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L’implication de l’expérience sensible de l’espace Une lecture des espaces publics

1.1. La prise en compte de l’habitant dans l’urbanisme

La compréhension de l’usager ou de l’habitant en tant qu’acteur clé de la production de la ville a été largement absente de la pensée urbaine et de ses réalisations. C’est seulement au début du XXe siècle, que sont apparues les premières critiques de l’urbanisme de modèles pour associer l’étude de l’homme réel dans la planification des villes. Patrick Geddes37, biologiste, historien et sociologue, est un de pionniers des études urbaines à intégrer l’articulation du passé et de l’avenir. Son approche évolutionniste voit la

36 Nora Semmoud, Op.cit., p.161

ville comme un espace d’évolutions de la société urbaine. Pour Geddes l’urbanisme, la science des villes ou Civics « est cette branche de la sociologie qui traite des villes – leurs origine et distribution ; leurs développement et structure ; leur fonctionnement, interne et externe, matériel et psychologique ; leur évolution, individuelle et collective. Vu à nouveau du côté pratique, celui de la science appliquée, l’urbanisme [Civics] doit se manifester, par des efforts expérimentaux, dans l’art de plus en plus concret d’améliorer la vie de la cité et d’accélérer son évolution »38. Geddes révèle la nécessité des habitants de participer aussi à la création de leur cité. Le civics est une étude réalisée à travers une sociologie concrète et descriptive39. Cette caractéristique vient d’une approche empirique et d’abord propre aux biologistes et aux approches ethnologiques de l’époque. Geddes va introduire la méthode des sociological surveys, qui correspond à une étude préalable à la conception, portant sur la complexité de la ville. Geddes appelle à la pluridisciplinarité dans la création urbaine : « C’est le moment où le géographe doit collaborer avec l’hygiéniste et tous les deux avec le sociologue du concret »40. La principale caractéristique des Surveys est leur ancrage spatial. Ce sont des études géographiques, historiques et sociales situées dans le territoire. Au-delà des surveys sur la matérialité de la ville, Geddes appelle aussi à un survey psychologique des citoyens41. Ainsi, le civics incite à l’observation du local et de sa complexité et à l’implication des citoyens et de leur histoire dans le processus de conception. Le disciple de Geddes, le sociologue et historien Lewis Mumford, sera le continuateur de cette critique au moment des réalisations progressistes. Leurs théories ont exercé une forte influence dans les études urbaines du monde anglo-saxon.

Même si Geddes est considéré comme un précurseur de l’introduction des sciences sociales dans la planification urbaine, cette critique s’est accentuée à l’avènement du mouvement de l’urbanisme moderne. La condamnation de ce courant par la sociologie, l’histoire et l’anthropologie, a été interprétée comme un signal d’alerte à l’attention des architectes et des urbanistes pour la prise en considération des retombées de leurs projets

38 Patrick Geddes, « Civics : as applied sociology », conférence prononcée devant la Société de sociologie, le 18 juillet 1904, extraite de Sociological papers, 1905, p.75-94 ; le compte rendu des débats suit ce texte (traduction de Maurice Salem). L’article figure dans Marcel Roncayolo, Thierry Paquot, (éd.), Villes & Civilisation urbaine XVIIIe– XXe siècle, Paris, Éditions Larousse, 1992, p.248. 39 Patrick Geddes, « Civics : as Concrete and Applied Sociology », Sociological Papers, Volume 2, London, Published for the Sociological Society for Macmillan and Co., Ltd, 1905, pp. 57-111, p.59- 60.

40 Patrick Geddes, Cities in Evolution, Londres, William and Norgate, 1915, p.44, dans Françoise Choay, L’Urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Paris, Éditions Seuil, 1965, p.59. 41

Patrick Geddes, « Civics : as Applied Sociology », Sociological Papers, Volume 1, London, Published for the Sociological Society for Macmillan and Co., Ltd, 1904, pp. 103-129, p.111-112.

sur la vie des personnes42.

À partir des années 1950, les sciences sociales et humaines ont commencé à considérer l’expérience des sociétés urbaines. Chombart de Lauwe est un des premiers à appliquer la méthode ethnographique à l’étude des habitants de la ville, notamment de la classe ouvrière urbaine43. Dans les années soixante, il va travailler autour de la notion d’« aspiration »44. Il pensait que l’aménagement de la ville devait prendre en compte et répondre aux besoins et aspirations des habitants.

Aux États-Unis, suite à la révolution des Urban Studies, de nouveaux auteurs clés dans l’implication de l’habitant à la réflexion sur la société urbaine et à la forme des villes, sont venus de la psychologie sociale, la psychiatrie et la psychanalyse. Ils ont critiqué les effets des formes urbaines progressistes sur les problèmes sociaux des villes. Ils dénoncent les formes des cités jardins et des villes radieuses, protestant contre l’hygiène de ces formes urbaines qui n’assurent pas l’hygiène mentale des sociétés45. Des auteurs comme Leonard J. Duhl46 et Jane Jacobs ont recentré la valeur dans la complexité propre de l’homme et de la ville47. Jacobs dans The Death and Life of Great Americain Cities, propose un retour à la ville dense et à la rue comme mode de vie publique qui encourage une sociabilité active et préviendrait les effets psychologiques pervers propres aux formes urbaines de l’urbanisme progressiste.

Jacobs, avec sa description des villes américaines, le psychiatre Leonard J. Duhl, avec son regard sur la santé psychique en milieu urbain et, plusieurs années avant, Patrick Geddes, tous ces chercheurs appellent l’implication des hommes face aux changements de leur ville et incitent à rompre l’inertie de l’habitant face aux décisions qui le touchent. Ce courant de pensée remarque le « caractère traumatisant et amoindrissant d’une planification qui met l’habitant devant le fait accompli et conduit à le traiter en véritable objet »48.

42

Daniel Pinson, Op.cit. 43

Paul-Henry Chombart de Lauwe, La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, Éditions C.N.R.S., 1956.

44 Paul-Henry Chombart de Lauwe, Pour une sociologie des aspirations. Eléments pour des perspectives nouvelles en Sciences Humaines, Paris, Éditions Médiations, 1971, (1969).

45 Le point de vue de l’hygiène mentale vise au maintien et à l'amélioration de l'équilibre psychique, individuel et collectif.

46

Leonard Duhl, (éd.), The Urban Condition, New York, Basics Books, 1963. 47

Leonard Duhl, « Health and Urban Development », American Journal of Public Health and the Nations Health, May 1964, Vol. 54, No. 5, pp. 721-728. [En ligne] doi: 10.2105/AJPH.54.5.721; Jane Jacobs, Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, 1961.

Une autre prise en considération de l’homme dans les processus de conception des villes est issue des approches phénoménologiques, qui cherchent à comprendre de quelle manière la ville est perçue par les consciences qu’y habitent. Ainsi, selon ces approches, la connaissance optimale de la ville est possible si on se positionne à la place de l’habitant. Sous cet angle, le concepteur a besoin du regard de l’habitant pour concevoir l’espace urbain. Kevin Lynch a cherché à évaluer comment cette perception de la ville s’organise, à travers l’identification des éléments typologiques qui structurent la perception de l’espace urbain : les points de repères, les voies, les limites, les quartiers et les nœuds. La combinaison de ces cinq éléments forme pour Lynch l’« imagibilité », c’est-à-dire la capacité de l’espace à marquer la perception des habitants, qui permet d’accroître sa lisibilité et offre ainsi aux hommes la faculté de se repérer dans cet espace, et finalement de se l’approprier49.

L’analyse de la perception de l’espace urbain de Lynch se réfère plutôt à la perception visuelle des éléments et des formes urbaines. Les autres sens ne sont pas sollicités dans l’expérience de l’espace. Par contre, une notion plus récente, la notion d’ambiance née dans les années 70 en architecture et en urbanisme, va comprendre le monde matériel à partir de l’analyse des autres sens et de leur rapport avec l’expérience spatiale. La notion d’ambiance est développée à partir des travaux de Jean-François Augoyard sur les cheminements quotidiens. Il nomme « climats » ou « atmosphères » ce qui va qualifier l’espace urbain pendant les cheminements des habitants.

La notion d’ambiance a le potentiel de contribuer utilement à la conception de l’espace urbain. Pascal Amphoux nous donne trois principes propres à la notion d’ambiance qui justifient ce positionnement. D’abord, « la notion d'ambiance engage un rapport sensible au monde ; même si l'on privilégie un canal sensoriel particulier (une "ambiance sonore", une "ambiance lumineuse", une "ambiance thermique", etc.), la prégnance d’une ambiance relève d'une perception sensible, entendue au double sens d'une appréhension intersensorielle et d'une "prise" sémantique sur le monde ». Ensuite, « la notion d'ambiance relève d'une approche complexe, transversale et interdisciplinaire ; son enjeu, c'est de renouer avec une prise en compte simultanée des données techniques, sociales et esthétiques (hybridation) et d'échapper, par exemple, aux dichotomies de la forme et de la fonction, du penser et de l'agir, du programme et du projet – son enjeu, c'est d'autoriser un passage entre l'analyse et la conception ». Enfin, « la notion d’ambiance suppose un fonctionnement dynamique ; même si elle paraît stable, elle n’est jamais statique : les caractères de permanence, de stabilité ou de durabilité qui la rendent identifiable

reposent en fait sur le caractère éphémère, instable ou momentané des éléments qui la composent, ou plus exactement, des mouvements qui la génèrent »50.