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La démarche de terrain

2.1. Méthodologie du travail de terrain

2.1.3. Phase d’observation et d’entretiens

Cette deuxième phase de la méthode est la plus importante de l’enquête. Elle regroupe l’observation et les entretiens en profondeur et semi directifs.

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L’Organisation Non Gouvernementale Sur Maule est une organisation de la société civile à but non lucratif dont le siège social se situe à Talca. Elle a été créée en 2005 par une équipe

pluridisciplinaire qui pilote de nombreuses recherches en sciences sociales et soutient l’intervention communautaire. Les principaux sujets traités par l’ONG sont la démocratie et le renforcement de la société civile. Ils ont appuyé les mouvements citoyens de Talca qui ont émergés suite à la

(1) L’observation

Le travail d’observation est ciblé sur une unité de lieu précise : le campement d’urgence El Molino au sein du village de Dichato, un an après la catastrophe. Cette phase s’est rapidement entremêlée à l’étape d’imprégnation, au cours de laquelle nous oscillons entre le rôle de « pur observateur »112, excluant, dans la mesure du possible, l’interaction sociale avec les enquêtés, en conservant un certain anonymat sur le terrain, et le rôle d’ « étranger familier », consentant des conversations et des interactions informelles avec les enquêtés.

Pendant quatre semaines réparties sur trois mois, notre présence journalière au sein du campement de Dichato a été continue : nous arrivions au campement tôt le matin et nous rentrions à la nuit tombée. Après quelques jours d’adaptation mutuelle (phase d’imprégnation), nous nous sentions plus à l’aise sur le terrain ; entre deux rendez-vous avec les habitants, nous restions sur place pour poursuivre nos observations, prendre quelques photos. D’autres fois, nous restions un long moment assis en observant, dans une posture d’attente afin de ne pas attirer l’attention négativement, ou en écrivant et dessinant sur un cahier. Pendant ces moments, nous avons entrepris de nombreuses conversations informelles, sans dictaphone, avec des habitants du campement.

L’observation menée dans le campement El Molino de Dichato, nous a fourni des éléments concrets concernant l’ambiance du quotidien des habitants du campement : la fréquentation des espaces communs, autrement dit les présences et les absences des habitants dans ces périmètres, les usages des espaces et les activités qui s’y déroulent. À la suite de l’observation, nous avons construit des représentations à travers les écrits consignés dans le cahier de terrain, des dessins et des clichés réalisés sur place. Nous avons prêté une attention toute particulière aux comportements dans l’espace et à l’organisation spatiale, qui sont autant de façons de gérer l’espace sensible, les stratégies d’évitement ou d’attachement à des environnements sensibles113.

Dans le cas de Talca, où notre but n’était pas la quotidienneté des espaces comme à Dichato, mais plutôt la dynamique des mouvements citoyens, nous voulions initialement recourir à l’observation participante au cours des réunions publiques organisées par ces mouvements, ou au cours de leurs réunions internes, si tant est que nous ayons eu

112 Daniel Céfaï, Op. cit., p. 346.

113 Voir Grégoire Chelkoff et Jean-Paul Thibaud, Les mises en vue de l’espace public : les formes sensibles de l’espace public, Recherche Plan Urbain, Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’Environnement Urbain, CNRS URA 1268, École d’Architecture de Grenoble, 2006 (1992).

l’autorisation d’y assister. Cette méthodologie d’enquête n’a pas été possible, du fait de la baisse du nombre de réunions un an après la catastrophe, mais aussi de leur manque d’intérêt à participer à un suivi au quotidien. En effet, la plupart des membres de ces rassemblements populaires devaient souvent gérer, à cette époque, une situation personnelle difficile, après une longue année de lutte acharnée, aux dépens de leur vie personnelle, tout en subissant des conditions de vie précaire. D’un autre côté, la frustration et la fatigue générées par une série d’essais non concluants de négociations avec les autorités, visant à faire valoir leurs demandes, ainsi que leur implication sans faille au fonctionnement des mouvements, tâche qui, pour la plupart des participants et des dirigeants, était jusqu’alors inconnue et qu’il a fallu, au fur et mesure de l’action, apprendre à maîtriser. Peut-être qu’une phase antérieure de familiarisation durable avec certains des acteurs du mouvement citoyen, nous aurait permis de gagner leur confiance et de parvenir à ce but méthodologique, mais leur temps disponible, à partager entre Dichato et Talca, s’est trouvé trop juste pour œuvrer dans ce sens. Ainsi, l’observation à Talca nous a seulement aidée à nous imprégner de l’état de la ville, et notamment de ses problématiques de logement.

(2) Entretiens en profondeur et semi directifs

Les entretiens ont été réalisés selon les dispositions du recueil de récits. Les récits des habitants décrivent non seulement leurs perceptions et leurs représentations intimes de leur environnement, mais aussi leurs interactions avec les différents espaces publics politiques. Les entretiens visent à faire s’exprimer les enquêtés sur notre objet d’étude : l’espace public. Nous aborderons trois moments : la catastrophe, l’urgence et la reconstruction. Nous considérons ces trois états auxquels l’espace public se voit confronté lors d’un évènement de caractère destructeur, puisque l’analyse des phénomènes ne peut être aboutie en les considérants l’un sans les autres ; ces trois phases sont toutes trois liées sans être nécessairement enchainées les unes après les autres. Ces récits constituent un outil de lecture de la réalité et d’appréhension de la contribution des habitants dans la production de l’espace.

Nous avons demandé aux personnes interviewées de nous parler des modalités de leur organisation ou de leur implication vis-à-vis du processus de rétablissement des conditions normales de leur vie privée et sociale, afin de voir ceux qui contribuent au processus de reconstruction, et de quelle manière. Ensuite, nous les avons interrogées sur leurs expériences à l’égard des espaces publics politiques et des espaces publics physiques, leur participation à des initiatives citoyennes et la façon dont sont perçus et vécus les

espaces publics urbains avant et après la catastrophe. Les entretiens ont conduit à l’évocation des détails du mode de vie sociale des habitants après la catastrophe, le déroulement des faits rendant ainsi compte des expériences vécues. Même si nous ne cherchions pas explicitement à faire parler de la catastrophe, l’allusion à celle-ci s’est inévitablement présentée à chaque entretien. Le respect de l’interlocuteur-témoin, en tant qu’enquêteur, et l’importance accordée à chaque expérience relatée, nous ont ouvert un entendement plus approfondi de la signification qu’acquiert l’espace public pour les habitants subissant une vulnérabilité.

Un des indicateurs qualitatifs du type de contribution de l’habitant est révélé par la manière dont l’espace public est abordé dans les deux cas d’étude. Aborder l’espace public de participation nous permet aussi d’éclaircir les compétences et les connaissances qui y sont mobilisées. Quand nous explorons le « qui contribue(nt) ? », nous visons à considérer la diversité des compétences mobilisées dans le quotidien du campement El Molino de Dichato et dans l’organisation des habitants de Talca. Nous voulons mieux saisir les réponses aux questions « qu’évoquent-ils ? » et « quel est l’espace représenté ?» dans les discours (notamment dans le cas de Talca) et dans l’usage de l’espace public (dans le cas du campement El Molino de Dichato). Savoir si l’espace public a été traité comme un objet politique, fonctionnel et/ou sensible. La question du « comment » est la plus riche et la plus développée des questions de la grille d’entretien élaborée pour le campement d’urgence de Dichato. Elle nous ouvre la connaissance du quotidien de l’habiter : les cheminements empruntés, les appropriations de l’espace, l’organisation des objets et des spatialités et la façon dont la nostalgie du passé et la force des évènements dans les mémoires sont des facteurs de compétence des habitants vers une contribution à la production ordinaire de l’espace public après une catastrophe. Le mode de contribution dessine les compétences mobilisées comme les motivations de chacun des acteurs à participer à la production de l’espace public. Le débat ou le récit traitant de l’espace change en fonction de l’individu qui le conduit. Nous questionnerons également la lutte des forces et des intérêts inhérente aux processus de reconstruction d’espaces urbains.

Nous avons réalisé des entretiens en profondeur avec des habitants du campement El Molino de Dichato, pour mieux appréhender l’expérience d’habiter dans les conditions du campement d’urgence depuis un an. À Dichato, un mauvais état psychologique, imputable aux nombreuses dépressions, aux peurs et au découragement des individus, était prégnant dans les discours des habitants. L’utilisation médiatique de cette tragédie humaine par la presse, et la façon d’en rendre compte, avait provoqué en nous une pudeur et une prise de distance involontaire vis-à-vis des récits tragiques et trop intimes. Une fois sur le

terrain, et notamment au moment des entretiens, l’accès aux histoires personnelles, parfois assez intimes, était incontournable et s’est avéré essentiel pour la compréhension des actions individuelles et collectives sur leurs espaces.

À l’origine, nous souhaitions recourir à la méthode des parcours commentés pour appréhender Dichato. Mais l’ambiance psychologique et la relation conflictuelle des habitants avec leur environnement ont bouleversé cette approche : inviter les habitants à parcourir le campement pour raconter leur quotidien et leurs usages des lieux a été difficile à mettre en œuvre, et nous avons dû abandonner cette idée. L’invitation à sortir pour se promener a été refusée dans la quasi-totalité des entretiens menés. Le manque d’intérêt pour les espaces extérieurs nous ont amené vers des entretiens où l’imaginaire, la mémoire du passé et les suppositions concernant les espaces publics de Dichato sont plus présents que ses caractéristiques matérielles. Par ailleurs, les difficultés de mobilité des personnes âgées ont également réduit à néant tout projet de parcours commenté, tout comme le manque de disposition à parcourir le campement, motivé par le refus des habitants à sortir et à se promener dans le camp qui, de leur point de vue, n’avait aucun intérêt. Les habitants interviewés insistaient d’ailleurs pour nous faire entrer chez eux afin d’y réaliser l’entretien. Plusieurs d’entre eux voulaient partager le récit intime de la tragédie qu’ils avaient vécue ou de leur vie avant le 27 février 2010. Pourtant, les ressentis de la vie au campement étaient régulièrement mentionnés dans les entretiens réalisés à l’intérieur des logements. La douleur causée par la catastrophe et le découragement face au manque d’évolution des conditions après un an, nous obligeaient à adopter une position d’enquêteur plus passive, tout en étant à l’écoute, quitte à abandonner parfois certaines thématiques trop rationnelles de la grille d’entretien qui s’avéraient déconnectées du ton de l’entretien concerné. L’impact et le poids de leur histoire comme de leur situation actuelle ont suscité une immense humilité et beaucoup d’attachement pour chacun des récits.

Certains entretiens étaient très délicats à mener face à l’émotion qu’ils provoquaient, tandis que d’autres, beaucoup plus rationnels, l’étaient beaucoup moins. La solitude de chacun et les sentiments de peur et d’impuissance face au temps et à la force qui leur semblent nécessaires pour sortir de cette précarité, touchent davantage les personnes âgées, qui ont été les plus sensibles au moment des entretiens.

À Talca, nous nous sommes rapprochée des habitants actifs au sein des mouvements des citoyens, mais aussi des institutions et organisations qui appuient l’action de ces mouvements. Nous les avons interrogés sur leurs compétences et sur leurs opinions à propos de la participation citoyenne, sur les problématiques traitées et sur l’apport des

experts et des profanes à l’intérieur des mouvements. Les personnes interviewées nourrissent un rapport avec les mouvements citoyens qui relève d’une contrepartie aux modalités de mise en œuvre de la reconstruction par le Gouvernement. Les entretiens à Talca ont ainsi porté sur les dysfonctionnements des espaces publics de la ville, sur la participation et le rôle des citoyens, et sur la formation, les objectifs, la situation actuelle et la projection des organisations des habitants. La ville de Talca n’a été analysée qu’à travers les représentations des organisations de la société civile. L’idée de la recherche était de comprendre la représentation de l’espace public des habitants mobilisés pour une cause commune.

Des informations sur ces mouvements ont été aussi recueillies à Santiago, à l’Université du Chili et auprès des ONG de la région et du pays qui ont œuvré avec et sur ces mouvements. Les entretiens avec les participants du mouvement citoyen n’ont pas été faciles à planifier, et ont souvent été excusés du fait du manque de temps pour se réunir, leur agenda étant exclusivement consacré à la gestion et aux démarches concrètes du mouvement.

La totalité des entretiens, à Talca comme à Dichato, ont été conduits de manière spontanée, de façon à conserver le plus de flexibilité possible afin de laisser l’enquêté perturber les thématiques de la grille d’entretien pour aborder ce qu’il estime intéressant. Notre sujet d’étude ne permet pas la rigidité puisqu’il vise à recueillir les perceptions que les habitants veulent communiquer, toutefois il était important de maintenir un cadre pour satisfaire les intérêts de la recherche en cours. Nous avons donc guidé tous les entretiens en essayant de nous défaire des théories relatives à l’espace public, pour les considérer uniquement au moment de l’analyse des entretiens. L’observation du terrain, tout comme le développement des entretiens, ont été initiés de manière objective, presque naïve, dans l’objectif de nous projeter dans un espace public dont le contenu nous était inconnu. Ces prémisses ont généré une grille d’entretien très souple, sans chercher à profiler les sujets à traiter. En revanche, nous avons privilégié et encouragé l’occurrence des récits de vie. Notre guide s’est ainsi résumé à quelques questions stratégiques qui intervenaient pendant le déroulement des récits, afin de tenter de connecter certains témoignages avec certaines thématiques ciblées, telles que la politique de reconstruction, l’organisation quotidienne des habitants victimes et les relations avec les espaces urbains, tant actuels que passés. Nous avons également interrogé les habitants sur leurs usages et leurs pratiques au sein des espaces publics physiques. Préserver un juste équilibre entre l’octroi d’une liberté suffisante à l’enquêté pour arriver à avoir un entretien en profondeur tout en maintenant l’enquête dans une certaine direction n’a pas été simple.

Dans tous les entretiens les habitants ont manifesté leurs critiques concernant les choix et les actions des autorités et du Gouvernement face à la catastrophe. Certains individus ont clairement exprimé leur culpabilité dans cette tragédie, pointant des raisons tant d’ordre humain que mystique. Notre impartialité était de mise, et nous devions rester attentifs, car ces considérations ont nourri les opinions et les espaces publics. Ainsi, les interprétations des habitants s’inscrivent en tant qu’explication partielle de la tragédie.

Le corpus d’entretiens a été analysé par tronçons, en repérant les thématiques en rapport avec l’espace public -tant physiques que politiques- récurrentes.

Deux ans après la réalisation de nos premiers entretiens, nous sommes retournée sur le terrain pour considérer l’état et les éventuelles évolutions des espaces publics analysés. Du fait du caractère heureusement passager d’une situation post-catastrophe, les conditions dans lesquelles nous avions mis en œuvre nos différents travaux de terrain avaient changé. Nous ne voulions pas initier une étude comparative dans le temps, mais plutôt approfondir nos conclusions avec le regard distancié offert par une deuxième visite dans un autre cadre temporel. Ainsi, il s’agissait davantage d’un travail d’observation et d’information de l’état actuel des villes.

À Dichato, nous avons pu revoir les habitants avec lesquels nous avions mené des entretiens deux ans avant. Cette visite au campement a duré une semaine, au moment où il était en plein démantèlement. En effet, plusieurs victimes interviewées dans leur logement d’urgence vivaient déjà hors du campement. Seulement une partie des logements d’urgence étaient donc démontés, leurs anciens habitants s’étant vu remettre les clés de leur nouveau logement définitif. Les quelques entretiens réalisés au cours de cette visite nous ont permis de comprendre rétrospectivement l’évolution des espaces publics en fonction de l’état actuel de la situation post-catastrophe.

À Talca, nous avons établi une synthèse des évolutions que nous avons constatées, dans les initiatives, le contenu des requêtes ou dans les formes d’organisation des mouvements de victimes, plus de trois ans après la catastrophe et deux ans après notre première analyse.

DEUXIÈME PARTIE