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Le djembé : description, histoire, culture et sauvegarde

1.3 De tradition fonctionnelle à folklorisation : les ruptures patrimoniales

1.3.1 L’alphabétisation dans le régime colonial

Cette réflexion sur l’impact de la scolarisation des enfants à l’époque des colonies françaises provient de deux sources. D’abord celle du récit de vie de Yaya Diallo, un Malien qui est parmi les pionniers du djembé au Québec, puis celle d’une thèse déposée en 2002 au Département d’histoire de l’Université Laval par Djenabou Barry, qui porte sur la scolarisation en Guinée française à l’époque de la colonisation. Voyons en premier les travaux de Barry. Le chercheur dresse un portrait du système de scolarisation des enfants au Fouta-Djallon en Guinée, pour la période historique de 1895 à 1950. Selon l’auteur, la scolarisation était considérée par les Français comme le pilier de la « mission civilisatrice43 », et Barry, par son exposition du cas de la scolarisation des filles, démontre comment l’instruction française a constitué une stratégie dominatrice et comment cette pratique a eu un effet déstructurant sur les cultures africaines (Barry 2002 : 26). L’idée des colonisateurs avait comme finalité d’invalider le système de reproduction de la culture et dans le

43 « La nature spécifique du génie français impose à la France, plus fortement qu’aux autres nations européennes, le caractère moral de l’entreprise coloniale. Sa mission est celle des “lumières” de la civilisation française, afin d’éclairer les chemins où trébuchent douloureusement les races moins fortunées que la sienne » (Sarrault 1931 : 79). Aussi, Jules Ferry affirme dans ses discours : « L’œuvre civilisatrice qui consiste à relever l’indigène, à lui tendre la main, à le civiliser, c’est l’œuvre quotidienne d’une grande nation » (Ferry 1898 : 207).

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cas de la culture mandingue, comme je l’ai expliqué dans la section précédente, il s’agit de la transmission des savoirs organisée socialement selon un système de lignages et de castes. On ne peut douter des bonnes intentions qui habitaient les colonisateurs français, or avec un certain recul, on mesure l’impact de l’initiative coloniale en termes de disparition des traditions et de la diversité culturelle. Le système de transmission des savoirs par l’oralité a été dénigré44 au profit des transferts de connaissances écrites, sans parler du contenu, dont les références culturelles visaient à établir les bases d’un processus d’assimilation. Barry explique que la stratégie consistait à choisir certains membres de la population, afin de créer un groupe à part, une élite

Selon son analyse, le chercheur conclut que la scolarisation d’une partie choisie de la population équivaut à l’implantation d’un nouveau système de valeurs sociales parallèle : celui de la connaissance écrite (ibid : 218). Ce système instaure un nouveau statut social associé aux emplois administratifs, qui sont réservés aux lettrés ou fonctionnaires subalternes : « Ce phénomène donne une nouvelle perception de l’école et aboutit à l’émergence d’une culture moderne, de laquelle émerge un nouveau type de différenciation sociale. Cette réalité influence les anciens rapports sociaux et affecte le tissu social. » (ibid : p.26)

Ce bouleversement est d’autant plus marqué que le fonctionnement d’une société traditionnelle est fondé sur une structure dont les éléments régulateurs et reproducteurs ont pour objet de susciter la conformité, d’entretenir l’équilibre et la conservation des valeurs et des conduites culturelles propres au milieu social (Dumont dans Cantin, 2000). Comme l’a constaté Barry avec la scolarisation en Guinée, un pays à forte composition d’ethnies d’origine mandingue, la colonisation a bousculé cet équilibre par la création d’un schisme entre tradition et modernité. Cette formation de sous-groupes scolarisés, qui vivent dans des espaces culturels transitionnels, a créé des relations culturelles « dualistes » ayant pour effet de désarticuler les structures sociales. Pour Barry, le phénomène s’explique par un rapport endogène/exogène à partir duquel la mutation sociale prend « un sens d’éclatement des cadres sociaux et politiques sous la pression du cadre extérieur » (ibid. p.30). Dans la foulée, l’implantation de l’administration coloniale s’est soldée par une période d’intense acculturation qui a bouleversé non seulement les structures sociales, mais aussi les coutumes et les expressions culturelles : la musique, les chants, les danses et les rituels. Les

44 C’était toujours le cas en 2005, au programme de Certificat en coopération internationale de l’Université de Montréal, auquel j’ai été brièvement inscrite. La tendance est de considérer que les cultures de tradition orale et celles de tradition écrite comme des ennemies.

65 colonisateurs français de l’Afrique de l’Ouest francophone ont incité les Africains scolarisés à considérer les pratiques traditionnelles comme passéistes ou comme symboles de pauvreté et d’ignorance.

Dans le cas des pratiques culturelles du djembé, je parlerai plutôt d’une rupture de tradition différente de celle causée par les processus de modernisations liés à l’industrialisation. Avec Barry et selon mon point de vue d’un autre continent, j’ai pu constater cette rupture, particulièrement repérable dans le cas des individus qui ont eu à l’intérioriser. Yaya Diallo, un des informateurs qui a contribué à cette recherche, un Malien ayant immigré au Québec en 1967 et ayant fréquenté l’école française dès l’enfance au Mali, m’en a fait le récit :

En 1953, l’école c’était pas une bonne chose pour un Africain du village. Ça sert à quoi? Même si mon grand-père est allé parce qu’il était chef de canton. On est venu chercher le petit-fils du chef de canton pour qu’il soit intermédiaire entre le chef blanc et le père. Mon grand-père était interprète. Il y a beaucoup d’anecdotes. Ils ont mal interprété les choses pour exploiter le peuple45.

Ces propos de Yaya témoignent de la scission entre les groupes scolarisés et les autres. Selon lui, le choix du chef et du petit-fils indique une stratégie : celle de favoriser l’éducation des intermédiaires influents qui serviront de vases communicants. Quoique Yaya Diallo exprime, par ce témoignage, un phénomène d’instrumentalisation réciproque : celui qui détient la connaissance des deux mondes En effet, son grand-père possédait la culture française et la culture des ethnies locales, un état qui exacerbait son pouvoir de chef.

Pour Balandier (1985), cette mutation sociale des sociétés traditionalistes se produit sur trois niveaux : l’organisation nouvelle de la vie politique à la faveur de nouveaux cadres sociaux, l’effritement des réalités traditionnelles en faveur des exigences de la société en voie de modernité et l’accession aux techniques complexes et aux progrès de la civilisation urbaine. Ces facteurs de changement énoncés par Balandier sont mus par des tensions entre tradition etmodernité. Ces processus sont repérables, selon le chercheur, en ce qu’ils sont « créateurs d’inégalités régionales dans la mesure où ils fondent des îlots de modernisme » (ibid. Introduction). Ces îlots sont en

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rupture avec de vastes espaces ruraux qui sont eux, peu affectés par le changement. C’est là où, justement, se conserve plus longuement le patrimoine.