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Histoire du djembé au Québec

2.5 Présentation des Africains pionniers du djembé 1 Yaya Diallo (Mali)

2.5.2 David Thiaw (Sénégal)

Du point de vue chronologique, David Thiaw, dans mon groupe d’informateurs, est le premier Africain à entrer dans le monde de la percussion québécoise professionnelle. Mais, comme il s’exécutait dans le milieu du jazz, il a joint le mouvement populaire des pratiques du djembé initié par Séguin. Cela ne se fit pas sans heurts, comme on a pu le constater avec le témoignage de Yaya Diallo.

D’après son récit, David Thiaw152 est arrivé au Québec en 1972 pour étudier en linguistique (langue anglaise) à l’Université McGill. Il habitait près du Café Mojo sur la rue Hutchison. Peut-être par affinité linguistique, parce qu’il étudiait l’anglais et fréquentait l’Université McGill, Thiaw fit la rencontre de Baba Mandido Morris (Dido), un musicien fraîchement arrivé des États-Unis. C’était un des quelques percussionnistes afro-américains qui s’étaient installés à Montréal et qui fréquentaient les musiciens de jazz anglophones. Morris possédait une solide réputation pour avoir

151 « David Thiaw is first and foremost a percussionist of remarkable talent, he is also a singer, storyteller, composer, linguist, teacher, drum craftsman and the leader of Domba, an Afro Jazz group. » C’est la phrase qu’on retrouve dans un grand nombre de sites Web lorsqu’on fait une recherche dans Google.

152 J’ai peu de détails concernant David Thiaw. J’ai effectué une entrevue téléphonique en 2009 avec le musicien, et par la suite, il m’a été impossible de rétablir une communication avec lui. Les informations contenues dans cette section proviennent de l’itération des données de cette conversation et des informations collectées auprès de plusieurs informateurs et sur le site Web de Thiaw. (Ce site n’existe plus, c’est le problème des sources électroniques en ligne.).

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joué auprès de musiciens célèbres tels que Gino Vanelli et Bruce Cockburn153. David Thiaw, qui s’était lié d’amitié avec Sayyd (propriétaire du Café Mojo) et Dido, a donné des ateliers de percussions au Café Mojo ainsi qu'au Jazz Bar sur la rue Ontario154. Je ne suis pas en mesure de déterminer à quel moment il a commencé à donner ces ateliers.

La place qu’occupe le percussionniste dans la généalogie québécoise du djembé est révélatrice des tensions qui régnaient dans l’espace montréalais durant les premières années. David Thiaw est un fier Sénégalais, un homme imposant autant par sa stature que par son verbe incisif. Surtout quand il parle de son expérience montréalaise du tambour, il se fait très revendicateur et insiste sur le fait de sa contribution en tant que percussionniste « authentique » de l’Afrique. Durant notre entrevue, il mentionne son amertume envers Michel Séguin, qu’il considère comme une sorte d’usurpateur de la culture africaine, accrochant aussi au passage Francine Martel (première femme percussionniste de haut calibre au djembé) qu’il qualifie de « groupie » parce qu’elle fréquente les lieux de percussion avec une assiduité déconcertante, semble-t-il. Peu de femmes osaient frapper sur un tambour à cette époque. L’expérience vécue par David Thiaw à Montréal ne s’est pas passée dans l’harmonie. En parlant de Michel Séguin et de ses fils Marc et Michel Jr. David Thiaw me disait :

Ils avaient l’habitude outrageante de s’imposer à la fin des spectacles que tous les Africains faisaient au Québec. Ils étaient en backstage, toujours. Comme de la vermine là155.

Puis encore, en parlant des percussionnistes américains qui étaient présents au Québec : Entre les Américains et nous, il y a une grosse différence. Je vais te dire ça dans ma langue : ces gens-là, c’est des anciens Africains, y a quelque chose qui manque, on leur a pris leur liberté. Attention, c’est des anciens captifs, leurs jazz et leurs blues c’est bien, mais après ça, y a d’autres matières – c’est dommage qu’on a pas une table ronde ou je mettrais ces gens-là à leur place156.

Enfin, lorsqu’il justifie son départ du Québec pour l’Ouest canadien il affirme :

153 Consulté l’article : « A man, a drum, a legend » by Mahara Brena et Tony Bosley,

http ://commonground.ca/2009/07/baba-mandido-morris-1935-2009/

154 Le bar était la propriété des frères Nelson et Yvon Simon, des musiciens de jazz réputés de Montréal. 155 A01 David Thiaw 02.34 (téléphonique) Montréal-Calgary 09-02-2009 par Monique Provost

147 Le nationalisme! Pour jouer à la Saint-Jean Baptiste, il fallait avoir un nom québécois comme tête d’affiche pour avoir un contrat. C’est une sorte de racisme non déclaré. Je suis sorti du Québec en me disant : mais voyons on ne me prend pas à ma valeur ici. Je suis un bouquin marchand, je connais « ma » culture et ses langages et leurs contributions sur les doigts de la main157.

Arrivé à Montréal vers 1972 avec un bagage culturel musical et percussif acquis au Sénégal, c’est par une brochette de noms connus sur la scène internationale africaine que David Thiaw revendique ses compétences. Il me dit avec fierté :

J’ai de l’éducation! J’ai commencé au Sénégal quand j’avais 14 ans, j’avais une troupe, moi. J’ai été invité par le Premier ministre. Y a un gars du nom de Djancoupo Ndyae, qui a dit que j’avais ce qu’il fallait pour aller au bout de n’importe quoi. Le cœur battant du ballet national, c’est Jean Pierre Leurs [ qui fut directeur artistique de la troupe La lingère], c’est mon senior depuis que j’ai 9 ans. J’ai appris à danser, mais je grandissais trop vite [David mesure près de 7 pieds] et je ne pouvais pas faire partie d’une ligne. Je faisais tout ce que ces gens là faisaient. J’ai été formé comme tous les membres de la troupe. J’arrive de très forts, y a des gens très forts qui m’ont montré, Manfila Kanté (un mentor de Salif Keita) Dugu Fana, Sidiki, Magatte Ba djembé, Julien Jouga choral, coopération avec Doudou N’ Dyae, Douta Seck (disque), Mansour Gueye (Ballets Africains) rassembleur, Djiamano, orchestre Baobab.

En regardant de plus près, on peut remarquer que les noms cités par David Thiaw pour démontrer l’arbre généalogique de ses connaissances musicales sont de la génération de la « tradition ballet ». Mafila Kanté, par exemple, est un guitariste djeli de naissance, mais il a été un membre des Ballets africains sous la direction de Fodéba Keita. Les références de Thiaw sont des artistes de la scène, ceux qui ont mis en spectacle les traditions et les folklores africains. Quelle a été la relation concrète de ces artistes avec Thiaw, je n’ai aucun détail à cet effet. On peut donc comprendre à partir des noms invoqués comme source des savoir-faire de Thiaw qu’il était déjà dans la tradition non pas fonctionnelle, mais plutôt celle de la mise en spectacle propulsée par les Ballets. Je n’ai pu vérifier réellement son parcours d’apprentissage, puisqu’il m’a été impossible de communiquer avec lui pour poursuivre notre entrevue téléphonique effectuée en 2009. Cependant, les informateurs percussionnistes ont tous, à peu de choses près, connu et joué avec ou entendu jouer David Thiaw.

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L’impression générale des informateurs à l’attention du Sénégalais ne cadre pas avec le discours presque méprisant employé par Thiaw. Il a toutefois raison sur un point : il n’était pas considéré comme un maître de la tradition africaine au Québec. En procédant par itération auprès des informateurs interviewés, on peut identifier quel rôle il a joué dans le développement des pratiques percussives frappées à la main au Québec. Dans cette généalogie, malgré la perception négative et l’amertume qu’il démontre à l’égard de son expérience québécoise, c’est un personnage important. On dit de Thiaw qu’il jouait et imposait sa présence africaine dans les manifestations collectives qui prenaient place aux Tamtams du Mont-Royal ou dans les jams des différents bars de jazz où se rencontraient — et de toute évidence, rivalisaient — les différents percussionnistes professionnels présents à Montréal. Thiaw a été un émulateur et on se souvient plus de ses performances que de sa transmission.

Nassyr Abdul Al-Kabyyr se souvient de Thiaw dans les jams au Café Mojo et il me parle de ce souvenir d’adolescent.

Durant la fin de semaine, Michel Séguin, David Thiaw et Ti-Georges venaient les samedis soirs et il y avait des jam-sessions incroyables. Je jouais sur la batterie, David et Michel jouaient du djembé. J’étais jeune, 16 ans, et très impressionné par David un grand, peau noire qui jouait avec puissance avec ses grandes mains. C’était très puissant158.

Daniel Bellegarde dit à son propos :

David tape bien, mais l’enseignement, la transmission c’est pas ça. C’est un collectionneur d’instruments. Enseigner, montrer à quelqu’un, c’est quelque chose qu’il faut maîtriser. Lui, il l’avait pas. On a joué dans des petites places comme La Grande Place, le Café Télem. Y avait beaucoup plus de places pour jouer avant et on pouvait jouer souvent. David était très compétitif, il jouait surtout des solos, très impressionnants, il tape fort et bien.159.

Selon deux témoignages, celui de Gottfried Liebniz et celui d’Assar Santana, on peut déduire que le percussionniste David Thiaw rayonnait dans un autre cercle, peut-être parce qu’il étudiait dans une université anglophone. Gottfried Liebniz, un professeur de l’Université McGill, fait l’éloge et

158 Nassyr est le fils de Sayd Abdul Al-Kabyyr, propriétaire du Café Mojo. — A01 Nasyr Al-Khabbyyr 06.42 Montréal 5-09-2011 par Monique Provost

149 la promotion de David Thiaw sur son site Web160. Il lui attribue une part importante de la naissance des Tamtams du Mont-Royal, tout comme Assar Santana161, une Brésilienne qui a aussi fait une carrière artistique à Montréal; une deuxième femme, dans un monde d’homme, à embrasser le métier de percussionniste comme le fit Francine Martel. Assar Santana affirme que c’est elle, avec David Thiaw, qui ont instauré les Tamtams du Mont-Royal. On peut présumer que les apprentis de David Thiaw, ceux qui assistaient à ses ateliers au Café Mojo et au Jazz Bar, étaient plutôt des amateurs qui n’ont pas entrepris de carrières professionnelles de percussionnistes. Peut-être qu’il existe une version différente de l’histoire du djembé chez les anglophones montréalais. D’ailleurs, dans les sites web qui parlent des activités professionnelles de David Thiaw à Calgary ou dans l’Ouest canadien, il est fait mention d’un « maître » du tambour africain, ce qui, de toute évidence, n’est pas le cas au Québec162.

Quoi qu’il en soit, c’est son expérience montréalaise en percussion, tout comme ce fut le cas pour Yaya Diallo, qui l’a amené à changer complètement ses plans de vie. Venu du Sénégal à Montréal avec une bourse pour des études universitaires, David est aujourd’hui installé à Calgary où il donne des cours de djembé et d’art africain. Il dévoue sa vie professionnelle à transmettre son héritage culturel aux Canadiens, tout comme il le faisait à ses débuts avec les Montréalais. Je n’ai pas les détails sur le contenu des connaissances transmises par David dans ses cours, mais il a écrit une méthode du style « comment jouer du djembé »163 pour apprendre par soi-même les rythmes et techniques. Le contenu de ce livre répète (à peu de choses près) ce que d’autres enseignent dans le giron de la « tradition ballet ». Sa publication s’ajoute aux nombreuses autres du même genre existant sur le marché. Par ailleurs, les vidéos de David Thiaw sur YouTube le montrent surtout dans des activités d’enseignements de type loisir, auprès des enfants dans les écoles ou dans des ateliers avec des adultes sans grandes performances.

160 http ://cgm.cs.mcgill.ca/~godfried/percussion.html

161 Son groupe, Chamel #6, composé de femmes a été fondé en 1994. Mais elle a été elle aussi de ce groupe d’artistes émergents qui ne manquaient pas une occasion de partager les rythmes avec les percussionnistes qui se réunissaient un peu partout dans Montréal. Cependant elle n’a été mentionnée par aucun de mes informateurs comme personne significative dans la transmission des savoirs du tambour.

162 http ://alternativeculture.com/music/rhythm3.htm#Thiaw ---- http ://www.meetup.com/drumcircle- 21/events/46748312/

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En conclusion, pour ce qui est du legs de Davit Thiaw aux musiciens montréalais, parmi mes informateurs, personne ne se réclame de ses enseignements. Il a donc joué un rôle de collaborateur auprès des professionnels. Mais il représentait l’Afrique avec panache et dynamisait la sensation africaine par sa présence. Un peu comme Yaya Diallo, quand il était là, l’Afrique était présente. Voilà comment il a contribué à l’implantation du djembé au Québec. David Thiaw est un de ces pionniers des Tamtams du Mont-Royal; il a fait partie de l’élite de percussionnistes qui nourrissait les connaissances « préliminaires » des apprentis montréalais. Malgré le fait qu’il réclame la paternité des Tamtams du Mont-Royal, je ne pense pas qu’il soit possible d’attribuer à « une » personne la naissance de cet événement qui est plutôt caractérisé comme un fait social dont la réalité perdure et se transforme depuis quarante ans. David dit avoir formé Daniel Prénoveau164, un percussionniste des années 1990, mais celui-ci n’en fait nullement mention dans le site Web qui présente sa biographie. Un fait qui confirme encore que sa contribution est perçue par les informateurs comme étant plus de l’ordre de la collaboration, de la présence africaine, que de la transmission envers les percussionnistes professionnels.