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Les espaces publics physiques

6.2. Les espaces publics vécus à Dichato

6.2.2. Micro-pratiques quotidiennes dans les espaces publics du campement El Molino

(1) Les traversées

L’homogénéité des usages au sein du campement, en majorité résidentiels, et l’homogénéité esthétique des constructions, participent au manque d’intérêt et à la sédentarité des habitants, qui sortent peu des logements d’urgence pour se promener. Ils effectuent seulement des trajets pour rendre visite à quelqu'un ou pour s’affranchir des tâches ménagères : ainsi, au milieu de l’espace public, les habitants lavent leur vaisselle, leur linge, font leur toilette quotidienne. Mais les personnes âgées et handicapées éprouvent des difficultés à parcourir ces espaces publics, le gravier n’étant pas une surface stable, surtout quand ceux-ci doivent être empruntés constamment pour se rendre aux sanitaires, situés à l’extérieur des logements. De plus, la pluie, très fréquente dans cette région, rend les terrains boueux et glissants.

Les occupations qui rythment le quotidien du campement sont guidées par des équipements sanitaires, les épiceries, les jeux d’enfants et les sedes de chaque secteur. Les commerces existants sont des épiceries improvisées par les habitants, à même leur logement, afin de pallier une situation économique difficile. Les sedes sont les centres communautaires gérés par des habitants-dirigeants dans chaque secteur. Ils sont en principe accessibles à tous, à tout instant du jour ou selon des horaires précis, pour se rencontrer et partager un moment, utiliser un ordinateur ou participer à une réunion ou à un atelier. Les aires de jeux pour enfants constituent un intérêt non seulement pour les plus jeunes, mais aussi pour leurs parents, car il s’agit des seuls lieux extérieurs où il est offert aux habitants de s’asseoir sur un banc public, lorsqu’il y en a. La construction de ces jeux a été autogérée par les habitants de chaque secteur ; c’est la raison pour laquelle on n’en trouve pas dans tous les secteurs, et que chaque aire est différente. Même si les espaces publics du campement ne sont pas attractifs, le besoin de lieux de rencontre, dans lesquels il est possible de s’asseoir, est manifesté par tous les habitants. Face à la rareté des bancs publics, les habitants construisent ou improvisent des bancs, hors de leurs maisons. Pendant les nuits, les mouvements sont réduits, et le silence amplifie la puissance du vent. Par ailleurs, des interviewés nous racontent que les usages nocturnes sont très différents des activités diurnes. Ont lieu des ventes clandestines d’alcool, et les lavoirs ou les jeux des enfants se transforment en lieux de rassemblement.

(2) Le privé et l’intime s’expriment

À l’arrivée des premiers réfugiés, les logements d’urgence du campement n’avaient ni eau ni électricité. Des réservoirs d’eau à disposition des habitants étaient alors disposés dans les espaces publics du campement. Les toilettes publiques étaient chimiques, et également installées dans les espaces publics. Ensuite, les logements ont été progressivement raccordés à l’électricité, et des unités de sanitaires ont été bâties dans des containers et connectées au réseau d’eau potable. Une unité de sanitaire est prévue pour trois ménages. Chaque container comprend huit unités, chacune avec un WC, un lavabo et une douche. Il n’y a pas d’eau chaude dans les douches. Le Gouvernement a aussi installé des lavoirs publics, à l’écart des unités de sanitaires, construits en dur et munis d’un toit.

Ces équipements sanitaires et de l’entretien du quotidien étant disposés au milieu des espaces publics, et partagés entre les habitants, des gestes intimes et des tâches ménagères se répandent vers l’espace public. Ces pratiques de l’ordre du privé et de l’intime s’ouvrent à la vie publique, avec des conséquences. D’abord une partie de l’intimité du foyer s’exprime, comme les horaires de vie et les règles d’hygiène suivies par chaque ménage. En outre, cette situation crée une prédisposition à l’interaction et au partage de services comme les lavoirs, qui prennent un usage collectif. Pour permettre ces pratiques plus intimes, l’espace public paraît se fissurer, les laisser passer, afin de les rendre paradoxalement presque invisibles aux yeux des autres. En parallèle, des stratégies, propres à la coprésence dans l’espace public, se mettent en place pour protéger l’intimité des pratiques.

(3) Les enfants et le jeu

Pour les enfants, les espaces publics se perçoivent autrement que pour les adultes. D’abord, ils ont une activité journalière obligatoire en dehors du campement. L’école étant à Dichato et le lycée à Tomé, ils vivent une autre expérience, une autre quotidienneté : la plupart d’entre eux empruntent le bus pour aller à Dichato ou à Tomé, sans accompagnement des parents. Les enfants parcourent également le campement par l’intermédiaire du jeu et de l’exploration, propres à chaque tranche d’âge. Pendant la semaine et surtout les week-ends, les enfants sortent des logements et envahissent les espaces publics. Ils ont besoin et affectionnent les grandes espaces pour courir, s’amuser, se rencontrer, et les espaces publics centraux du campement sont larges. Seuls les secteurs 3, 4 et 5 accueillent, grâce à l’initiative et sous la gestion des habitants, des jeux pour les petits enfants. Au-delà de ces jeux, il n’y a pas d’autre source de divertissement dans le campement.

Pour les enfants d’El Molino, l’espace public est l’espace de rencontre avec les voisins et les camarades d’école. Les enfants se retrouvent et se confrontent à la liberté véhiculée et encouragée par le jeu dans les espaces publics ouverts. L’imagination du jeu modifie la fonction des lieux et des objets, et les espaces publics se convertissent en espaces ludiques. La terre et les pierres qui, pour les adultes, sont à l’origine de problèmes, deviennent, pour les enfants, des ressources pour jouer. La quasi-absence de voitures au sein du campement autorise les enfants à s’approprier de grands espaces, partout dans l’enceinte du campement, sans risque d’accident. La solidarité entre voisins permet à plusieurs enfants de jouer ensemble devant les maisons ou dans les aires de jeux sous le regard d’un seul adulte. Les sedes sont aussi des lieux privilégiés pour les enfants qui sont

surveillés par des adultes, qu’il s’agisse de leur mère ou de voisines de leur mère. Ils sont les usagers les plus actifs des sedes, où ils viennent s’amuser avec les jouets communautaires, emprunter des livres, utiliser l’ordinateur et obtenir du soutien pour leurs devoirs d’école.

(4) Les appropriations ponctuelles

Après un an au sein du campement d’urgence, les habitants ont commencé à s’organiser pour améliorer leurs conditions de vie. Même si les autorités ont rénové les espaces publics avec une couche de gravier et la mise en œuvre de fossés d’irrigation, ces derniers ont été construits en bordure de la route et sur toute sa longueur. Les habitants ont dû aménager eux-mêmes des passages, plus ou moins improvisés, pour éviter des accidents aux entrées charretières de certains logements. De même, après un an sans arrivée d’eau dans les logements, les habitants ont commencé à se connecter sans autorisation au réseau d’adduction d’eau.

À l’intérieur du campement, l’appropriation des espaces publics sans autorisation est une pratique commune, comme nous l’avons déjà vu. Mais cette pratique va plus loin. Ainsi, la petite taille des logements d’urgence amène leurs occupants à vouloir les agrandir. Comme les cours adjacentes aux maisons, conçues à des fins d’agrandissement, sont assez restreintes, quelques habitants ont décidé de fermer des passages ou des ruelles pour augmenter la surface de leurs maisons. La fermeture de ces voies obéit aussi au besoin d’indépendance du reste du campement. Cette pratique n’est pas autorisée et elle est loin d’être habituelle et répandue, car en général les habitants interviewés comprennent et expliquent les raisons de cette interdiction, principalement relatives à la sécurité, puisque, en cas de besoin, il faut avoir libre accès à tous les logements. Le besoin et le réflexe naturels des habitants à rechercher l’optimisation de leur nouveau « quartier » et de leur qualité de vie, amènent à l’implantation de petits aménagements vers l’espace public. Ainsi, nous observons de petites appropriations des espaces frontaux aux maisons, par l’installation de bancs, de chaises, de jardins, de terrasses… parmi d’autres, de caractéristiques et de qualité variées. Par contre, les appropriations par l’intermédiaire de cordes à linge ou le dépôt de décombres, sont considérées par les habitants comme des éléments de détérioration de l’image des espaces publics.

Image 16- Constructions et aménagements réalisés par les habitants. Source photos : Karen Andersen, 2011.

L’espace public est parfois animé par des évènements ponctuels. Durant les jours de festivités, le comité des habitants de chaque secteur organise des activités. Parfois, l’organisation de ces évènements implique la collecte de « fonds », qui visent à réunir des éléments et des ressources divers (objets, denrées…) nécessaires à la tenue des fêtes. Des festivités célébrées d’habitude en privé se sont ainsi tenues en communauté, au cœur des espaces publics, telles que la fête de Noël, la fête des mères, la fête des enfants, entre autres. De la même manière, des réunions informatives concernant la reconstruction, destinées à réunir les doléances des habitants du campement, sont organisées par les dirigeants de chaque secteur soit dans le centre communautaire du secteur, soit dans l’espace public. Les

manifestations organisées par les habitants afin de faire valoir leurs requêtes au Gouvernement du Chili, ont également occupé les espaces publics physiques, en particulier la route d’accès à Dichato. Pendant les manifestations et les protestations publiques suite aux retards des travaux de reconstruction à Dichato, et à cause des mauvaises conditions dans le campement, les habitants ont barré plusieurs fois la route et l’entrée au campement283.

L’église évangélique et l’église catholique sont les seules à célébrer des cérémonies dans le campement. Cependant, l’église évangélique est la plus présente, et sa communauté planifie des activités tous les week-ends. Les cérémonies évangéliques sont particulièrement longues, elles durent parfois toute la journée du samedi et du dimanche. Le plus souvent, ces cérémonies religieuses ont lieu dans l’espace public, et investissent même les espaces privés par l’intermédiaire des chants et des sermons transmis par des haut-parleurs. Cet usage, n’incluant qu’une part restreinte de la population et en excluant de fait l’autre part, est considéré comme une activité invasive par certains habitants.