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L’espace public politique face à l’urgence et la reconstruction

7.1. Les pratiques et les initiatives des habitants du campement El Molino

Les habitants du campement El Molino ressentent la nécessité de s’organiser pour s’entraider face aux problèmes propres à la vie quotidienne dans un habitat précaire et soumis à de multiples contraintes. Ils constatent qu’après la catastrophe, la vie collective est devenue plus intense : les habitants ont commencé à s’organiser pour diverses raisons et divers objectifs, et au départ, pour affronter les difficultés. La vie dans les premiers campements spontanés, installés dans les collines environnantes, a nécessité la création d’une structure organisatrice pour la gestion de l’économie des ressources, comme la

distribution de soupes populaires et la répartition des aides humanitaires. En outre, l’organisation permettant le recueil des demandes internes et des informations externes au campement, pour leur diffusion à la population. L’improvisation propre aux premières semaines de fonctionnement de l’organisation, ainsi que la force émotive des évènements vécus confère une importance aux espaces de regroupement et de confiance que ces organisations ont eu la capacité de produire. Les habitants étaient alors dans une situation de vulnérabilité matérielle et morale profonde.

Dans le plan d’actions mis en place par l’Etat pour faire face à l’urgence, la création d’espaces de rencontre entre victimes et de partage des expériences n’a pas été traitée alors que la situation exigeait. L’initiative de production de ces espaces de rencontre revient aux habitants et aux aides humanitaires, à travers des actions ponctuelles.

Une observation participante réalisée par une psychologue doctorante du pôle de Santé Publique de l’Université de Cuba sur un groupe de femmes de Dichato ayant œuvré après la catastrophe au sein du Corps Militaire du Travail (CMT), nous apporte un regard intéressant sur cette situation. Claudia Jofré a en effet remarqué l’importance qu’avait, pour ces femmes, le fait de former un groupe, de partager des expériences et des tâches, et finalement de se maintenir occupées par la pratique d’une activité. Claudia Jofré encourage l’organisation des femmes en offrant un moment favorable à la rencontre et au dialogue tous les matins, avant le démarrage du travail du CMT. Une organisation sous forme de groupe est apparue comme la manière la plus efficace pour éviter le chômage qui les attendait une fois l’action du CMT au sein du village achevée.

« Les derniers ateliers se sont transformés en formation aux démarches entrepreneuriales, parce que c’était prioritaire pour les femmes, bien plus que d’aborder simplement leurs symptômes psychologiques… on les évoquait… mais très vite on se focalisait sur l’origine de leur malaise qui était leur boulot. […] Il s’agissait de les orienter, mais aussi de leur dire ʺc’est possibleʺ, de les encourager, parce que leurs perspectives d’avenir se résumaient toutes par le même commentaire : ʺouh, difficile !ʺ » (Claudia Jofré).

Depuis cette expérience, Claudia Jofré est convaincue que ces femmes considèrent le regroupement d’individus comme une ressource indéniable pour l’action. Elle raconte qu’un an après l’expérience, ces femmes réclament encore : « quand réitère-t-on cette expérience ? ».

Les initiatives des organisations et des professionnels extérieurs au village ont soulevé un problème majeur, celui du manque de globalité et de continuité de leurs interventions envers chacune des victimes. Un exemple, très souvent cité par les habitants : les thérapies psychologiques assurées au sein du campement. Ces thérapies étaient menées par des étudiants universitaires et des institutions, au domicile des habitants, mais sans continuité dans le traitement. Une assistante sociale du Programme de Reconstruction du Gouvernement assignée au campement, analyse la situation pendant l’entretien réalisée : « On rencontre souvent des habitants sujets à la dépression. De nombreux psychologues ont été envoyés pour les soutenir, mais ces derniers se sont plaints du fait qu’ils aient dû expliquer leurs difficultés à une multitude d’interlocuteurs, à chaque fois différents, sans qu’ils bénéficient d’un réel soutien sur le long terme, voire d’un traitement pour les plus touchés par la dépression, puisqu’ils ne pouvaient pas identifier de médecin référent. Les habitants n’ont ainsi jamais pu obtenir la garantie d’une intervention permanente, quelque chose qui atteste d’un suivi durable sur leur cas, ne serait-ce qu’un prochain rendez-vous pour poursuivre la démarche ».

Pour s’organiser, la communauté a parfois élu ses dirigeants pour la représenter, tandis que d’autres se sont auto-désignés pour prendre la tête de groupes de riverains des premiers campements improvisés dans les collines. Au moment du transfert des habitants vers les campements d’urgence officiels, on leur a demandé de se réorganiser en fonction de ce nouveau territoire. Dans le campement El Molino, chaque secteur dispose d’une « administration », élue par les habitants et dotée d’une sede social. Cette administration, dotée d’une personnalité juridique, est composée d’un président, d’un vice-président, d’un secrétaire et d’un trésorier. Les membres de l’administration, ainsi que les habitants « administrés », assurent la recherche et la gestion de ressources pour les mettre à disposition des habitants du campement. L’espace disponible ou sede est une construction précaire en bois, formée d’une seule pièce, sans toilette ni eau. La plupart des dirigeants du campement El Molino de Dichato n’avaient jamais assumé cette fonction avant la catastrophe. Ils racontent qu’ils n’ont pas manifesté un grand intérêt pour devenir dirigeant, et qu’ils ont le plus souvent été encouragés à se présenter sans réelle conviction à l’origine.

Les premiers mois, les habitants et les administrations ont reçu de nombreuses visites de la part d’organismes, tant publics que privés, mais aussi de la part de particuliers. Ces visites étaient motivées par des intentions variées : aide humanitaire, soutien psychologique, entretiens pour recueillir les requêtes des habitants et pour diffuser l’information vis-à-vis de la situation d’urgence et de reconstruction. Cette situation a d’abord suscité l’espoir parmi les victimes, qui se sentaient prises en considération et donc,

d’une certaine manière, protégées. Ce faisant, le manque de coordination et de continuité a généré de la confusion, de la lassitude et du désenchantement. Au moment des entretiens, une année après la catastrophe, l'ambiance était plutôt maussade, du fait du manque de clarté de l'information et de continuité dans les initiatives de soutien. L’administration canalise toutes les informations et les demandes des autorités et des habitants. Ainsi, à certains moments les diverses administrations du campement El Molino n’arrivaient plus à faire face à toutes les exigences pour lesquelles elles étaient sollicitées. De même, il ne faut pas oublier que les personnes qui composent ces administrations sont aussi des victimes qui doivent assumer d’autres responsabilités, notamment les demandes de leurs proches.

Pour se faire entendre à l’intérieur du processus de reconstruction officiel et obtenir l’appui d’autres habitants et d’organismes, les porte-paroles des administrations se sont associés à des mouvements de victimes d’autres villes du pays. À Dichato s’est créé un mouvement local, le Mouvement Citoyen Asamblea de Dichato, qui s’est ensuite aggloméré au mouvement citoyen national nommé « Mouvement National pour une Reconstruction Juste » (MNRJ). Les habitants de Dichato défendent leurs propres intérêts, notamment afin de maintenir leur zone d’habitat originelle face aux intérêts des immobiliers. Dans la ville, nous pouvons lire sur les murs des maisons détruites et sur des panneaux des protestations : « Dichato n’est pas à vendre ! ».

Image 25- Des ruines à Dichato. Sur le mur est écrit « NE PAS EXPROPIER Dichato n’est pas à vendre » Source photo : Karen Andersen, mars 2011.

Le sede de chaque secteur du campement El Molino est à la disposition de ses habitants riverains, mais est géré par l’administration. Les activités mobilisées par les habitants suscitent des moments d’échange primordiaux au bien-être de l’individu et du

groupe. Les réunions des habitants au sein du campement sont plutôt l’occasion d’informer, de communiquer et de débattre sur les divers aspects de la vie au sein du campement et également sur les modalités de la reconstruction de la ville et des logements. Les réunions sont animées par l’administration de chaque secteur et prennent place dans l’enceinte de la sede ou dans la cour centrale du secteur.

Le moral des habitants après la catastrophe, la taille des logements et les conditions matérielles et de services du campement sont des facteurs qui influent sur d’autres types d’activités développées par les habitants comme, par exemple, celles destinées aux enfants. Les parents se soucient de la façon dont est occupé le temps libre des enfants. De petites bibliothèques et ludothèques, installées par l’UNICEF318, sont le lieu de séances de lecture, d’ateliers de création, etc. Dans les espaces publics du campement et grâce à des donations privées, sont construits des terrains de jeux. Pour les adultes, les activités répondent au besoin d’occuper leurs journées tout en se formant à un métier et sortir du chômage, tout en faisant naître des moments de socialisation et de récréation. Lors des entretiens auprès des habitants, différents ateliers de création étaient programmés : un atelier de chocolaterie et un atelier de coiffure. Un groupe de femmes avait par ailleurs construit une serre dans le but de cultiver et de vendre des fleurs et des légumes. En général, les organisateurs et les participants de ces projets sont des femmes. Les hommes suivent plutôt des formations aux métiers associés à la construction au sein desquels les femmes sont aussi présentes. Autres thèmes qui mobilisent les habitants : la propreté et la salubrité des espaces publics du campement. Pour maintenir un campement sain, sûr et hygiénique, les habitants ont besoin de ressources financières et humaines. Ils sollicitent parfois les services publics afin d’obtenir des fonds ou un appui technique.

Dans divers moments, des organismes externes au campement ont appuyé et facilité la réalisation des initiatives. Dans certains cas, un organisme, une entreprise ou une institution « mécènes » ont contacté les habitants pour apporter l’aide financière à un projet spécifique à réaliser que les habitants mettent en place et gèrent sur le long terme. On dénombre quelques expériences où ces tentatives de partenariats ont échoué, souvent à cause du manque de pertinence d’une idée externe, en inadéquation avec la réalité vécue dans le campement. Parfois, l’échec était dû à des problèmes de coordination entre les habitants et les mécènes pour mettre en œuvre un plan d’actions. Dans d’autres cas, le projet vient des habitants, qui se mobilisent pour trouver les organismes externes, qu’il

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Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (United Nations of International Children's Emergency Fund) est une agence de l’Organisation des Nations Unies (ONU).

s’agisse d’entreprises particulières ou d’organisations de la société civile, afin qu’elles acceptent d’apporter du financement.

Dans le campement El Molino, une institution catholique, Hogar de Cristo, réalise un travail sur le long terme à destination des habitants. Cette institution a établi un centre communautaire à l’intérieur du campement, dans lequel travaillent de manière permanente deux femmes, dont l’une est habitante du campement. Elles travaillent sur deux programmes319, l’un à l’intention des enfants et l'autre pour les personnes âgées du campement. Dans cette institution travaillent également deux « gestionnaires territoriaux », sous l’égide du Plan National de Reconstruction. Dans les trois campements de Dichato, un sociologue et une assistante sociale œuvrent sous ce rôle dans le campement El Molino, même s’ils sont en charge des trois campements de Dichato 320.

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Mme Pilar, une ancienne habitante du campement, qui au moment des entretiens, en février 2013 habitait un des appartements de la résidence Bahía Azul, nous raconte son ingérence, au sein d’un groupe de 13 personnes, dans le projet de réaménagement du boulevard Daniel Vera à Dichato. Aucune participation des habitants n’était prévue dans le projet initial, mais ces individus ont insisté auprès des autorités afin d’installer 12 mosaïques, réparties tout au long du boulevard. Ce projet de mosaïques a été imaginé et construit spécialement pour ce groupe d’habitants. Chaque mosaïque illustre un élément identitaire de Dichato, comme l’ancien train, la grotte de la Vierge, les mouettes, les poissons, le tsunami, la reconstruction... Les habitants ont récolté et réutilisé des fragments de céramique retrouvés dans les décombres des maisons et des restaurants de Dichato. Le projet vise à préserver et à faire vivre l’histoire de Dichato, même si quelques-unes de ces références n’existent plus depuis la catastrophe.

319 Le programme communautaire « La Campana » pour les enfants des zones touchées par le tremblement de terre et le programme P.A.D.A.M. d’accompagnement à domicile pour les personnes âgées.

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Les Gestionnaires Territoriaux sont issus d’un Programme du Ministère de l’Urbanisme et du Logement (MINVU) et travaillent avec l’institution Hogar de Cristo. Ils sont missionnés dans chaque campement du pays pour proposer un soutien psychologique et social aux habitants réfugiés. Dans la pratique, ils mettent en relation les habitants avec les professionnels et les organisations susceptibles d’appuyer leurs initiatives individuelles. Ensuite, ils proposent ces initiatives, qui peuvent être de vrais projets, au MINVU. S’ils sont sélectionnés, ils seront financés par le « Fondo de Solidaridad e Inversión Social » (FOSIS), le MINVU et l’Union Européenne. Le programme des gestionnaires territoriaux ne bénéficiant pas de financement pour intervenir dans les campements, leurs actions consistent à soutenir les habitants dans la gestion de ressources externes dans le cadre de leurs initiatives.

Pour Mme Pilar, Dichato est en train de se reconstruire une identité particulière, notamment sous l’impulsion de micro-interventions menées par les commerçants : « Beaucoup de locaux commerciaux affichent des photos et dessins du village ; les commerçants ont renommé leur local avec des noms hérités de l’histoire de Dichato. Par exemple un local commercial s’appelle le « tiltica » en honneur à cette famille de commerçantes. Tiltica est un nombre d’oiseau, et tous les membres de cette famille ont comme surnoms de noms d’oiseaux. Donc, lorsque quelqu’un les interroge sur ces dénominations, les commerçants leur racontent l’histoire qui y est associée (…) Moi-même, j’ai exposé des photos des alentours dans mon local et tous mes clients me demandent où sont situés les paysages de ces photos ».

7.1.1. Les négociations et les manifestations publiques des habitants victimes de Dichato

Un autre paramètre qui détermine un espace public est sa relation avec les structures de pouvoir. La lutte et la négociation sont les deux manières dont disposent les habitants pour faire valoir leurs requêtes sociales et influer sur le processus de reconstruction. La résolution des problèmes quotidiens de la vie au campement passe d’abord par un dialogue avec les services de l’administration publique compétents. Lorsque ce dialogue ne mène à rien, les habitants s’adressent aux autorités hiérarchiquement plus puissantes. Les manifestations pour exiger la résolution de problèmes sont l’ultime recours utilisé par les habitants lorsqu’ils constatent une absence de prise en considération de leurs requêtes, l’impossibilité d’un dialogue ou lorsque le résultat des négociations avec les autorités n’est pas satisfaisant à leurs yeux. La communication entre le Gouvernement Régional et les habitants a d’abord eu des difficultés à s’établir, du fait du manque de représentation officielle dans les premiers campements spontanés dans les collines, avant d’être déplacés vers les campements d’urgence. Sans prendre en compte les administrations par secteurs des campements d’urgence, le Gouvernement Régional a créé une « commission coordinatrice », composée de dirigeants des juntas de vecinos des quartiers de Dichato avant la catastrophe, commission qui serait leur interlocuteur en représentant la population. Ces juntas de vecinos ont une mauvaise connaissance des enjeux particuliers des campements car la majeure partie des habitants ne vivent plus à proximité, et sont parfois même très éloignés. Cette méconnaissance est une problématique fréquemment ressentie par les habitants. Avec le temps, les administrations des secteurs du campement d’urgence se sont positionnées comme les interlocuteurs privilégiés des autorités, grâce à la