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L’impact de la « tradition ballet » en Afrique de l’Ouest

Le djembé : description, histoire, culture et sauvegarde

1.4 Le modèle culturel de la « tradition ballet » en Afrique de l’Ouest 1 L’institution des troupes de ballet en République de Guinée

1.4.3 L’impact de la « tradition ballet » en Afrique de l’Ouest

C’est par la relève que la rupture entre tradition et modernité est la plus imminente. Dans tous les pays d’Afrique de l’Ouest, qu’ils soient ou non de tradition mandingue, les jeunes percussionnistes qui veulent apprendre le répertoire spectacle des ballets régionaux sont admis librement aux répétitions. Pour y accéder, ils doivent démontrer qu’ils possèdent un certain talent au djembé. Mais, ce qu’on y enseigne s’inscrit-il dans la tradition? Reçoivent-ils les connaissances ethnologiques et contextuelles des répertoires patrimoniaux qu’ils étudient? Qu’en est-il, en

73 Afrique, de la mission de sauvegarde du patrimoine diffusée sur tous les continents par Mamady Keita? Je n’ai pas eu à voyager en Afrique pour répondre à cette question.

J’ai recueilli à Montréal un témoignage qui montre bien le processus de rupture avec les traditions qui sévit chez les percussionnistes africains formés dans la tradition ballet. Cet informateur est Cheikh Anta, un jeune professeur de djembé formé au Sénégal, venu expressément au Québec pour enseigner à l’école Samajam, qui était la plus grosse école de percussions en 2010. Cheikh Anta a été sélectionné comme informateur prioritaire pour cette recherche parce que je l’ai rencontré dans cette école de percussion où j’ai effectué de l’observation participante. De plus, les élèves qui fréquentent cette école sont des informateurs qui ont contribué à l’étude sur la pratique populaire du djembé. Enfin, Cheikh Anta est le seul Africain qui enseigne à Samajam. Le récit de sa vie musicienne m’a permis de constater qu’il a été formé dans une de ces écoles de « tradition ballet » de Dakar au Sénégal. Son témoignage révèle un phénomène complémentaire à cette problématique de la transmission mondialisée du patrimoine mandingue, soit, le fait que la virtuosité prime sur l’historicité lors des formations dans la tradition ballet.

Entre tradition et virtuosité : l’histoire de Cheikh Anta

Cheikh Anta Fai est né en 1975 au Sénégal. Il est venu au Québec pour travailler chez Samajam, sous la recommandation des frères Diouf (El Hajdi Fall Diouf et Karim Diouf), deux musiciens- percussionnistes sénégalais qui habitent au Québec et qui y sont bien intégrés dans le milieu artistique. Entre autres, ils ont chanté en wolof sur le disque des Colocs et fait des apparitions aux spectacles de la Fête nationale. J’ai connu Cheikh Anta alors qu’il venait d’arriver à Montréal et Louis Bellemare, directeur de l’école de percussion Samajam, me disait qu’il était en « entrainement pédagogique ».

Bellemare est très exigeant envers ses professeurs de percussion. Il leur impose de respecter une pédagogie « inspirée » de la méthode de transmission de Mamady Keita (entre autres) et surtout, d’accepter d’être très, très, patients avec la clientèle non-musicienne de l’École composée à 90 % de secrétaires, infirmières, informaticiens, retraités, photographes, artistes-peintres, acteurs ou thérapeutes. Pour qu’un Africain enseigne ici, me disait Louis Bellemare, il doit être formé pour

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répondre aux besoins de la clientèle et doit appliquer le programme d’enseignement53. Si le programme était inspiré des enseignements de Mamady Keita, dans le cas de Samajam, Louis Bellemare ne revendiquait en rien le statut d’école de percussion traditionnelle, cependant nous y reviendrons longuement plus loin.

Avant de mener l’entrevue, mon impression était que Cheikh Anta représentait l’Afrique de l’Ouest traditionnelle à Samajam. D’ailleurs, pour une Québécoise comme moi, c’est ce qu’il dégage encore aujourd’hui. Pourtant, lors de cette entrevue, j’ai été très surprise de prendre connaissance d’un parcours à la fois éloigné de la tradition musicale et empreint de modernité. Qui plus est, Cheikh Anta n’est pas originaire de la tradition du djembé, il n’est pas Mandingue mais Wolof.

Cheikh Anta a commencé à jouer du djembé à l’âge de 15 ans à l’insu de ses parents qui n’étaient pas du tout favorables à cette activité. Ils craignaient que la passion du tambour nuise à ses études. Par leur naissance, dans les liens du sang, ses parents sont des griots de l’histoire par la parole et non par la musique. L’histoire de son apprentissage du djembé est loin d’être orthodoxe. Cheikh Anta fréquentait un groupe d’amis qui se retrouvait régulièrement au sein duquel tous étaient habités par ce rêve de devenir percussionnistes dans la troupe locale de ballet. Son premier lieu de pratique a été celui des terrains de soccer où il rencontrait ses amis pour aller encourager son équipe locale. Cela se passait lors des championnats du Navetam, des compétitions qui se tiennent durant la saison des pluies. Le premier tambour qu’il a expérimenté était l’assiko54. Il habitait le même quartier que les frères Diouf qui avaient rejoint les répétitions du ballet de Dakar. Lors des tournois de soccer, les Diouf intégraient le djembé aux rythmes joués sur l’assiko. Cheikh Anta a été séduit : il voulait en être lui aussi. Habité par son désir, il joignait un groupe d’amis qui se réunissait fréquemment le soir pour apprendre les rythmes que leur enseignaient les frères Diouf. Un beau jour, les deux percussionnistes phares, les frères Diouf, ont quitté le Sénégal pour aller s’installer au Québec, laissant derrière eux des émules habités par le désir de jouer du djembé. Sans les frères Diouf pour nourrir leurs connaissances des rythmes, Cheikh Anta et ses compagnons se sont dirigés vers la source la plus accessible, les troupes de ballet. Voici ce qu’il raconte :

53 Conversation privée en 2009.

54 Voir l’annexe A - Tambour carré monté sur une tringle de bois recouverte de peau de chèvre décorée. Voir l’annexe de présentation des tambours pour une illustration.

75 N’importe qui peut aller aux répétitions, mais ça prend au moins un peu d’expérience. Moi, l’expérience venait de mes amis qui jouaient. Chaque saison des pluies, je jouais pour mon équipe de soccer. J’avais un peu d’expérience. Je venais pas avec les mains vides y a rien. Tu viens t’as quelque chose55.

Pour lui, l’expérience, il l’avait acquise auprès de ses amis qui connaissaient déjà les rythmes. Il y a différents groupes de ballet à Dakar et Cheikh Anta, fréquentait assidument les répétitions à l’insu de ses parents.

J’ai tout caché ça à mes parents. Mon école n’était pas loin de ma salle de répétition. Je prenais mes bagages pour l’école et je faisais un détour à la salle de répétition. J’ai caché ça longtemps. Le premier djembé que j’ai acheté, je ne l’amenais pas chez moi. Je le cachais chez un ami56.

Les récits de Cheikh Anta, à propos de ses apprentissages dans le cadre des ballets, nous renseignent sur la différence notable des méthodes de transmission entre l’Afrique et le Québec.

Chez nous un prof est pas là pour te dire fait un pi ou un pa ou un pou. Tu regardes, et t’écoutes57. Ya personne qui va venir t’aider. [L’accès est gratuit, mais il faut démontrer ses compétences pour être accepté. La méthode par imprégnation implique des signaux non verbaux.] Juste avec le regard, tu peux comprendre si tu fais bien, ou si tu fais pas bien. Tout le monde joue, on ne peut pas entendre quelqu’un qui parle. Si tu es à contretemps ou tu ne fais pas bien l’accompagnement, quand il tourne la tête, tu vas bien comprendre qu’il te parle présentement. Tu t’ajustes58.

Cheikh Anta a appris des rythmes au djembé provenant de la Guinée, du Mali et de la Côte d’Ivoire. Pourtant, le tambour local, celui qu’on apprend dans la rue au Sénégal dans la culture wolof, c’est le sabar59. Dans les années 1990, m’expliquait Cheikh Anta, le djembé se jouait surtout dans les ballets et rarement dans les rues. Le djembé est un instrument mandingue et n’eût été la présence des frères Diouf, « je ne jouerais pas de djembé. Les Diouf ne sont pas Mandingues non plus, mais ils jouent très bien ». Dans un milieu urbain et une grande ville comme Dakar, l’apprentissage du djembé ne se fait pas par une transmission familiale ou contextuelle, mais plutôt à travers les activités de quartier.

55 V01-PROFSAM- Cheikh Anta 05.10 Montréal 30-11-2013 par Monique Provost 56 (ibid.03.30)

57 C’est exactement les mêmes mots que me disait Vovô, un Brésilien interviewé dans le cadre de cette recherche. 58 V01-PROFSAM- Cheikh Anta 05.49 Montréal 30-11-2013 par Monique Provost

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Habitué à cette transmission orale, Cheikh Anta m’explique qu’« écrire la musique, c’est ici que j’ai vu ça [au Québec]. Je ne savais même pas que ça pouvait s’écrire. Nous, c’est le son » (ibid. 11.20). En effet, la méthode d’apprentissage ne passe pas par l’écrit, mais par l’activité, on apprend en le faisant. Le Sénégalais me décrit ainsi ses premiers apprentissages. Le soir, ils se réunissaient en bande d’amis pour « monter les rythmes » en frappant sur un arbre. « C’est plein de racines de branches qui sortent partout. Ça fait des sons différents » (ibid.11.45). Bref, son premier apprentissage, il l’a fait dans la créativité, avec ses amis du quartier, autour d’un tronc d’arbre.

On s’assoyait sur le tronc d’arbre. Y a quelqu’un qui commence quelque chose, un beat avec ses mains, on crée une chanson, on fait ça jusqu’à trois heures du matin, on crée des rythmes. Le lendemain, on s’en va dans nos salles de répétition, qu’est-ce qu’on a pratiqué la veille, on le joue sur leurs instruments. C’est comme ça qu’on montait notre pièce. À cause de ce tronc d’arbre, on a plein de tounes. On était une vingtaine de personnes, on s’est dispersé partout dans le monde (ibid. 11.49). Nous sommes loin de l’apprentissage mystique et traditionnel des nyanmakala. De plus, Cheikh Anta rappelle que les rythmes des ballets accompagnent les danseurs. Il sait que dans la tradition, ces rythmes ont tous des noms et des contextes de cérémonies, mais explique qu’il ne les a pas appris : « Avec le ballet, il faut suivre les danseurs. C’est différent. Les rythmes mandingues ont tous des noms et sont associés à des baptêmes, mariages, retour de la pêche. Moi, je suis né dans la capitale, y avait pas ça » (ibid. 14.51).

Selon la tradition, Cheikh Anta n’aurait pas dû jouer du djembé avec les ballets, puisqu’il n’est pas mandingue. Il est venu au Québec pour enseigner chez Samajam grâce à El Hajdi Diouf qui lui a tracé le chemin de l’immigration. Or au Québec, on exigeait de lui qu’il possède le minimum de connaissances ethnologiques pour chaque rythme qu’il enseignait. En effet, au Québec il existe une tradition mandingue active, celle transmise par Mamady Keita. Cette tradition dit qu’un professeur doit connaître trois choses à propos du rythme qu’il enseigne, le lieu d’origine, l’ethnie, le contexte de performance dont le moment calendaire durant lequel le rythme est joué dans la culture mandingue. Cheikh Anta a dû apprendre à enseigner « avec explication » et non en exigeant de ses étudiants la seule écoute. De plus, il a aussi appris l’importance de connaître le contexte patrimonial des rythmes qu’il joue :

En Afrique, j’ai enseigné un peu aux amis et élèves des pays étrangers : Angleterre, Espagne et d’un peu partout. Mais ici au Québec, c’est différent. Là-bas, j’enseignais à ma façon. J’ai beaucoup appris ici comment on enseigne. Louis Bellemare m’a

77 beaucoup aidé sur ça. Je montrais le rythme et je disais à chaque étudiant fais ça, fais ça. Mais avec le temps, j’ai appris qu’il fallait expliquer les choses clairement… « ce son là on le fait comme ça, etc. » […] Il faut être clair, il faut vraiment être clair ici. Tu ne peux pas donner un nom à un rythme et deux mois après tu lui donnes un autre nom. Non! Il faut que tu saches quoi enseigner.

Le jeune percussionniste sénégalais explique l’importante différence entre l’apprentissage qu’il a vécu et celui qu’il doit maintenant mettre en œuvre dans ce qui semble être une tradition québécoise en émergence60.

En Afrique, tu peux jouer un rythme un an sans savoir le nom et tu le demandes même pas. Parce que pour toi, c’est pas important, c’est le groove qui est important. Ici, il faut savoir le nom du rythme, si tu peux savoir, ça vient d’où c’est mieux, et le contexte c’est beaucoup mieux. Ici, les gens posent toutes ces questions. Tu pars un rythme, c’est quoi le nom du rythme? Tu chantes une chanson, c’est quoi cette chanson? Qu’est- ce que ça dit? Tout ça, il faut que tu le saches, avant de commencer à enseigner. C’est pourquoi maintenant, quand j’enseigne, je sais c’est quel rythme, la chanson je sais... y a un ordre ici (ibid. 18.45).

Pour mieux comprendre la position du Sénégalais face aux différences entre son apprentissage et son enseignement, je lui ai demandé : « Tu ne trouves pas ça étrange d’avoir appris des rythmes en Afrique sans savoir le nom et à quoi ils servent? Il m’a répondu que c’était la norme à Dakar.

Avant non, mais si je retourne en Afrique et que j’apprends un rythme, je vais demander. Avant non, je voulais juste jouer, et j’avais jamais voyagé, j’étais jamais sorti de chez nous. C’était pas important. Aujourd’hui oui. À Dakar les jeunes jouent des rythmes et connaissent pas le contexte. La majeure partie sont de très bons joueurs, mais si tu leurs demandes ça vient d’où, ou bien dans quel contexte on joue ce rythme, peut-être ils vont pas te répondre. Comme moi, tu joues, tu apprends le rythme avec les ballets, tu viens, tu apprends, tu joues, tu repars chez toi, pendant huit ans (ibid. 19.30).

Le témoignage de Cheikh Anta nous informe sur l’apprentissage du djembé chez les jeunes en milieu urbain au Sénégal. C’était il y a dix ou quinze ans, et il faudrait vérifier l’état de la situation aujourd’hui. Privés des enseignements traditionnels pragmatiques des rythmes du village, du sens social de la musique, en milieu urbain, les jeunes se créent leur propre sens social à eux, dans leur vie de quartier. Ils attribuent aux activités un sens renouvelé correspondant à leur quotidien. Ce qui

60 Cela étant dit, cette façon de faire n’est pas unique au Québec. Mais est-ce là un critère pour qu’une tradition soit instaurée ?

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est surprenant, c’est qu’une fois au Québec, Cheikh Anta ait été confronté au fait patrimonial de sa pratique. Sans en avoir fait la preuve, on peut supposer que les Québécois ont majoritairement adopté à des degrés divers cette attitude de sauvegarde du patrimoine propulsée par la pédagogie de Mamady Keita. Il semble que cela fasse désormais partie des exigences québécoises. C’est peut- être bien par curiosité ou afin de vérifier l’authenticité des enseignements; il faudrait investiguer pour le savoir. Quoi qu’il en soit, on peut conclure que la stratégie de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de Mamady Keita fait son œuvre.