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Le djembé : description, histoire, culture et sauvegarde

1.4 Le modèle culturel de la « tradition ballet » en Afrique de l’Ouest 1 L’institution des troupes de ballet en République de Guinée

1.4.4 Le paradoxe des Grands Maîtres du djembé

Auparavant, dans plusieurs sociétés d’Afrique de l’Ouest, l’idée de faire le métier de percussionniste, de faire le commerce des pratiques du djembé, était perçue comme une déchéance sociale61. C’est dans la foulée du processus de mondialisation du djembé que cela a changé. Avec la renommée internationale des Grands Maîtres, les percussionnistes, ceux qui réussissent à se créer une renommée internationale, sont bien considérés dans la société. L’augmentation du tourisme local musical (les stages de djembé) et la perspective de faire sa vie hors du pays, à l’exemple des Grands Maîtres, ont fait de la musique un levier économique d’une part, et un nouvel objectif pour la jeunesse d’autre part. Zanetti a constaté en 2005 une concentration de batteurs de djembé dans les centres urbains qui semble résulter de ce phénomène. Il constate une sorte d’exil des jeunes vers les centres urbains.

Dans une ville comme Bobo-Doulasso, par exemple, important centre de tourisme du Burkina Faso, les djembfolaw, qui n’étaient encore qu’une dizaine à la fin des années 1980, se comptent aujourd’hui par centaines. En Casamance, au sud du Sénégal, les percussionnistes qui ne sont pas d’origine mandingue, influencés par la demande européenne et américaine, abandonnent de plus en plus leurs propres tambours [comme le sabar pour le djembé à l’exemple de Cheikh Anta] au détriment des traditions rythmiques autochtones (Zanetti 2005 : 99).

61 Yaya Diallo témoigne que dans le village de son enfance, les percussionnistes qui échangeaient des prestations contre contribution étaient mal perçus. « Le griot peut être artiste, mais l’artiste ne peut devenir griot. Les chanteurs qui deviennent artistes ne sont pas acceptés par la société sauf s’ils font de l’argent. Mais ils ne deviennent pas griots. Ce sont des parasites. Un gros bonhomme tu t’assoies tu ne veux pas travailler. Moi je travaille, toi tu vas quémander pour que je te donne. Chez moi il y a pas de griot. Un griot peut devenir percussionniste, mais c’est mal vu. Le griot qui joue du djembé c’est pas bon. » V 13 Yaya Diallo 41.45 Louisville 01-08-2012 par Monique Provost

79 Il semble que l’apprentissage des rythmes en milieu urbain, favorisant la mise en tourisme du patrimoine ou l’artisalisation incite à des pratiques qui sont affranchies du milieu traditionnel.

Paradoxalement, les Grands Maîtres qui ont déployé une stratégie de sauvegarde du patrimoine culturel mandingue à l’international constataient, il y a une quinzaine d’années, une forme de désengagement des jeunes Africains. On constate ce phénomène dans un ensemble de témoignages recueillis par Vincent Zanetti auprès des Grands Maîtres lors de la première biennale de percussion à Conakry en 1999 (Zanetti 1999). En effet, ces percussionnistes de renommée mondiale se désolent de ne pas avoir d’élèves malinkés.

Voici les mots du réputé percussionniste Famoudou Konaté62 qui explique cette problématique : Nous sommes très contents qu’à l’étranger on développe la musique africaine, surtout au djembé. Mais ceux qui font la musique autrement, pour moi, c’est du business. Il y a un grand problème en Afrique. Nous, les Africains, on n’apprend pas l’un à l’autre. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu’on dit que tous les Africains savent jouer les rythmes. Non, tu connais seulement ce que tu connais. Mais nous en Afrique, on n’enseigne pas, on n’a pas d’élèves. Par exemple, Fadouba63 est un des vieux grands batteurs, mais il n’a pas d’élèves africains dans son village en Hamanah. Moi, je vis cinq mois en Afrique, cinq mois en Europe, j’ai des élèves européens partout, comme Mamady, mais je n’ai pas d’élèves africains en Guinée. Alors, cela me touche beaucoup. Je voudrais que nous, les Africains, on fasse aussi quelque chose, qu’on prenne exemple sur les autres. C’est à cause de ce défaut-là que la musique est mélangée en Afrique, et surtout en Guinée. (ibid : p.5)

Ce que Famoudou explique ici, c’est le succès de la stratégie de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel en dehors de l’Afrique. Les Grands Maîtres trouvent chez les non-Africains une réceptivité. Leurs enseignements ont même créé une communauté d’affinité comme le propose Vera Flaig (2010) dans sa thèse sur le djembé, une communauté qui, par son intérêt, constitue un lieu de transmission pour les Grands Maîtres. Peut-être n’avaient-ils pas prévu que les jeunes

62 Famodou Konaté est né en 1940, non loin du village de Sangbarala, dans la région de Kouroussa dans le Hamana en Haute-Guinée. En 1959, il intègre les ballets africains de la République de Guinée, un des trois ballets nationaux, dont il devint le chef soliste durant 26 ans. En 1986, après la mort de Sékou Touré, il parcourt le monde comme le fait Mamady Keita pour donner des stages de percussions et des concerts. http ://www.famoudoukonate.com 63 Fadouba Oularé est né en 1936 dans le Sankaran, à Koumandi Barnatou, dans la sous-préfecture de Bendou Cérékor,

à 40 km de Faranah. En 1959, il est choisi pour être le chef des batteurs des Ballets africains de Guinée. En 1961, il intègre le Ballet de l’Armée en tant que premier batteur. En 1964, il contribue à la création des ballets Djoliba, dans lequel il recrute Mamady Keita. En 1965, Famoudou Konaté le remplace au sein des Ballets africains. http ://www.africultures.com/php/?nav=personne&no=18989

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membres de leur propre société se détourneraient du fondement patrimonial de la pratique du tambour.

D’après ce témoignage, il me semble que si l’apprentissage par imprégnation au village relevait autrefois des événements pragmatiques qui s’y rattachaient, ceux des nyanmakalas, la modernité, elle, tend à propager l’ignorance des traditions. Historiquement, les gestes percussifs transmis étaient fonctionnels, et les sens sociaux et historiques étaient des connaissances intégrées à la pratique du tambour contributrice de l’organisation du social. Dans ce contexte de vie traditionnelle, l’usage du tambour n’était pas une pratique séparée, celle de l’art pour l’art, comme cela semble être le cas dans les milieux urbains au sein des troupes de ballet. D’après le témoignage de Cheikh Anta, les apprentissages du tambour sont non seulement vidés de la fonction d’organisation du social et de la tradition mandingue, mais aussi de la connaissance même qu’elles existent ou qu’elles aient déjà existé.

C’est ici que l’acte de patrimonialisation serait nécessaire. Or, un patrimoine, pour qu’il existe, il doit répondre à un besoin social et à une volonté de sauvegarder la culture, le patrimoine culturel immatériel. Puisque le patrimoine du djembé n’est pas uniquement composé du son, des techniques de production de ce son et des répertoires rythmiques, les connaissances ethnologiques pourraient aussi être intégrées à l’apprentissage, comme le fait Mamady Keita d’ailleurs. Aux impératifs du spectacle pensé pour s’exhiber que nous décrit Cheikh Anta, l’ajout d’un transfert de connaissances et d’une éthique de sauvegarde du patrimoine contribuerait certainement à la pérennisation de la culture mandingue. La stricte réplique du sonore privilégie le spectaculaire, et dans ce sillon, l’apprentissage des rythmes est restreint aux seules exécutions kinesthésiques, aux pratiques musicales sportives vidées de leurs sens sociaux et de leurs contenus historiques. De plus, dans la tradition du ballet, l’aspect spectacle valorise le développement de qualités de soliste, dont une des principales est la rapidité. Cette évolution, le renouvellement des pratiques portées par les jeunes, serait-elle incompatible avec la sauvegarde du patrimoine culturel?

On ne peut ignorer le fait que les jeunes apprentis font face aux processus de la mondialisation (urbanisation, technologie et économie touristique) et qu’ils ont d’autres préoccupations que la tradition. Comme partout dans le monde, les jeunes ont plutôt besoin d’inventer pour exister à leur

81 façon. Une attitude qui se veut un processus d’adaptation à ce nouveau contexte social déstabilisant qu’est la mondialisation économique. Mamady Keita est un modèle de réussite économique et les jeunes africains se permettent de caresser ce rêve à l’exemple des Grands Maîtres. Jouer du djembé de façon virtuose ou créer des rythmes modernes est une voie vers l’émancipation financière pour les jeunes et dans ces conditions, il sera difficile de les inciter à penser patrimoine, à moins que le patrimoine devienne aussi un moyen financier et de réussite sociale. Comme l’expliquent ces propos de Mamady Keita recueillis par Vincent Zanetti, les Grands Maîtres sont confrontés à une rupture importante des traditions et sont à la recherche de nouveaux « modes » de transmission.

Nous, nous savons ce que c’est que la percussion traditionnelle à travers le pays. Chaque culture a sa tradition. Par rapport au risque que représente une école, ce qui est sûr et certain si on ne la fait pas, c’est que cette tradition va partir. Les grands maîtres ne seront pas éternels. Si on ne forme pas les jeunes maintenant, ça ne va pas. J’ai dit aux responsables de la culture : « Je me moque de ce que le gouvernement me paie ou ne me paie pas, ce n’est pas le problème. Il faut simplement me dire à quel moment je dois me libérer pour venir ici former les formateurs, donner des cours aux professeurs. » Parce qu’en Afrique, il y a des bons jembefolaw, mais ils ne savent pas enseigner. Ils ne peuvent pas t’expliquer ce qu’ils jouent. (Zanetti 1999 : 11)

En somme, les Grands Maîtres du djembé sont confrontés au paradoxe des effets sur la culture traditionnelle de leur réussite. D’un côté, le monde entier connait désormais la culture mandingue, et de l’autre les jeunes de leur région, en Afrique de l’Ouest, rêvent de succès financiers, de spectacles, mais peu de patrimoine.

1.5 Conclusion

Le djembé par son succès international, ses qualités musicales et sa capacité à créer la richesse est devenu un produit d’économie de marché répondant aux exigences de la société occidentale, nous dit Zanetti (2005). Les pratiques modernes du djembé nous montrent un processus typique du XXIe siècle, la mise en place d’une dynamique de massification d’un produit culturel, non pas à partir des Majors ou des grandes entreprises, ils s’inscrivent plutôt dans le continuum des processus de décolonisation qui s'amorcent avec les tournées mondiales des Ballets africains dans les années 1950. Une version spectacularisée des pratiques du tambour a alors été promue, souvent comprise par le public comme l’authentique tradition musicale et dansée des pays de l’Afrique de l’Ouest. On comprend que cette massification réponde à la demande du goût pour la culture

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africaine des non Africains, et ce, non seulement les Occidentaux, puisque l’Asie aussi s’est prise d’affection pour le djembé. La relation de type industriel avec la culture fait d’une pratique traditionnelle vouée à l’organisation sociale, un objet de consommation. Dans une société qui adopte un mode de vie axé sur la consommation, la culture n’est pas tradition, mais production. (Dumont dans Cantin 2000).

Le paradigme économique de la culture est un nouveau facteur qui fait pression sur le système traditionnel africain. Après la colonisation et la scolarisation françaises, l’instauration de la tradition des ballets favorise la pratique spectacularisée aux dépens des pratiques culturelles, fonctionnelles et pragmatiques du tambour. Avant l’intrusion des touristes et des échanges transnationaux des cultures, on pouvait suivre l’adaptation progressive historique des traditions qui se modernisaient. En effet, un système traditionnel culturel fonctionne selon des modalités opérationnelles internes de pérennisation du patrimoine. Il ne se reproduit pas à l’identique et comporte des mécanismes d’absorption des éléments exogènes. Dans le cas du djembé africain en Afrique même, l’exogène, c’est le consommateur occidental et récemment oriental, qui introduit, par sa demande d’acquisition, son goût pour l’exotisme un nouveau système de valeur économique. C’est ainsi que tranquillement, la société de tradition devient société de production culturelle, avec ce que cela signifie comme pression sur les savoir-faire.

On ne peut nier l’importance de l’influence du succès des Grands Maîtres dans cet engrenage qui résulte d’une première patrimonialisation engendrée sous le règne de Sékou Touré. C’est de là que la « tradition ballet » est née. La différence entre la mondialisation des Grands Maîtres et celle que poursuivent les jeunes, c’est que les Grands Maîtres ont eu le temps de connaître la tradition avant de s’expatrier et de générer leur succès économique. C’est pour contrer la première rupture avec la tradition causée par la colonisation, et dont l’étude de Barry (2002) sur la scolarisation des jeunes filles en Guinée est une démonstration, que Sékou Touré a créé une « tradition ballet ». Il a fait connaître au monde entier la culture mandingue, inscrivant la Guinée — et les autres pays d’Afrique de l’Ouest — dans un processus de mondialisation. En revanche, lorsque les Grands Maîtres sont devenus des porteurs mobiles du patrimoine, ils ont été absorbés par les processus de mondialisation des cultures en pleine expansion, créant au sein même de l’Afrique un autre mécanisme de rupture des traditions, celui du commerce de la culture africaine.

83 Cette rupture reflète bien le XXIe siècle, alors que les jeunes, en communication avec le monde, surtout par le tourisme culturel et les technologies de l'information, perçoivent dans la pratique du djembé l’espoir d’une vie économique meilleure. La rupture, dans le cas du djembé, c’est que chaque percussionniste et chaque fabricant de djembés envisagent le potentiel de ce nouveau type de vie « professionnelle » dans un esprit individualiste. Couper de sa pragmatique fonctionnelle sociale, le savoir traditionnel tend à instaurer le jeu du djembé en électron libre, une ressource économique vidée de sa fonction traditionnelle, celle d’être structurante pour la société. Dans ce monde nouveau, les horons (non-musiciens) peuvent très bien jouer la musique qui les intéresse.

Alors, comment interpréter ces actes politiques de Sékou Touré? Un bon ou un mauvais coup? Le problème majeur, selon mon analyse, au-delà des transformations inéluctables des structures d’organisations sociales modernes, ce n’est pas la tradition ballet, mais plutôt la méthode de transmission de cette tradition spectacle qui favorise l'ignorance de la valeur patrimoniale. Ce qui inquiète, c’est que la tradition orale structurante, qui servait à transmettre le patrimoine culturel, ne semble pas avoir trouvé de moyen de pérennisation, de nouveaux processus de transmission, de véhicule dans la « tradition ballet », comme en témoigne Cheikh Anta. Selon les témoignages des Grands Maîtres, les savoirs historiques et même les contextes pragmatiques ou culturels du répertoire traditionnel, sont méconnus des jeunes en Guinée. Les djembéfolas sénégalais formés dans les rangs des ballets sont des batteurs virtuoses, mais connaissent-ils seulement le nom des rythmes et l’usage traditionnel du répertoire qu’ils apprennent? Je ne sais pas s’il en va de même pour les enseignements dans la Guinée de Mamady Keita. Un voyage en Afrique s’imposerait pour répondre à cette question. Cependant, ce voyage n’a pas été nécessaire pour constater de loin le paradoxe que cause ce qu’on pourrait bien nommer la « djembéification » du monde, dans le même esprit qu’on conçoit la « cocalisation » ou la « macdonalisation ».

Dans ce chapitre, qui présente le djembé dans sa dimension historique et les processus de changement de sa culture mandingue, j’ai constaté un paradoxe généré par la démarche de Mamady Keita. Il est un féroce défenseur de la tradition mandingue et a développé une initiative de sauvegarde du patrimoine, qui connait un franc succès à l’étranger. Pourtant, selon Zanetti (2005), le maître obtient peu d’intérêt chez lui auprès de la relève.

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L’initiative de Mamady Keita est à l’origine de centaines de réseaux d’affinité solidaires depuis les années 1990. Il a ouvert une école dans chaque grande ville de chaque continent, et sa méthode et sa conscience patrimoniale sont bien implantées au Québec. Mais le djembé est arrivé au Québec dans les années 1970, et nous verrons dans le prochain chapitre que malgré la globalisation, qui impressionne et tend à mobiliser l’attention, il existe une histoire et une culture locale du djembé mandingue au Québec.

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Chapitre 2