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Histoire du djembé au Québec

2.1 Congas et bongos : le contexte des musiques latines en Amérique du Nord

2.1.2 Brève histoire du djembé aux États-Unis

Si les percussions latines se sont développées dans le milieu musical, la percussion africaine, elle, s’est vue réappropriée par les Noirs américains pour symboliser l’Afrique, l’état de pureté d’avant l’esclavage et pour rétablir l’identité africaine bafouée. Je parle ici d’appropriation, car le tambour frappé à la main, emblème du patrimoine africain, n’a pas survécu à l’esclavage en Amérique du Nord, comme le constate ici Éric Charry :

Compare to some Caribbean and South Americain countries such as Cuba, Haiti, and Brazil, which still have rich and continuous drumming traditions dating back several centuries, African-based drumming in the United States did not survive slavery to any appreciable extent (see Epstein 1977 and Southern 1997). (Charry dans Olatunji 2005 :9)

Figure 11 - Pearl Primus dans Fanga, 1959, Source : Black Archives of Mid America No. BA22.A169-70

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Le tambour africain et les expressions musicales inspirées des répertoires traditionnels en provenance de l’Afrique ont été intégrés à la culture des États-Unis au début du XXe siècle, en premier lieu, dans le milieu de la danse moderne naissante. La modernité imposait de remettre en question l’idée de pureté angélique que véhiculaient les danseuses classiques et leurs tutus. Torsions, contractions et pieds non pointés devenaient les signes distinctifs de l’innovation, celle de la chorégraphe Martha Graham. L’ouverture artistique de la « nouvelle ère » était là. L’Afrique mise en scène représentait aussi un véhicule artistique dans cette industrie culturelle florissante. Comme on l’a vu précédemment avec l’exemple de Carmen Miranda et des musiques latines, les années 1930 et 1940 sont celles du développement des comédies musicales, du cinéma, des mises en scène exotiques, et les arts de la scène américaine favorisent les prestations multidisciplinaires. Broadway était friand d’artistes, à la fois chanteurs, danseurs, musiciens et comédiens. La danse africaine se présentait comme une forme d’exotisme. Toutefois, les motivations de ceux qui mettent en scène l’Afrique par la danse, la musique et le tambour ne visent pas l’exotisme : ils contribuent à développer chez les Noirs américains le sentiment d’appartenance à leurs cultures d’origine.

Les pionniers de la danse et du tambour afro- américains aux États-Unis appartiennent à un groupe privilégié ayant bénéficié d’une éducation universitaire et artistique élitiste. Eux-mêmes, victimes de la discrimination raciale étatisée et systématisée du début du XXe siècle, sont habités par l’urgence de cette mission d’acquérir et de transmettre les connaissances sur leurs origines, afin de redonner l’Afrique ainsi qu’une identité assumée aux Noirs d’Amérique du Nord. La généalogie des pratiques du tambour africain aux États-Unis débute avec cinq personnages clés : trois danseurs-chorégraphes, Asadata Dafora, Katerine Dunham et Pearl Primus77,

77 En 1959, Pearl Primus voyage au Libéria et travaille avec la National Dance Company. Elle crée la pièce Fanga, une interprétation du répertoire traditionnel du pays. Voir en ligne PBS.org, Free to dance Biograhpy : http ://www.pbs.org/wnet/freetodance/biographies/primus.html

Figure 12 - Katherine Dunham, Tropical Revue 1943, Source : Encyclopédie Britanica

97 et deux percussionnistes, Olatunji Babatunde et Ladji Camara. C’est à ce dernier que l’on doit l’introduction du djembé aux États-Unis.

Ces cinq personnages sont des immigrants d’Afrique ou des Caraïbes, ou des Américains qui ont effectué de longs séjours dans les territoires séminaux de leurs arts. Le premier est Asadata Dafora (1890-1965), un Africain de culture temne né à Freetown, au Sierra Leone. On le dit arrière-petit- fils d’un esclave ayant vécu en Nouvelle-Écosse (Cohen 2005). Il a fait ses études en Angleterre et étudié le chant à la Scala de Milan, avant d’embrasser une carrière comme danseur d’expression africaine. En 1929, il migre aux États-Unis et fonde une compagnie de danse et musique africaine : Shogolo Oloba. Dafora, qui parlait plusieurs dialectes africains et avait séjourné dans plusieurs pays d’Afrique, était un artiste multidisciplinaire qui créait des œuvres de danse théâtrales inspirées des traditions musicales et dansées, des contes et légendes d’Afrique de l’Ouest.

Katerine Dunham (1909-2006) est née dans l’Illinois, aux États-Unis. Son père, Albert Millard Dunham, était un Américain noir et sa mère, Fanny June Dunham, une Canadienne française qui avait aussi des origines amérindiennes. Dunham était danseuse, chorégraphe et anthropologue spécialisée dans le vaudou haïtien. Ses créations sont des interprétations des danses et rituels qu’elle a observés dans le cadre de ses études anthropologiques78. Pour sa part, Pearl Primus (1919- 1994), née à Port of Spain à Trinidad, arrive à New York à l’âge de deux ans et sa carrière en danse débute en 1943. Après avoir été confrontée aux problèmes de discrimination raciale, elle intègre des messages politiques dans ses chorégraphies. Tout comme Dunham, Primus est anthropologue et récipiendaire d’une bourse d’études : le Julius Rosenwald Fellowship79. Cependant, à la différence de Dunham, ses études portent sur les danses de masque (Schwartz 2011) de plusieurs pays d’Afrique. En somme, ces deux pionnières du style de danse afro-américaine ont évolué autant

78 « While enrolled in the anthropology department of the University of Chicago, Dunham continued her experiments in ballet and modern dance, using her research to develop a choreographic style suited to the African-American sensibility. Support from the Rosenwald Foundation (1935–1936) enabled her to undertake an eighteen-month-long study trip to investigate the dance cultures of Jamaica, Martinique, Trinidad, and Haiti. This research, which resulted in a master's thesis entitled “The Dances of Haiti,” became the basis for the uniquely African-American style that she was then developing. Her decision to appear as the scandalous Georgia Brown in the 1940 Broadway hit Cabin in the Sky, with choreography by George Balanchine, drew Dunham away from a career in anthropology, although her interest in the field continued, and the humanistic approach she brought to dance was founded in anthropological method. » (Cohen, 2005)

79 Au sujet de la fondation Rosenwal créée en 1917 par Julius Rosenwald et sa famille pour le bien de l’humanité voir le site Web suivant : http ://en.wikipedia.org/wiki/Rosenwald_Fund

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dans le milieu de la danse moderne en pleine effervescence au début du XXe siècle, que dans les milieux des spectacles de divertissement de Broadway et dans le milieu des études anthropologiques. En plus de transmettre leurs connaissances sur les cultures dansées et rituelles de l’Afrique et des Caraïbes au sein des classes populaires, elles ont contribué à faire connaître le tambour de style africain en lui attribuant un rôle clé, une visibilité dans un cadre d’inspiration traditionnel.

Le quatrième personnage principal de cette histoire du tambour africain traditionnel aux États- Unis, qui est aussi, rappellons-le, un des plus importants pionniers du tambour frappé à la main de ce pays, est le percussionniste Olatunji Babatunde. Arrivé du Nigéria aux États-Unis en 1950 et à New York en 1954, il crée dans Harlem, en 1960, le Center of African Culture. Il y enseigne la percussion et la culture africaine aux Afro-Américains. Éric Charry, qui a écrit le chapitre d’introduction du livre autobiographique d’Olatunji, The Beat of my Drum (2005), explique que le Nigérien a redonné une fierté à une génération d’Afro-Américains et introduit un courant de percussion dans le mainstream de la percussion américaine. Le message d’Olatunji, celui qu’il aspirait à diffuser dans le monde entier, était celui de la paix et de l’amour par le tambour (ibid.).

Les pratiques d’Olatunji ont un sens social, celui de l’émancipation des Noirs aux États-Unis. Ses productions musicales sont des gestes concrets, souvent politiques, qui assument complètement sa contribution au mouvement antidiscriminatoire des Afro-Américains. Selon Otatunji, son premier album Drums of Passion est le premier disque africain américain à avoir été enregistré et il en décrit l’impact dans cet extrait de son autobiographie :

Drums of Passion played a significant role in all the social change taking place around that time. It was the first percussion album to be recognized as an African contribution to the music of African Americans. It also came right at the beginning of the Civil Rights Movement. This meant that we were recognized as pioneers in the “Black is Beautiful” Movement. The whole idea of “black power” came along at this time too. And so did the wearing of the dashiki and natural hair. We found ourselves right in the middle of this, going from one rally to another, sponsored by different organizations

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fighting for freedom : from the NAACP to CORE to SNCC to the Black Muslims80. (Olatunji 2005 : 157)81

Figure 13 - Pochette du disque Drums of Passion d’Olatunji, producteur Mickey Hart,1988

Comme il est originaire du Nigéria, la culture musicale d’Olatunji est celle des ethnies yoruba82. On peut le voir à ces gros tambours longs, ancêtres des congas qu’on retrouve dans les différents pays de la Caraïbe. Olatunji s’est intégré au milieu de la danse, mais aussi dans le milieu du jazz et des musiques jazz latin. Il a fréquenté des personnages renommés tels que Coltrane, Blackey, Mongo Santamaria, Belafonte et Tito Puente, ainsi que Santana. D’ailleurs, ce groupe (Santana), apprécié de tous les jeunes percussionnistes des années 1970 en Amérique du Nord, a emprunté une pièce du répertoire d’Olatunji nommée Jingo-La-Ba en 1969. Cette pièce on ne peut plus connu du répertoire du groupe a contribué au succès de cette formation musicale mythique. Le groupe de musique rock latin, s'est distinguée grâce au jeu de la guitare électrique du fondateur, Carlos

80 NAACP National Association for the Advancement of Colored People to CORE Congress of Racial Equality to SNCC Student Nonviolent Coordinating Committee to the Black Muslims. (Alelrod and Phillips 2008 :307) http ://www.history.com/topics/black-history/freedom-rides

81 « Columbia Legacy's reissue of Drums of Passion offers a chance for new listeners to fully appreciate the groundbreaking 1959 debut CD of the late African drummer Michael Babatunde Olatunji. Hailed as a genius by none other than jazz greats John Coltrane, Count Basie, Duke Ellington and Dizzy Gillespie and referenced by Bob Dylan on his Freewheeling album, Olatunji has also toured with the Rev. Dr. Martin Luther King and influenced the rhythmic masters of later generations (Grateful Dead drummer Mickey Hart and superstar guitarist Carlos Santana) ». http ://www.allmusic.com/album/drums-of-passion-mw0000572120

82 Les Yorubas ou Yoroubas (Yorùbá) sont un grand groupe ethnique d’Afrique, surtout présent au Nigeria, sur la rive droite du fleuve Niger, mais également au Bénin, au Ghana et en Côte d’Ivoire, où ils sont appelés Anango. Les Yorubas ont payé un lourd tribut aux traites négrières, c’est pourquoi on trouve une importante diaspora de cette origine outre-Atlantique (États-Unis, Cuba, Brésil...). Source : Wikipédia sous Yoruba.

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Santana. Un jeu, caractérisé par une rythmique percussive tout aussi africaine que latine, d’ailleurs. En terminant avec la participation à l’histoire d’Olatunji, il faut mentionner que le nigérien a enseigné la percussion à un large spectre de la population. Pratiquant une forme de démocratisant la pratique du tambour auprès des jeunes, dans les lieux et les écoles publiques, il aurait inspiré les

drum circles des années 1990 (Olatunji 2005 : 207-211).

Enfin, c’est avec Ladji Camara (1923-2004) que le djembé fut intégré aux pratiques du tambour africain aux États-Unis. Le percussionniste guinéen est né en 1923 à Norassoba, un village de la région de Siguiri, en Guinée. En 1953, il rejoint les Ballets africains de Fodéba Keita qui se préparait à faire une tournée en Amérique du Nord. La troupe était alors composée de musiciens et de danseurs de différents pays d’Afrique, de la France et de la Caraïbe. En mai 1960, les Ballets africains deviennent officiellement les représentants de la République de Guinée et c’est à ce moment, en 1962, que Ladji Camara quitte la troupe pour s’installer aux États-Unis. Il avait tissé un réseau de contacts en Amérique du Nord lors des précédentes tournées des Ballets africains aux États-Unis, et s’était lié d’amitié avec le musicien Chief Bay. Cette amitié lui a valu d’être intégré au milieu des musiques et danses afro-américaines, en pleine effervescence à cette époque. Il a été invité à jouer pour la compagnie de danse de Katerine Dunham, et entre 1963 et 1971, il a intègré le monde de la percussion aux côtés d’Olatunji, avant d’ouvrir dans le Bronx (un arrondissement de New York) son propre centre, l’African Drumming and Dance Studio. De plus en plus intégré et apprécié aux États-Unis, il fonde le Ladji Camara Drum and Dance Company83 (Charry, 2005). Selon Charry, la diffusion des pratiques du tambour africain aux États-Unis fut lente à démarrer. Elles n’ont pas bénéficié d’un engouement exception faite de la communauté qui s’intéressait de près aux racines africaines des Afro-Américains. La venue de Ladji Camara a contribué à accélérer le processus de diffusion en ajoutant le djembé aux pratiques percussives qui jusque-là étaient plutôt de tradition nigérienne avec Olatunji. C’est Ladji Camara qu’arrivent aux États-Unis les répertoires et les pratiques percussives et dansées de l’Afrique de l’Ouest francophone. Mais c’est seulement après les années 1970 que la popularité amorce sa montée. D’ailleurs, cette popularité des pratiques du tambour, occasionnée par le succès d’Olatunji et de Camara, retentit jusqu’en

83 Voir sa biographie sur le site Web de :

101 Afrique de l’Ouest et les percussionnistes africains, habités par le rêve américain, affluèrent vers les États-Unis augmentant la communauté de percussionnistes africains.