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L’implication de l’expérience sensible de l’espace Une lecture des espaces publics

1.4. L’espace public comme espace sensible

1.4.2. L’espace de croisement de sensibilités

Si nous lisons l’espace public physique à travers l’expérience sensible, il faut remarquer d’abord qu’il configure le contexte où les habitants d’une ville se croisent et se confrontent les uns aux autres. Il est un lieu où nous sociabilisons nos problèmes hors de la sphère intime. À partir de ces rencontres, il est possible d’être à son tour sensibilisé aux problèmes des autres. L’espace public est un espace d’exposition, ouvert à l’écoute et au regard de l’autre, à partir duquel un individu reconnaît l’autre et ses problèmes, et à partir de ces expériences peut s’en former une opinion. Bordreuil, à l’aide d’une analyse interactionnelle, propose l’idée de ce que « la publicité d’un espace ne tient pas aux lieux. Elle tient aux types de pratiques qui ont cours dans cet espace et qui entretiennent la publicité de ce lieu. […] C’est-à-dire que la publicité d’un espace n’appartient pas au lieu, et qu’elle demande à être produite, ou en général co-produite, par la manière dont on s’y comporte » 87. Nous retenons cette idée de co-production de la publicité ; la publicité des conduites sur les lieux publics peut signifier aussi une publicité d’une opinion ou d’une réalité spécifique qui participe de l’espace public politique.

L’espace public, en tant lieu d’exposition et de visibilité, peut être vécu comme un espace de contraintes, car si nous sommes exposés aux regards des autres, nous sommes aussi vulnérables aux opinions des autres et aux actions des autres. Cependant, nous n’adoptons pas continuellement une attitude défensive. Nous disposons d’une certaine liberté, ou tout du moins nous prétendons en disposer, car dans l’espace public, nous

85 Jean-Claude Milner, Pour une politique d’êtres parlants, court traité politique 2, Paris, Éditions Verdier, 2011.

86 Jean-Claude Milner, « L’acte politique, ce sont des corps parlants ». Propos recueillis par Josyane Savigneau, Le Monde, samedi 5 février 2011.

87 Samuel Bordreuil, « Espace public, urbanité et mouvements », dans Michèle Jolé (dir.), Espaces publics et cultures urbaines : actes du séminaire du CIFP de Paris, 200-2001-2002, CERTU, IUP, 2002, p.45-68, p.52.

n’avons pas le devoir ou l’exigence d’être nous-mêmes. Humberto Giannini, philosophe chilien, se réfère à la fonction « d’impersonnalisation » de la rue : « […] au milieu de ce flux humain, dans la libre circulation de la rue, je réussis dans une certaine mesure à me détacher du poids, de la responsabilité, du souci de cet être disponible « pour soi » que je suis à mon domicile, à me détacher aussi de ce personnage « en vue de soi-même » que je suis […] dans mon travail »88.

Dans cette opportunité d’anonymat, Giannini décèle une autre caractéristique de l’espace public, celle de la possibilité de se perdre, de s’abandonner : « Se détacher, se laisser aller à l’enchantement des choses, se surprendre à marcher sans but, sans lieu à atteindre, sans horaire, ouvert au hasard des rencontres que la rue met à notre disposition […] qu’elle nous révèle soudain notre condition d’humanité imprévisible dans notre relation aux autres, humanité exposée aux autres dans sa nature transitoire »89. La marche, les déplacements en vélo et la course, confèrent des expériences sensibles dans les espaces publics. Parcourir la ville, avec ou sans un but, permet de la ressentir. L’expérience sensorielle de l’espace public conforte une autre expérience sensible qui qualifie la vie.

L’expérience sensible de l’espace en tant qu’expérience sensorielle est étudiée par le laboratoire CRESSON, et le terme d’« ambiance » est issu des travaux de Jean-François Augoyard : « Les atmosphères urbaines naissent de l’entrecroisement de multiples sensations. Dans cette immédiate expérience du monde, la pluie, le vent, la nuit n’ont guère de valeur pour eux-mêmes. Ce que l’habitant en retient, c’est le pluvieux, le venteux, le “peureux”, c’est-à-dire la tonalité affective. […] Telle couleur, telle froidure, donneront le ton à tout le reste des sensations et engageront même, comme par une résonance jamais éteinte, des images culturelles, des représentations sociales, des réflexes idéologiques »90. Jean-Paul Thibaud, pour sa part, remarque le caractère trouble de l’expérience : « Mais encore, si le sensible s’éprouve, c’est avant tout de façon diffuse, en termes de tonalités affectives. D’une part, une tonalité affective colore la globalité de la situation présente en lui conférant une certaine physionomie. Cette dimension atmosphérique de l’émotion ne se subordonne ni à l’état psychique d’un sujet, ni à tel objet particulier de l’environnement. Elle est indistinctement sentiment du moi et du monde »91.

88 Humberto Giannini, La ‘réflexion’ quotidienne. Vers une archéologie de l’expérience, Aix-en- Provence, Éditions Alinéa, 1992, p.30.

89 Ibid. 90

Jean-François Augoyard, Pas à pas. Essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain, Paris, Éditions Seuil, 1979, p.111.

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Erving Goffman explore l’expérience sociale de la vie publique, et définit la vie dans les espaces publics comme le champ des interactions en face-à-face. Ainsi, il met en place une éthologie des interactions où la vie publique est assimilée à un théâtre dans lequel chaque participant joue un ou des rôle(s), adoptant des normes et des pratiques pour maintenir un « ordre social »92. Cependant, même si la métaphore théâtrale nous semble pertinente pour décrire les relations dans l’espace public, Goffman ne laisse aucune place au vécu, à cette expérience humaine retracée par Giannini, à cette sensation de liberté93. L’homme étudié par Habermas n’échappe pas aux interactions. Pour Goffman, cette sensation peut être accomplie dans un type d’échange qu’il appelle civil inattention ou inattention polie, ainsi qu’elle a été traduite en français (notamment dans la traduction française du tome 2 de La mise en scène de la vie quotidienne) où chacun des participants remarque la présence de l’autre, mais détourne l’attention pour donner l’impression qu’il ne l’a pas remarqué et que l’autre n’est pas un objet de curiosité94.

Isaac Joseph a approfondi la question des frictions dans les espaces publics à partir d’une lecture naturaliste de l’espace public, en remarquant une autre caractéristique que le dialogue et la rencontre : les frictions. Joseph va étudier des résistances qui s’inscrivent dans « le tissu même de la socialité et de la socialisation. Ainsi les résistances n’auraient pas uniquement pour modèle la lutte, mais aussi la fuite, le retrait, le silence, l’indifférence, la ruse, la composition, le détournement, et ainsi de suite, toutes formes qui n’entrent pas dans l’opposition simpliste du terrorisme et de la dissidence, ni même dans la dialectique des regards ou dans le corps à corps de la surveillance et de la docilité »95.

Dans notre culture occidentale, les canaux qui manifestent émotion ou affect, ainsi que les pratiques qui traditionnellement appartiennent à l’espace privé, vont être rejetés de la sphère publique, ce fait varie ainsi de culture en culture. La régulation du caractère public d’un espace est assurée par la société. L’expulsion des éléments perturbateurs et la définition de leur caractère public ou non sont soumises à des jugements sociaux, et non

92 « L’étude de l’ordre social fait partie de celle de l’organisation sociale. Mais il faut y prendre l’organisation au sens faible. L’intérêt porte sur les conditions et les contraintes qui pèsent sur la manière de poursuivre des buts ou d’accomplir une activité ; il porte aussi sur les modèles

d’adaptation associés à ces entreprises ; mais il se tourne peu vers le choix des buts ou vers la façon dont il est possible d’intégrer ces buts dans un unique système d’activités. […] Les règles

fondamentales sont un important procédé d’organisation, mais ne sont qu’un des composants d’une organisation. » Préface (p.12-13) Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 2. Les relations en public, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

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Humberto Giannini, La ‘réflexion’ quotidienne. Vers une archéologie de l’expérience, Aix-en- Provence, Éditions Alinéa, 1992.

94 Erving Goffman, Behavior in Public Places, New York, The Free Press, 1963. 95 Isaac Joseph, 2007, Op.cit., p.115

nécessairement à des lois ou à la surveillance policière. La détermination de l’espace est donc soumise à la communication de codes sociaux dans les interactions en public. Cependant, l’interaction sociale est en soi un contact entre deux ou plusieurs expériences sensibles qui concourent à délimiter le convenable à l’aide des codes comportementaux. Les normes de chaque canal émotionnel sont susceptibles de se modifier, de la même façon que l’identité des espaces urbains est susceptible d’évoluer en fonction de la diversité des expériences sociales des habitants. Les limites du public et du privé sont contrôlées par les mêmes habitants dans leurs pratiques quotidiennes et selon leurs intérêts.

Comme l’espace public supporte plus ou moins bien que la sensation de familiarité ou le rapport intime s’installe, il existe des mécanismes de régulation. « La convenance »96 est un trait de l’espace public qui réprime ce qui « ne convient pas ».97. Elle est conformée par une série de codes qui assurent l’équilibre entre la proximité et la distance sociales. Pour Mayol, le quartier est l’espace de coexistence, où des codes de langage et de comportement assurent cette convenance. Nous notons dans la familiarisation cette idée de voisinage de quartier, mais en ouvrant la notion traditionnelle de quartier à une notion plus relationnelle que territoriale. Nous avons analysé, dans un travail de recherche précédent98, comment la familiarisation n’est pas conditionnée à être circonscrite dans un espace physique d’usage réservé à un même groupe, sans nier l’existence de quartiers. Dans la pratique quotidienne de l’espace public, nous voyons des limites plus floues entre vie de quartier, vie publique et vie intime. Une compétence d’agencement et d’évitement dans les pratiques quotidiennes est souhaitable pour maintenir les univers familiers tout en préservant le caractère public des espaces traversés. L’espace public pour rester public doit pouvoir accueillir une pluralité et une diversité d’univers personnels, familiers du lieu ou pas. Si dans un espace public évoluent des personnes familières à ce lieu, cela ne doit pas le priver de son égalité d’accès et de son ouverture à l’étranger, à l’autre qui ne lui est pas familier.

L’analyse des aspects de l’intime qui s’expriment dans l’espace public nous rappelle aussi la dimension morale de l’espace commun, tant au niveau physique que politique. Citons Paperman et son analyse des émotions : « C’est donc le caractère ou la valeur prescriptive (et non descriptive) des émotions qu’il convient d’examiner lorsqu’on s’attache

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Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien, Tome 2 : Habiter, cuisiner, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p.25-51.

97 Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, Op. cit., p.28. 98 Karen Andersen, Op. cit.

à l’analyse de l’espace public. Elles rappellent, incarnent ou figurent une dimension morale de la réalité commune à laquelle celle-ci doit une part au moins de son caractère sensé »99.

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Patricia Paperman, « Les émotions et l’espace public », Les espaces publics, Quaderni N. 18, Automne 1992, p.93-107, [En ligne], doi : 10.3406/quad.1992.973, p.106.

Chapitre 2