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La relation des Afro-Américains avec les Grands Maîtres

Histoire du djembé au Québec

2.1 Congas et bongos : le contexte des musiques latines en Amérique du Nord

2.1.3 La relation des Afro-Américains avec les Grands Maîtres

Les pratiques du djembé aux États-Unis sont populaires, mais il semble que la popularité des Grands Maîtres du djembé comme Mamady Keita et Famoudou Konaté n'atteigne pas les Afro- Américains. C’est ce que Vera Flaig a constaté lors de ses recherches doctorales aux États-Unis, alors qu’elle assistait aux ateliers donnés par Keita et Konaté.

The absence of support from the African American community is something that both Konate and Keita find confusing and disturbing Between 2006 and 2008 I attended six intensive workshops (of four to ten days in length) and three drum camps led by Kei'ta and/or Konate. Of the hundreds of students I met only twelve were African American. While there have been more than a few Guinean drummers, such as Ladji Camara and M'Bemba Bangoura to name two of the more significant ones, who have come to teach in America, reciprocity between Guinea and the United States was never established in the same way as it was with Senegal and the Gambia. Outside of the legacies of Camara and Bangoura in New York, the American drum and dance scene has been dominated by a legacy of Senegalese artists for the past thirty years. (Flaig 2010 : 241)

L’étude de cette problématique amène Vera Flaig à formuler l’hypothèse que ce manque d’intérêt de la part des Afro-Américains avait un fondement politique. Selon son raisonnement, la tangente socialiste de la République de Guinée a constitué une entrave au développement des relations entre la Guinée et la culture naissante des Afro-Américains dès les années 1960 (ibid : 234). Sékou Touré faisait régner un régime de terreur en Guinée. Il commettait des exactions et faisait assassiner même ses ministres, dont Fodeba Keita, le ministre de la Culture qui avait fondé en France les Ballets africains. Plus tard, le climat de tension en Guinée Conakry et certains événements qui ont démontré le non-respect des droits humains en 2009 ont aussi constitué un frein, selon la chercheure. Elle ajoute même, en conclusion de son analyse, avoir constaté un certain rejet des origines du djembé par plusieurs de ses informateurs aux États-Unis :

Were it not for Guinean artists such as Camara and Bangoura, who settled in the United States, and Konate and Kei'ta, who are willing to travel the world as ambassadors of Guinean culture, most Americans would not even consider Guinea as the birthplace of djembe music and dance. (ibid. :301)

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D’ailleurs, les propos recueillis par Vera Flaig auprès de Mamady Keita lors des différents stages de djembé aux États-Unis constituent des arguments convaincants de son analyse.

During a workshop I attended in Chicago in October of 2004, Keita made a statement which has stayed with me ever since. He said that, "I spent fifteen years cleaning up the djembe drumming in Belgium and Germany. Now it is time to do the same in America." What is interesting is that for Keita cleaning up the drumming scene means teaching proper technique and standardizing the rhythms and solos so that there is only one definitive version being taught and played. (Flaig 2010 : 230)

Par ailleurs, un de mes informateurs Yaya Diallo, qui vit et enseigne le djembé aux États-Unis depuis les années 1980, confirme qu’il y a manque d’intérêt pour les techniques et répertoires véhiculés par les membres des Ballets nationaux de Guinée en contexte étatsunien. Et le Malien propose une autre interprétation de cette situation. Pour lui, il s’agit d’une question de créativité, d’inventivité et il conteste vivement la rigidité des enseignements des percussionnistes formés, selon lui, à reproduire à l’identique une tradition donnée « c’est trop répétitif, ils enseignent tous la même chose ». Son interprétation du manque d’engouement pour les pratiques du djembé de la tradition Ballet aux États-Unis, lui vient des commentaires entendus de la bouche de ses propres étudiants de djembé. Selon Yaya Diallo, c’est que la rigueur promue par Mamady Keita, et par ces percussionnistes qui ont reçu la formation au sein des ballets africains, n’a pas été bien accueillie. Il dira que lorsqu’on a suivi une formation avec un de ces maîtres, qui proviennent de la Guinée, on n’a plus rien de nouveau à apprendre. Voici ce qu’il dit des jeunes djembefolas formés dans la tradition ballet qu’il a rencontré aux États-Unis :

Une fois que tu es entré dans le ballet, la musique est finie pour toi, tu n’es plus musicien. On t’entraine et tu deviens un technicien du tambour ou du balafon. Je les appelle les exécutants bêtes. Un musicien n’est pas là pour dire « je suis le meilleur ». Tu joues au service, pour rendre service aux gens. Cette dimension manque. Tu joues et y'a une certaine retenue. Tu prends un de ces gars, tu essaies de les intégrer dans un groupe de jazz, ils ne pourront pas. On a vu des preuves ici, de grandes vedettes américaines pleurent avec eux. Ils ont été entrainés à jouer le même rythme, le même background. Ils ne peuvent pas s’adapter à toi84.

Selon Yaya Diallo, cette qualité cultivée par Mamady Keita et les Grands Maîtres, celle de pouvoir se conformer aux pratiques normatives exigées dans la tradition du ballet, devient un handicap pour

103 les jeunes africains qui arrivent remplis du rêve américain. Ils ne se doutent pas que pour survive de leur art, la rigueur avec laquelle ils ont été formés n’est pas une panacée. Ils devront s’imprégner de la culture locale. Le pays du jazz, c’est le pays de la communication musicale.

C’est pour ça que le marché de la musique africaine en Amérique du Nord est tellement petit, là. Ils crèvent de faim parce qu’ils ne peuvent pas s’intégrer à un autre style. S’intégrer ne veut pas dire que tu vas oublier ta racine. Quand tu es musicien, tu peux créer des rythmes. Les jeunes qui arrivent, ils font des grands roulements, ils ont appris des solos tout fait. Ils ont pas le sens de l’improvisation, ils essaient de mettre ces roulements dans ta musique. Si ça marche pas, ils sont fâchés. Ils seront toujours des suiveux, jamais chef d’orchestre ou leader. Parce qu’ils ne peuvent pas créer (idid.).

Selon mon point de vue, l’interprétation de Yaya Diallo traduit l’imposante tendance de la culture américaine à l’appropriation et au métissage des cultures. Cette culture du mélange reflète le mode de vie aux États-Unis. Depuis le début de mon exposé sur l’intégration des percussions frappées à la main dans ce pays, il est peu question de sauvegarde du patrimoine ou d’authenticité des pratiques, mais beaucoup plus d’appropriation et de création de nouveaux styles musicaux. C’est ce que Yaya Diallo reconnait comme une qualité : la perméabilité du musicien et sa capacité à se mélanger et à s’adapter. Cette expression musicale est le reflet de la culture du pays, celui du

melting-pot issu des politiques d’immigration et d’intégration des immigrants aux États-Unis.

La popularité du djembé s’est répandue auprès des Blancs nord-américains dans les années 1990, parce que les classes populaires américaines ont investi le jeu du tambour d’autres sens et d’autres formes. La pratique du djembé la plus populaire est celle des drums circles, ou « percussions participatives », promues par Mickey Hart et Arthur Hull. La culture afro-américaine, même si elle s’est développée en premier par le jeu du tambour d’Olatunji et du style de danse de Dunham et Primus, cette culture est aussi appropriée par les Blancs américains qui recréent et interprètent, à leurs façons, les pratiques de leur environnement. Comme mentionné en introduction dans mon cadre théorique, les cultures ne sont pas des isolats. La composante démographique et le mode de vie particulier aux États-Unis forgent cette aptitude aux mélanges, qui semble une valeur plus imposante que celle de la sauvegarde des patrimoines.

Ces quelques arguments sont le début d’une réflexion sur le sujet du djembé mandingue aux États- Unis, mais cette réflexion nécessiterait des recherches appropriées sur le terrain. J’ai présenté une

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historiographie et quelques problématiques liées aux pratiques du djembé aux États-Unis pour deux raisons. La première, dans le but de préparer la présentation des liens historiques avec les pratiques du tambour du Québec, mais aussi pour camper l’histoire du djembé au Québec en Amérique du Nord et pour démontrer la singularité du Québec malgré le fait qu’il soit un pays voisin de la toute- puissance culturelle étatsunienne. Je fais le postulat qu’il n’y a pas d’universalité nord-américaine. Le jeu du djembé aux États-Unis est une problématique entière et complexe spécifique de son histoire et de son contexte, tout comme l’est l’histoire du djembé au Québec.

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