu.

Cette exposition médiatique avait commencé au spectacle de clôture de la Superfrancofète. Le succès incontestable de l'évènement ayant créé un climat d'ouverture favorable, la présence africaine au Québec bénéficiait d'une certaine popularité. L'amplificateur principal de cette dynamique interculturelle naissante fut Michel Séguin. Par ses activités professionnelles, il prolongeait le momentum de la rencontre musicale entre l’Afrique et le Québec. Le

percussionniste, en tant que musicien connu dans le domaine des musiques populaires, a offert une visibilité de premier choix au tambour djembé avec lequel il s’exposait sur les scènes de spectacles musicaux. Selon mon interprétation, les prestations de Michel Séguin au djembé symbolisaient et mettaient en scène la relation émancipée du Québec avec l’Afrique, surtout lorsqu'il jouait avec son groupe Toubabou. Des produits culturels tangibles en témoignent. D'abord, la rencontre du Québec avec l’Afrique à la Superfrancofête est médiatisée par le succès du disque Le Blé et le

Yama Nekh / Le Blé et le Mil 1974 Édition Kot’ai

Congas – Michel Seguin Bass – Michel Dion

Djembe – Mare Sanogo, ZaniDiabate* Batterie – Denis Farmer

Guitare – Robert Stanley

Voix – [Texte Français], Lise Cousineau Soleya Mama

Percussion – Doudou N'Diaye Rose

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Mil122 : une bande sonore du spectacle de clôture de la Superfrancofête duquel il tire les bénéfices promotionnels et peut-être financiers. Puis il y a eu cette chanson, Yamanekh, le « 45 tours » (single) d'une pièce qui figurait aussi sur cet album. Une chanson du folklore traditionnel sénégalais, recréée et interprétée par Lise Vachon et Toubabou en collaboration avec les musiciens africains en visite à la Superfrancofête, qui a été largement diffusée sur les radios populaires de l’époque, dont CHOM FM. Bref, on ne peut que constater que la pratique du djembé fut amplifiée par le statut d’artiste de Michel Séguin qui est un facteur de dynamisation. Plus qu'un mouvement

marginal le djembé est entré de plein fouet dans les industries culturelles québécoises avec ce

percussionniste connu sur les scènes locales.

Au sein de son groupe Toubabou, Séguin a parfois incarné jusqu’au mimétisme un percussionniste africain et a exhibé fièrement le djembé et les rythmes africains dans les bars populaires du Vieux- Montréal, surtout à l’Iroquois et à l’Hôtel Nelson123. Mais son rôle n'était pas que médiatique, c'était un mobilisateur. On pouvait le trouver sur les places publiques, à la place Jacques-Cartier, dans les parcs de son quartier Notre-Dame-de-Grâce, et au parc du Mont-Royal. Partout où résonnaient les tambours, il s’invitait, et, comme une éponge, il absorbait les rythmes des uns et des autres. Il ne manquait pas une occasion de se lancer dans la mêlée des prestations percussives. En plus des rythmes latins, il jouait les rythmes des répertoires sénégalais et malien, des rythmes collectés lors de son voyage avec Lise Cousineau et peut-être même captés sur le vif durant la Superfrancofête. Michel Séguin par son arrogance a dynamisé sans relâche le milieu des percussions frappées à la main de Montréal, que ce soit par la confrontation ou par la collaboration.

Le jeu des tambours sur la place Jacques-Cartier et sur le Mont-Royal attirait les Africains qui s'invitaient aux rassemblements publics. Nouvellement arrivés au Québec, les manifestations percussives leur rappellent les pratiques et événements populaires de leur pays. Dans le sillon de la Superfrancofête et des activités de Toubabou, l’Africain noir des pays d'Afrique de l'Ouest (l’immigrant comme le visiteur) qui fréquente les lieux du tambour en sol québécois bénéficie

122 J’ai entendu plusieurs témoignages qui prétendaient que Michel Séguin et Lise Vachon n’aient pas demandé la permission aux musiciens participants avant de produire l’album. De plus, ils auraient retiré les bénéfices monétaires de cet enregistrement sonore. En réponse, autant Lise Vachon que Michel Séguin disent avoir rectifié la situation et versé des droits aux musiciens africains.

129 d’une cote d’amour de la part des adeptes de la percussion. Dans la pensée populaire québécoise, les Noirs sont tous Africains et savent tous jouer du tambour124. Dans les faits, il y a au Québec plus d’Haïtiens que d’Africains et les Québécois sont peu habitués aux nouveaux arrivants en provenance des pays des Caraïbes ou de l’Afrique125. Pour les apprentis percussionnistes, toute personne ayant la peau noire et jouant du tambour, surtout si elle était d’origine africaine, était considérée comme une ressource potentielle, nous explique Robert Lépine dans l’extrait suivant :

Le djembé, y en a qui pourraient penser l’apprendre comme ça, mais moi je suis allé voir les gens qui le jouaient. Au début, on a pris n’importe qui qui était Noir en ville et on pensait que c’était ça. On s’est rendu compte que la musique pouvait être à un niveau avancé, et que si on ne rencontrait pas quelqu’un à ce niveau-là ça ne marcherait pas. Il va te dire n’importe quoi et on va le sentir que c’est n’importe quoi.

Cette curiosité des Québécois pour la culture africaine représentait une opportunité pour les Africains, enfin, pour ceux qui cherchaient un point d’insertion sociale et qui étaient prêts à renouer avec des traditions peut-être folklorisées. Il faut rappeler que la majorité des Africains présents à Montréal en 1974 étaient là pour étudier, grâce à l’obtention d’une bourse d’études reçue d’organismes internationaux d’aide au développement. En principe, ils devaient retourner dans leur pays. En réponse au succès qu’obtiennent les manifestations québécoises d’inspiration africaine (place Jacques-Cartier et Tamtams du Mont-Royal, Toubabou), une poignée d’Africains se sont regroupés afin d’organiser une réappropriation de leurs pratiques traditionnelles et culturelles et de former un front commun. Il était temps de se montrer africain, d’autant plus que les Québécois étaient déjà en voie d’acquisition du répertoire de l’Afrique de l’Ouest. Ces pionniers africains du Québec provenaient tous de pays différents, mais sur ce continent étranger, ils avaient un point en commun : ils étaient Africains.

À ce moment de l’histoire, les pionniers africains avaient compris que le Québec était désormais un lieu où « leur » culture musicale traditionnelle, dansée et même alimentaire, était recherchée. Ceux-ci, devant l’effervescence de la pratique des tambours frappés à la main émergente au Québec et l’engouement des Québécois pour les choses de l’Afrique, formèrent des alliances et se réapproprièrent leurs cultures. Toutefois, quand est venu le temps de la mise en spectacle, de

124 Comme on l’a vu dans la section portant sur les archives de Radio-Canada, il s’agissait de présupposés véhiculés par les films tournés sur les voyages des missionnaires chrétiens et par certaines émissions à caractères religieux. 125 C’est la même problématique avec les Chinois, les Vietnamiens et les Japonais, qui ont des phénotypes semblables

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construire « une » représentation africaine, leur multiculturalité a compliqué la cohérence de l'expression artistique. En effet, l’Afrique est composée non seulement de plusieurs pays, mais aussi d’un grand nombre de cultures au sein même de chaque pays. Le fait qu’une dizaine d’Africains provenant de pays de l’Afrique de l’Ouest voisins se retrouvent à Montréal avec l’intention de créer une troupe de spectacles n’impliquait pas la cohésion à priori, au contraire. Il fallait trouver qui serait le meneur. La situation était d’autant plus complexe qu’aucun d’eux n’avait le statut de musicien dans son pays d’origine. Heureusement, à cette époque, les Québécois ne connaissaient rien des expressions culturelles de l’Afrique, les Africains pionniers détenaient donc une longueur d’avance.

Le premier groupe à produire un spectacle de musiques et danses africaines traditionnelles créé par les immigrants africains au Québec fut fondé en 1976. Il portait le nom de Djembekan (le tambour qui parle). Selon le récit de Yaya Diallo, l’idée de Djembékan est née d’un trio formé de Yaya Diallo (Mali), d’Alama Konaté (Côte d’Ivoire) et de Lamine Touré (Guinée). Au moment de sa fondation, les trois Africains partageaient le même désir de former un groupe de musiques et danses africaines à partir du modèle des troupes des Ballets africains. Pour faire corps, il leur a fallu structurer et exploiter les ressources culturelles africaines en présence et, à partir de leurs origines culturelles diverses, trouver les codes pour communiquer entre eux.

Pour se réapproprier la ressource, chacun a mis sur la table les répertoires de rythmes, de chants et de danses de leurs cultures réciproques, surtout ceux du djembé tant aimé des Québécois. Même s’ils ne le connaissent pas ou peu, pour les Québécois comme pour les Africains, le djembé joue ici le rôle « de médiateur culturel », l’objet clé par lequel on communique et s’intègre. Puisqu’aucun d’entre eux ne possède le statut de musicien dans son pays, dans ce groupe multiculturel composé d’Africains, le pouvoir de réalisation appartient à celui qui détient le plus de connaissances. Le leader sera celui qui démontre qu’il connaît le plus de pièces de répertoires et ses moyens de production : les rythmes tambourinés et leurs danses d’accompagnement, en plus de l'art de la mise en scène de style « ballet ». Le premier meneur élu fut Yaya Diallo. Ensuite, il leur a fallu trouver des codes pour communiquer avec les Québécois, c’est-à-dire préparer une offre de spectacle adaptée au contexte. Pour compléter le groupe, devant le manque de ressources en termes de musiciens et de danseurs africains, des Québécois ont été recrutés. Ils ont été choisis

131 parmi ceux qui fréquentaient la place Jacques-Cartier ou les différents lieux de la percussion montréalaise.

Yaya Diallo explique que l’entente des trois fondateurs provenant de trois pays et cultures différentes n’a pas été facile et que son leadership était contesté :

Petit Touré et Alama voulaient tous deux être directeurs. Ça peut pas marcher. Petit Touré a dit vous allez faire le traditionnel, moi je vais aller dans la discothèque. Petit Touré était à la base de la première formation126.

Touré préférait les « soirées » africaines populaires, modernes, et quelques années plus tard, après avoir fait une tentative hasardeuse dans la restauration, aux dires de Yaya Diallo, il a ouvert le désormais célèbre club Balattou sur la rue Saint-Laurent. Cette boîte de nuit, qui accueille des spectacles de musiques de toutes les régions ou influences africaines et latines, détient aujourd’hui une réputation mondiale. Plus tard, en 1987, Lamine Touré a créé le festival Nuit d’Afrique, qu’il a porté pendant plusieurs années à bout de bras avant d’obtenir une reconnaissance et un soutien financier des institutions gouvernementales. Le club Balattou de Lamine Touré est le plus important lieu de diffusion de musiques africaines au Québec et au Canada.

Une fois les membres du groupe Djembékan recrutés, Yaya Diallo prit la direction musicale. Pour régler la question de l'espace de répétition, le Malien réussit à obtenir un petit financement auprès du Rassemblement des Africains du Canada127 grâce à son statut de personne-ressource au Centre Monchanin. C’est ainsi qu’il a pu louer, pour plusieurs mois, une salle de répétition sur la rue St- Laurent, près du centre-ville. Plus qu’un lieu de pratique, cet espace est devenu pour un temps, le centre d’incubation de la culture africaine et d’échange avec les Québécois, un lieu de transmission. En plus des répétitions de Djembékan, le local permit à Yaya de créer et de faire la mise en spectacle du deuxième groupe de musiques et danses africaines Cléba. Dans ce local de la rue Saint-Laurent, il se donnait des cours de percussions et de danses africaines, mais c'est aussi là que Lamine Touré organisait ses premières soirées africaines.

126 A 01 Diallo Yaya 15.10 Montréal –Kentucky (téléphonique) 15-12-2008 par Monique Provost 127A 01 Diallo Yaya 14-02-2009 : 11.35

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Djembekan, plus qu’une production culturelle de style africain, était l’expression de la première

manifestation musicale et dansée organisée et créée par des Africains au Québec. On retient que cette initiative est une réponse au désir des Québécois pour les manifestations culturelles de l'Afrique de l'Ouest et non pas une manifestation structurante d'une communauté immigrante. Les pionniers africains du Québec ont construit des répertoires « traditionnels » adaptés à l’environnement québécois à partir de la mise en commun des différents savoirs culturels qu’ils ont extirpés de leurs mémoires. Qui plus est, comme en témoigne le récit de Yaya Diallo ci-après, ces souvenirs étaient enfouis depuis des dizaines d’années de scolarisation à l’école française. Les pratiques culturelles traditionnelles réinventées au Québec avaient été tour à tour dévalorisées par les colonisateurs et folklorisées par les régimes politiques de l’Afrique indépendante.